Intervention de Mathieu Baudin

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 7 décembre 2017 : 1ère réunion
Audition conjointe de M. Hugues de Jouvenel président de futuribles international M. Mathieu Bodin directeur de l'institut des futurs souhaitables Mme Marina Rachline directrice « waves » de thecamp et M. Benoît Bailliart directeur du lab de thecamp

Mathieu Baudin, directeur de l'Institut des futurs souhaitables :

Je vous remercie beaucoup, monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, de nous recevoir dans cette grande et noble assemblée. Et un grand merci à Hugues de Jouvenel d'être ce qu'il est, parce que, si je suis là aujourd'hui, c'est grâce à lui. Je l'ai rencontré voilà vingt-deux ans et c'est lui qui m'a permis de faire mes premiers pas.

Un PowerPoint est projeté.

Je suis historien de formation, intéressé par les utopies comme moyens de transcender la réalité politique. Je me suis penché sur ce que des hommes et des femmes, depuis 10 000 ans, ont su dire avec une telle conviction qu'ils l'ont fait advenir. Puis j'ai découvert à la fin du XXe siècle la prospective, qui, pour le futur, fait un peu ce que les historiens font pour le passé, c'est-à-dire raconter une grande histoire.

L'historien et le prospectiviste peuvent changer tous deux leur histoire avec de nouveaux éléments, de nouvelles variables, mais, pour le futur, on est les propres protagonistes de notre histoire.

L'Institut des futurs souhaitables, que j'ai le grand plaisir d'avoir fondé voilà dix ans, s'intéresse à ces futurs particuliers, ces futurs qui donnent envie d'aller vers eux.

Si j'avais à résumer l'institut en tableaux, je prendrais d'abord le tableau L'École d'Athènes de Raphaël, qui reproduit la montagne Sainte-Geneviève, et regroupe sur une même toile sept siècles de philosophes. Pour ma part, cela fait vingt ans que je cherche des Magellan de la pensée. J'ai donc réuni dans cet institut cent cinquante explorateurs de la pensée de toutes les disciplines : l'océanographie, l'agriculture, la médecine, la science - j'étais avec Thomas Pesquet hier soir -, bref, des gens qui ont décidé de dépasser l'existant pour aller vers de meilleurs lendemains.

J'ai aussi en tête L'Homme de Vitruve, de Léonard de Vinci, puisque la quintessence de la Renaissance a été de révéler à l'homme le libre examen, c'est-à-dire la liberté de pouvoir choisir dans un siècle guidé par les dogmes. Quelles sont les nouvelles humanités, aujourd'hui, pour pouvoir être libre d'être artiste de son destin ?

Enfin, nous avons pris de l'expérience de la connaissance véhiculée par les conférences TED, qui ont beaucoup de succès. L'expérience de la connaissance est finalement peut-être plus importante que la connaissance elle-même. Dans votre poche, vous avez ce que Diderot et d'Alembert auraient rêvé d'avoir, autrement dit la connaissance du monde à portée de main.

Je prends la vigie et le gouvernail très au sérieux, au point de faire des explorations dans le futur à bord de ma caravelle virtuelle. Tous les six mois, nous prenons le temps de la complexité. Il n'y a pas d'autre choix que de prendre le temps quand on veut appréhender la complexité. Pour nous, c'est six mois, et, dans cette caravelle, qui est une formation d'excellence à la prospective ou, de manière plus réaliste, un voyage vers 2040, j'embarque vingt-cinq personnes très différentes les unes des autres. La moitié de notre secret, c'est de rassembler des gens qui ne se ressemblent pas. La moitié de nos compagnons viennent du CAC40, ce sont des directeurs d'innovation, de stratégie, du développement durable, voire les chefs eux-mêmes, venant de métiers différents ; deux places sont réservées pour vous, représentants du Parlement ; deux places sont pour les territoires ; il y a trois ONG, cinq entrepreneurs, dont deux entrepreneurs sociaux, puis cinq chômeurs en mutation de vie, qui font au niveau micro ce que la société est en train de faire au niveau macro : ils passent par l'angoisse, le premier pas, la promesse d'équilibre, qui est finalement la grande promesse de la métamorphose réussie de notre monde. Il faut dépasser la schizophrénie qui nous habite pour un peu plus de congruence. Les chômeurs sont donc très importants dans notre aventure. Enfin, nous avons une place pour un artiste et une pour un journaliste qui chronique l'aventure, comme le faisaient les naturalistes dans les goélettes d'antan. Nous esthétisons donc une partie de notre voyage.

Cela fait au total dix-sept voyages que nous faisons vers 2040, et nous en revenons à chaque fois les cales pleines de curiosités.

Je vais vous montrer en trois minutes ce que nous mettons six mois à faire.

Cela commence par l'« indiscipline intellectuelle », comme le disait Pierre Massé. La prospective, sous couvert de futur, fait ce que l'histoire fait, c'est-à-dire qu'elle éclaire le présent. Par exemple, il convient de se demander pourquoi on parle avec autant d'acuité du développement durable, alors que les constats sont faits depuis trente-cinq ans. C'est que nous sommes à un momentum.

Dans ce viatique du voyageur, il y a aussi les intellectuels, notamment une sémiologue, qui nous apprennent à décoloniser notre imaginaire. Nous faisons des curations de TED, qui sont autant de signaux faibles donnés à ceux qui veulent bien les lire. Puis nous apprenons à faire des pas de côté. Nous avons, par exemple, un anthropologue qui cherche des valeurs universelles négociables.

Les explorateurs, avec les prospectivistes, savent voyager en incertitude, donc nous avons des conseils à prendre auprès d'eux.

Le début du voyage, c'est aussi un temps de lucidité : il faut voir le monde tel qu'il est. Force est de constater que tous les seuils critiques dont on parlait voilà vingt ans à l'horizon 2050 se rapprochent dangereusement. Le « pas de temps » se réduit.

Qu'on le veuille ou non, la climatologie a des incidences très pratiques sur la planète : la biodiversité nous cause un grand souci actuellement, et le problème de la sécurité alimentaire va se poser quand nous devrons nourrir 10 milliards de personnes. C'est tout à fait possible, mais il faudra quand même un peu de volonté.

Enfin, nous nous payons le luxe d'alimenter une controverse sur le nucléaire. L'un de nos secrets, c'est de construire les désaccords ensemble, puisque partager les désaccords est déjà une forme d'empathie.

L'innovation doit-elle être machiniste ou sociale ? L'imprimerie a traversé le Moyen Âge pour annoncer les temps modernes ; notre époque, elle, est disruptée par la technologie, qui bouleverse profondément la gouvernance, héritée des années cinquante, et l'économie, héritée du XIXe siècle.

Dans le second temps du voyage intervient le What if ? Qu'est-ce qui se passe si les signaux faibles que l'on a détectés passent à l'échelle ? Qu'est-ce qui se passe si cette culture-là passe au pouvoir ? Qu'est-ce qui se passe si les corévolutionnaires qui sont en train de disrupter tous les champs de l'économie classique passent à l'échelle ? Qu'est-ce qui se passe si les villes en transition deviennent des pays en transition, si les pays en transition deviennent des continents en transition ? Qu'est-ce qui se passe si les minorités actives s'allient ? Qu'est-ce qui se passe si les architectures invisibles qui nous « designent » sont révélées ? Qu'est-ce qui se passe si l'on fait des élections sans candidat, comme les holacrates nous le proposent ? Qu'est-ce qui se passe si les médias sont plus porteurs de solutions que de problèmes, si les entreprises se « hackent » de l'intérieur par l'entrepreneuriat social ? Qu'est-ce qui se passe si l'on prend le temps d'écouter l'expérience de la nature en matière de résilience par rapport aux crises pour s'en inspirer, si l'on crée une économie non pas circulaire mais symbiotique ? Qu'est-ce qui se passe si les tenants d'autres futurs souhaitables ont aussi raison, si les Américains, qui veulent dépasser notre humanité à l'horizon 2029, y arrivent ? Qu'est-ce qui se passe si, dans le futur, l'emploi est questionné par les objecteurs de croissance, qui militent pour le revenu minimum de croissance ? Qu'est-ce qui se passe si, comme dans le web, on arrive à créer de la valeur en perdant une partie de la propriété, si l'on dépasse la pyramide qui nous a structurés pendant 10 000 ans pour une société plus horizontale que verticale ? On finit toujours par la même chose : l'art de vivre ensemble est peut-être le projet politique que nous appelons tous de nos voeux.

De ce cheminement, nous tirons un certain nombre de réflexions et de données que nous versons gratuitement au débat public.

Tout d'abord, nous avons construit une datavisualisation de la complexité du monde. Rien que ça ! Si vous avez quinze minutes pour comprendre votre temps, il vous est proposé un voyage initiatique en datavisualisation dans ces douze seuils critiques, qui, de toute façon, vont changer le monde ou sont déjà en train de le changer : climat, biodiversité, ressources, démocratie, etc. Ce logiciel vous permet en quinze minutes d'appréhender les problématiques, et, si vous avez plus de temps, vous pouvez bénéficier de quarante-cinq minutes de lecture d'analyses faites par nos experts.

Nous faisons également des protocoles, par exemple un protocole de « controverse d'utilité publique » : on apprend à ne pas être d'accord ensemble en public. Nous avons notamment organisé une controverse sur la place des jeunes : les jeunes peuvent-ils, mais, surtout, veulent-ils sauver le monde ? Nous l'avons organisé avec des élèves de Sciences Po et des enfants de Bondy, et nous avons constaté que les groupes étaient mixtes sur les problématiques.

Nous avons une émission de WebTV, réalisée à la Gaîté lyrique, qui s'intitule : « Au pire, ça marche ! » On prend une idée d'un ou d'une intellectuelle, dont la conclusion est dans le titre. C'est la première partie de l'émission. Dans la seconde partie, quatre-vingt-dix personnes discutent de la façon d'accélérer cette idée.

Nous organisons des championnats de « souhaitables » avec les citoyens, un peu partout dans les villes françaises. C'est un jeu de créativité sur le futur, qui dure deux heures, avec des cartes du monde de maintenant et les adjectifs présumés du monde du futur. Le but est de créer un projet politique, une organisation, une start-up. Ce que les participants pensaient être de l'imaginaire est en fait du réel, ce qui crée chez eux un choc temporel, le futur étant bien plus proche que ce qu'ils imaginaient.

Plus subtil, nous faisons des conférences uchroniques dans des théâtres. On est en 2040 le soir des représentations et on raconte ce qui s'est passé entre 2017 et 2040. Cela sert à dépasser la barrière de l'impossible. La question n'est pas de savoir si c'est possible ; c'est fait, et voilà comment le monde a changé. Nous le faisons avec un tel goût que cela donne envie d'y aller et que l'on en sort avec des velléités de vouloir le faire advenir. Se construit un grand récit d'un futur qui donne envie d'aller vers lui, avec des gens qui sont, ici et maintenant, des faiseurs. Nous avons fait une répétition à Delphes, à côté du temple d'Apollon, pendant trois jours. Nous nous sommes permis de réimprimer le nombril du monde, qui était la pierre sacrée des Grecs, que nous avons rapportée à Paris.

Pour finir, nous faisons de la propagande positive. Nous ne sommes pas prosélytes, mais nous disons à qui veut l'entendre qu'un nouveau monde est déjà là. Des designers nous ont permis d'esthétiser une partie de la complexité de nos sujets. Nous avons même mis sur pied un test pour savoir quel conspirateur positif vous êtes : êtes-vous plutôt rebelle, romantique, intellectuel, bio ou geek ? Nous l'accompagnons de kits de conspirateur positif pour hâter la métamorphose du monde.

Je vous ai apporté un exemplaire. Même s'il y a beaucoup de rebelles romantiques autour de la table, je pense que vous êtes plutôt intellectuels, comme moi, mais ce n'est pas grave, car le profil est très beau. Dans le mois qui vient, je vous propose de remplacer le mot « crise » par le mot « métamorphose » dans tout ce que vous allez dire et lire. Vous pouvez le faire dans les articles d'Alain Minc sur la crise française. On voit comment le changement d'un seul mot change substantiellement le fond du sujet. La morale de l'exercice ? Imaginez si vous changiez de regard.

Pour conclure, je dirai que la fin d'un monde n'est pas la fin du monde. Bien au contraire, c'est l'opportunité pour nous, en conscience, de renaître. « L'avenir ne se prévoit pas, il se prépare. » : nous faisons nôtre cette magnifique phrase de Maurice Blondel. C'est notre métier, à nous tous autour de la table. Il nous faut écouter le bruit de la forêt qui pousse, plutôt que de nous concentrer sur celui de l'arbre qui tombe. L'arbre qui tombe, on en parle dans tous les journaux télévisés depuis trop longtemps ; la forêt qui naît a besoin de plus de temps, mais, je vous l'assure, actuellement, elle est bruyante partout sur la planète.

Nous militons pour réenchanter l'avenir. Éric Zemmour a le droit de dire que le suicide français est notre horizon proche ; en revanche, il est malhonnête quand il dit que c'est le seul futur qui attend la France. En effet, il y a plein de futurs possibles et de futurs souhaitables, qui sont en train d'advenir.

Ne pensez pas qu'il s'agit d'un discours de Bisounours ; c'est un discours de chevalier, dont la devise serait : « Hacker vaillant rien d'impossible ! »

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