Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre accueil. Je suis président de l'association Futuribles International, que j'ai dirigée pendant quarante ans. Futuribles a été créée en 1960 par un comité international qui avait deux soucis : réhabiliter la dimension du long terme dans l'élaboration des politiques publiques ; réfléchir à l'avenir des institutions publiques, notamment parlementaires, dans le contexte de la Guerre froide.
Nous avons toujours été très attentifs à l'instauration de structures, de cellules ou de procédures de prospective au coeur non seulement de l'exécutif, mais aussi des instances parlementaires. Je me souviens toujours avec une certaine nostalgie de l'action que j'avais été amené à engager, voilà bien longtemps, au côté d'Alvin Toffler, pour introduire l'anticipatory democracy au sein du Congrès américain. Il faut reconnaître que cela a bien disparu depuis lors.
Aujourd'hui, en Europe, les instances parlementaires françaises ne se défendent pas mal. Vous en êtes l'exemple, ici, à la délégation à la prospective ; le Conseil économique, social et environnemental (CESE) fait également un travail de prospective intéressant. Dans les autres pays européens, à ma connaissance, il existe des groupes ad hoc, mais pas de structures permanentes, sauf en Finlande. Le Parlement européen, quant à lui, envisage depuis des années de créer une délégation ou une section dédiée à la prospective, mais c'est toujours à l'état de projet.
Votre structure est tout à fait originale, et, à mon sens, importante dans le fonctionnement de nos institutions politiques. Je suis donc très heureux d'être parmi vous ce matin.
La prospective est à la mode : on en parle beaucoup, ce qui ne veut pas dire que l'on en fasse beaucoup, mais c'est devenu un mot-valise, c'est-à-dire qu'il recouvre des pratiques extrêmement différentes.
Qu'entendons-nous sous ce mot ? Il renvoie à deux questions éminemment complémentaires. Que peut-il advenir ? C'est ce que l'on appelait autrefois la prospective exploratoire. Que voulons-nous et que pouvons-nous faire ? Il s'agit de ce que l'on nommait autrefois la prospective normative, et que l'on appelle maintenant la prospective stratégique.
J'aime bien illustrer cette dichotomie par une métaphore. Un chef d'État serait le commandant d'un bateau, avec deux instruments à sa disposition, la vigie et le gouvernail, dont les fonctions sont différentes, mais éminemment complémentaires. La vigie s'efforce d'anticiper dans le présent les signes annonciateurs de ce que l'on appellerait, dans notre jargon, les tendances lourdes et émergentes, voire les facteurs de discontinuité et de rupture. Autrement dit, elle permet d'identifier dans le présent les racines de futurs possibles. Par parenthèse, je vous fais remarquer que Futuribles est la contraction de « futurs possibles ».
Au-delà de ce travail de veille prospective, il faut s'interroger pour essayer de voir comment ces tendances peuvent évoluer : sous l'effet de quelles inerties, de quels changements, de quelles ruptures ou discontinuité, de quels jeux d'acteurs ?
On est dans l'exploration des futurs possibles, sans aucune prétention à prédire le futur, mais avec l'ambition de mettre en évidence des enjeux, à moyen et long termes, avant que l'incendie soit déclaré, donc avant que les décideurs se trouvent condamnés à jouer les pompiers en urgence, sans beaucoup de marges de manoeuvre pour faire des choix.
Face à ces enjeux se pose la question suivante : que voulons-nous et pouvons-nous faire ? Beaucoup de nos contemporains ont le sentiment que l'avenir leur échappe, qu'ils n'ont pas de pouvoir. Nombre d'élus, dans les collectivités locales, mais aussi au niveau national, nous disent qu'ils sont dans une situation de coup forcé et qu'ils n'ont pas le choix.
L'intérêt de la prospective exploratoire ou de la veille et de l'anticipation, c'est précisément de nous mettre en situation d'avoir le choix, d'avoir encore un certain pouvoir, à défaut d'avoir tout pouvoir, d'autres acteurs ayant des représentations du futur souhaitable différentes de la nôtre et des pouvoirs inégaux. Chacun d'entre vous doit pouvoir se dire qu'il conserve un certain pouvoir. Mais que faire de ce pouvoir ? Cela renvoie à la représentation que les acteurs se forgent d'un futur souhaitable, qui n'est pas la somme des intérêts particuliers. Il comporte donc une part de rêve, mais aussi une part d'analyse : il s'agit non pas de vivre dans l'utopie, mais de concevoir des futurs souhaitables qui soient réalisables et qui puissent être mis en débat.
Je me demande par exemple si, au sein de la délégation à la prospective ou, plus généralement, au sein du Sénat, vous débattez beaucoup des futurs souhaitables tels que les portent les différents partis politiques, si tant est, d'ailleurs, qu'eux-mêmes aient une vision claire de ce qu'ils mettent derrière le concept d'intérêt collectif ou de bien commun de la nation à moyen et long termes. Il me semble que vous discutez des moyens, des outils, de la gestion, mais relativement peu des finalités.
C'est bien d'avoir une représentation d'un futur souhaitable ; c'est bien de pouvoir en débattre ; c'est encore mieux de pouvoir le réaliser si, par chance, vous êtes élu. Cependant, aujourd'hui, on n'est plus face à un État qui pilote entièrement du sommet, car il doit tenir compte d'une société civile vigoureuse, entreprenante, innovante. On est dans des modalités de gouvernance qui sont non plus seulement top-down, mais aussi bottom-up.
Je terminerai en évoquant Futuribles. C'est d'abord une association internationale, qui, pour l'essentiel, a une activité de veille prospective mutualisée sur l'environnement stratégique des pays, des territoires, des organisations. C'est ce que l'on appelle la vigie.
Nous avons débuté de manière artisanale, puis, petit à petit, un certain nombre d'acteurs, y compris de la sphère publique, nous ont rejoints. L'exercice a donc consisté à mutualiser, sur un plan financier et intellectuel, un certain nombre de moyens pour essayer de faire un peu moins mal qu'à une époque où chacun bricolait dans son coin.
C'est d'abord un travail sur le présent pour essayer de distinguer ce qui relève de l'écume des jours, et qui va agiter les médias, de ce qui est peut-être moins sensationnel, mais qui nous apparaît comme déterminant, autrement dit les tendances lourdes ou émergentes, les faits porteurs d'avenir.
Par ailleurs, nous faisons des travaux de prospective appliquée sur des sujets d'intérêt public. Vous avez mentionné la thématique de la mobilité, monsieur le président, et nous travaillons justement sur la mobilité durable dans les villes moyennes. Il faut aussi se méfier des effets de mode. Je me pose ainsi beaucoup de questions sur le bilan écologique du véhicule électrique, qui est très en vogue actuellement.