Merci de nous recevoir, madame la présidente, mesdames et messieurs les sénateurs. Ce moment est important, car si de nombreuses actions ont été menées ces dernières années en matière de lutte contre les violences faites aux femmes, beaucoup reste à faire. Au moment où la parole se libère, le nombre de plaintes pour violences sexuelles - agressions et viols - a augmenté de 26 %. Comment vont-elles être traitées ?
Je suis inquiète, car si les forces de gendarmerie et de police ne prennent pas sérieusement en compte les plaintes et ne conduisent pas correctement les auditions, plus par manque de temps et de formation que dans un esprit malveillant, on risque l'échec. La Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF), dont j'étais coordonnatrice nationale jusqu'à la fin de 2016, a publié à l'intention des professionnels concernés un guide d'aide à l'audition en matière de violences sexuelles et conjugales.
Une enquête réalisée à Angers dans les unités médico-judiciaires (UMJ) a montré qu'une seule audition y avait été réalisée avec ce guide. Or il est important d'interroger correctement une victime, de la laisser parler en confiance, sinon elle s'interrompra et ne donnera plus d'éléments pour l'enquête. Logiquement, le procureur classera la plainte sans suite, faute de preuve.
La formation des magistrats aux violences sexuelles et aux violences conjugales est également très importante, tant en formation initiale qu'en formation continue.
Édouard Durand et moi-même intervenons à l'École nationale de la magistrature (ENM) en formation initiale. Nous intervenons aussi en formation continue, lorsque les élèves ont choisi ce thème. Tous les outils nécessaires ont été créés par la MIPROF. Si 400 000 professionnels ont été formés, il faudrait peut-être envisager de rendre obligatoires ces formations pour tous les acteurs mentionnés par l'article 51 de la loi du 4 août 20149(*). Aujourd'hui, seuls les cursus des médecins et des sages-femmes comprennent cette formation pour tous, sans l'asseoir sur le volontariat. Actuellement, les travailleurs sociaux et les enseignants n'y sont pas tenus, ce qui ne semble pas approprié. Or la formation de tous les intervenants garantit un bon accueil des victimes.
Prenons appui sur ce qui existe pour continuer à progresser face à la situation nouvelle que nous vivons aujourd'hui. La libération de la parole à laquelle nous assistons est passionnante, mais elle exige notre vigilance. C'est pour une meilleure condamnation sociétale des agressions sexuelles et des viols que nous avons formulé, sous l'égide du Haut Conseil à l'Égalité, en octobre 2016, un avis, assorti de douze recommandations, que nous avons adressé à Laurence Rossignol, alors ministre, que je salue.
Les violences sexuelles ont été intégrées au 5ème plan gouvernemental de mobilisation et de lutte contre toutes les violences faites aux femmes, et nous souhaitons qu'elles restent une priorité.
Deux questions cependant doivent être traitées. En premier lieu, Édouard Durand et moi-même avons beaucoup travaillé sur les mots : nous ne parlons plus de consentement, mais de contrainte. Le procureur adjoint à Bobigny, avec lequel je travaille, a comparé notre point de vue sur le viol à l'image du braqueur qui utilise un pistolet pour arriver à ses fins. C'est la même chose pour le viol : si l'on ne regarde que la victime, on ne verra pas nécessairement les moyens - menace, surprise ou violence - que l'agresseur a utilisés pour la forcer.
Il est donc extrêmement important de resituer précisément la définition du viol. C'est en 1980, après le procès d'Aix-en-Provence, que le regard a complètement changé sur le viol en se portant sur l'agresseur. On a alors commencé à comprendre que la victime peut ne pas être capable de manifester son non-consentement. C'est précisément le cas de la petite fille de Seine-et-Marne ou de celle de Pontoise... On sait que cette dernière avait montré à l'agresseur son carnet scolaire sur lequel figurait son âge (11ans), lui suggérant ainsi qu'elle ne pouvait pas être d'accord. Elle pensait qu'il allait comprendre... Elle l'a suivi par peur ! Soyons vigilants pour ne pas nous concentrer exclusivement sur le consentement de la victime, mais également sur les moyens de l'agresseur.
En second lieu, il faut fixer un âge en-dessous duquel la contrainte entre un majeur et un mineur serait automatiquement constituée. Personnellement, je pense que l'âge se discute. Au Haut Conseil, nous avons choisi 13 ans et moins, car nous voulions que l'écart d'âge entre le jeune majeur et la victime soit suffisant pour que la législation soit inattaquable et que son application ne suscite aucune difficulté. Nous avons choisi un écart suffisamment important - entre 13 et 18 ans -, mais la discussion reste ouverte. Il faut en tout cas par la loi fixer un interdit suffisamment fort. Cela servira à la fois à la pénalisation et à la prévention du viol.
Par ailleurs, certains envisagent un allongement des délais de prescription. Depuis 2017, la loi fixe un délai de prescription de six ans pour un délit et de vingt ans pour un crime10(*). Pour les mineurs, ce délai ne court qu'à partir de l'âge de 18 ans car ils ne peuvent pas ester en justice avant leur majorité. Lors des débats, certains souhaitaient mettre à égalité tout le monde - vingt ans pour tous - mais les enfants ne peuvent pas porter plainte avant leurs 18 ans : il ne s'agit donc pas de leur donner une dérogation, mais d'appliquer la justice. Si l'adulte n'entend pas ou ne veut pas entendre un enfant révélant des violences sexuelles, la souffrance de l'enfant va perdurer et cela provoquera un stress post-traumatique important. Nous avons tous entendu parler de la mémoire traumatique. Cela peut prendre du temps pour retrouver le souvenir du viol.
L'agression sexuelle d'un enfant provoque des conséquences tellement graves sur son développement affectif, cognitif et physique qu'il faut maintenir l'écart de prescription entre un majeur et un mineur. La Mission de consensus sur le délai de prescription applicable aux crimes sexuels commis sur les mineur-e-s, proposée par Laurence Rossignol et co-présidée par Flavie Flament et Jacques Calmettes, proposait un délai de trente ans. Les conséquences du viol d'un mineur sont telles que le droit à l'oubli n'a pas de sens dans ce cas. La victime, elle, n'est pas dans l'oubli. Pourquoi l'agresseur ne subirait-il pas de conséquences, quand bien même s'il s'agit d'un homme devenu âgé qui a autrefois violé sa petite fille ?
Depuis 2016, l'inceste est entré dans le code pénal avec une définition précise ; il était temps ! Mais toutes les conséquences n'en ont pas été tirées. Dans le code pénal, un crime commis par une personne ayant autorité est une circonstance aggravante, mais l'inceste n'est pas plus pénalisé qu'une agression commise par un moniteur sportif. C'est aberrant ! La relation affective dans le cadre familial devrait être un socle de sécurité, et donc une circonstance aggravante en cas d'agression.
Le Haut Conseil à l'Égalité propose un accompagnement et une prise en compte des violences sexuelles par deux mesures incluses dans le 5ème plan gouvernemental de mobilisation et de lutte contre toutes les violences faites aux femmes, mais qui doivent être mieux appliquées : d'une part, l'intégralité des soins somatiques et psycho-traumatiques des victimes doit être prise en charge à 100 %, à l'instar de ce qui existe pour les victimes du terrorisme. Les victimes du « terrorisme familial » ne doivent pas être traitées différemment. Je co-anime actuellement au ministère de la Santé un groupe de travail sur cette piste, certes coûteuse, mais très importante. Au moment où vous débattez du budget, soyez vigilants !
D'autre part, préservons les preuves d'un viol, même si la victime n'a pas préalablement porté plainte. Actuellement, pour pouvoir se rendre dans une unité médico-judiciaire (UMJ), il faut porter plainte et avoir une réquisition du procureur.
En cas de viol, une femme a le réflexe d'aller voir un médecin pour savoir si elle est enceinte ou atteinte d'une maladie sexuellement transmissible. La Sécurité Sociale paie les analyses et les soins correspondants. Un simple geste supplémentaire permettrait de garder l'ADN de l'agresseur, afin de vérifier dans le fichier national qu'il n'a pas déjà été condamné. Pour la victime, c'est aussi un élément de réalité. Dans les UMJ, le fait de prélever l'ADN pour le ressortir en cas de plainte montre que vous êtes cru. Or les victimes de violences sexuelles portent rarement plainte, de peur qu'on ne les croie pas, car l'agresseur les prétendra consentantes. À Bordeaux, où est expérimenté ce dispositif, une étude sur dix ans a montré que pour les personnes qui se sont rendues aux UMJ indépendamment d'une plainte, le taux de plaintes passait de 10 à 30 %. Cela suppose d'avoir quelques moyens techniques, un lieu de recueil et un répertoire ; mais si la volonté politique existe, cela se fera !
La loi de juillet 201011(*) prévoit dans le code de l'éducation nationale des mesures de prévention sur les violences faites aux femmes par le biais de l'éducation à la sexualité et de la sensibilisation à l'égalité. Sept ans après, nous n'y sommes pas du tout. Cela se fait plus ou moins dans les établissements scolaires. Toutefois, en cas d'agression grave, il arrive que l'on nous sollicite en urgence pour intervenir... Cette prévention relève aussi d'une éducation à la sexualité qui ne soit pas uniquement « technique », mais qui évoque des relations humaines respectueuses...
Je voudrais dire un mot des viols jugés aux assises, c'est-à-dire les viols les plus graves. Dans une enquête menée en Seine-Saint-Denis sur les viols jugés aux assises, on constate que dans 33 % des cas seulement, l'ADN est mobilisé comme moyen de preuve. Cela montre que lorsque l'enquête est bien faite, les policiers bien formés, il y a mille autres façons de trouver des preuves. Ceci vaut également pour la prescription. Souvent, il n'y a pas de témoins de l'agression et, fréquemment, la victime ne se souvient de rien dès le lendemain... C'est l'enquête qui déterminera les choses, d'où l'importance de la prise en charge psycho-traumatique, d'un bon accompagnement par les UMJ ou les médecins, d'une enquête de voisinage... À mon avis, il n'y a pas plus d'éléments le lendemain que trente ans après... Souvent, il est rare que le violeur n'ait agressé qu'une seule personne, même s'il est difficile de détecter les réitérants, c'est-à-dire ceux qui recommencent mais ne se font pas arrêter. Faire des enquêtes de qualité suppose du personnel formé en nombre suffisant : là est le principal défi.