La mission que Françoise Nyssen nous a confiée, à Yannick Faure et moi-même, n'était effectivement pas la plus simple, en raison de la configuration de la vie musicale dans notre pays, mais il n'en a pas moins suscité tout notre intérêt. La politique publique de la musique est à la fois très ancienne et structurante, puisqu'elle va de l'éducation musicale des plus jeunes aux questions de culture, avec la problématique de la pratique musicale, jusqu'au rayonnement international de nos artistes, et ce, quelles que soient les esthétiques : qu'il s'agisse du classique et du baroque ou des musiques plus actuelles.
Ce dossier est également très illustratif des questions auxquelles le ministère de la culture est aujourd'hui confronté. Il intervient dans un environnement qui a profondément changé ces dernières années, que ce soit sous l'effet de l'intervention très forte des collectivités territoriales ou des mutations de l'environnement technologique. Ces évolutions questionnent notre modèle de financement de la création. Le temps est venu pour que l'État revisite la manière dont il conduit sa politique de la musique. Il n'a pas eu, depuis de nombreuses années, une parole forte dans ce domaine.
En ce qui concerne notre méthode de travail, nous avons procédé à plus de 90 auditions et sollicité de nombreuses contributions écrites pour recueillir l'avis de l'ensemble des acteurs compte tenu de la forte atomisation de la filière musicale. Nous nous sommes intéressés de près aux jeunes artistes et aux parcours musicaux. Nous nous sommes attachés à comprendre comment s'étaient élaborées les politiques publiques de la musique au fil des années et comment la question de cette maison commune, ou de ce Centre national de la musique, pouvait s'inscrire dans l'évolution de cette politique conduite par l'État.
J'en viens à nos constats. Il est vrai que le secteur de la musique est marqué par des clivages historiques avec, d'un côté, la musique dite « écrite », aussi appelée musique savante ou classique et, d'un autre côté, la musique dite populaire aujourd'hui désignée sous le nom de musiques actuelles. Ces deux univers se regardent, depuis longtemps, pour ainsi dire, en chiens de faïence. Ils reposent également sur des modèles économiques distincts ; la sphère des musiques savantes dépend principalement des financements publics, tandis que le financement des musiques populaires est assuré par le public.
La politique de la musique s'est ainsi construite, aux débuts de la cinquième République, avec Marcel Landowski, considéré comme son père fondateur et dont le « plan » structure encore notre paysage musical et se caractérise par une intervention forte de l'État en soutien des musiques dites savantes, que ce soit en matière d'enseignement musical, de formations orchestrales dans chacune des régions ou de soutien à des grandes institutions, comme les maisons d'opéra. Néanmoins, à partir des années 1980 a débuté une seconde phase marquée par l'ouverture à de nouvelles esthétiques, mais aussi à de nouveaux publics. Cette politique a été incarnée par Maurice Fleuret. Il est à l'origine d'initiatives comme la Fête de la musique ou la création de la Cité de la musique. Quoi qu'il en soit, les inquiétudes actuelles puisent leur source dans ce clivage historique.
Pourtant, le contexte a aujourd'hui profondément évolué, y compris par rapport à 2012, lorsque s'est déjà posée la question de la création d'un centre national de la musique. En cinq années, le secteur a connu une mutation radicale à tous égards.
L'industrie musicale a retrouvé le chemin de la croissance grâce aux plateformes de streaming qui posent désormais le problème du partage de la valeur entre les diffuseurs et les artistes.
Deuxième phénomène : le spectacle vivant connaît un renouveau et une vitalité inouïs. J'ai présidé pendant dix ans le conseil d'administration de la Cité de la musique, jusqu'à l'ouverture, très réussie, de la Philharmonie de Paris. Lorsque nous avons lancé ce projet avec Laurent Bayle, le discours ambiant consistait à nous opposer la « mort du concert ». Le succès phénoménal de la Philharmonie prouve bien évidemment le contraire. Chaque année, sur l'ensemble du territoire, 3 000 festivals sont organisés. De nouveaux talents émergent sans cesse. De nouveaux acteurs économiques importants sont apparus. Ils déploient des « stratégies à 360 degrés » pour capter l'ensemble de la chaîne de valeur. Leur quête de la rentabilité fait naître la crainte de programmations très homogènes sur l'ensemble des lieux qu'ils gèrent menaçant, à terme, la diversité de notre vie culturelle.
Enfin on constate une dynamique très spectaculaire de développement de la présence à l'international. Elle concerne tous les acteurs et tranche avec l'atonie constatée en 2012, les trois évolutions favorisent la convergence des problématiques des différents acteurs de la vie musicale. Il est important, à ce stade de notre politique de la musique, que l'État prenne en compte ces évolutions et adapte ses outils pour y répondre.
J'ai constaté que l'ensemble de la filière partage un certain nombre de préoccupations. La première concerne la vacuité et la fragilité de l'appareil statistique de l'État. Lorsque nous avons débuté cette mission, nous nous sommes naturellement tournés vers le département des études du ministère de la culture pour lui demander des données statistiques sur notre vie musicale. Chacun des acteurs - les sociétés d'auteurs, les syndicats ou les fédérations - produit des chiffres mais il n'existe pas d'appareil statistique objectif, transversal à l'ensemble de la filière musicale qui serait très utile à la conduite d'une politique publique. C'est à l'opposé du cinéma : le Centre national de la cinématographie et de l'image animée (CNC) dispose de toutes les données statistiques. Tous les acteurs ont par ailleurs besoin d'un accompagnement à l'international, quelles que soient les esthétiques.
À l'aune de ces constats, nous avons jugé en premier lieu important que l'État réaffirme son rôle stratégique et prescripteur. Il n'est pas le seul acteur : les collectivités territoriales jouent un rôle essentiel ; les acteurs privés et les professionnels ont également leur place. Mais seul l'État peut avoir un rôle structurant pour la politique de la musique sur des sujets aussi essentiels que l'éducation artistique, qui suppose un pilotage en partenariat avec l'Éducation nationale ou l'organisation du soutien, en particulier vis-à-vis du secteur qui dépend de la subvention publique. Il n'est donc pas question de créer une grande agence analogue au CNC dans le domaine de la musique. L'économie de la musique diffère radicalement de celle du cinéma qui a fonctionné, dès le départ, par un mécanisme de taxes affectées qui s'est enrichi au fil du temps. La vie musicale s'est, quant à elle, structurée sur une intervention directe de l'État. En outre, celui-ci demeure en situation d'arbitre sur des questions majeures qui se posent au secteur : le droit d'auteur, remis en question au niveau international, et le partage de la valeur. Ces questions se débattent, pour la plupart d'entre elles, à un niveau européen, voire mondial. J'ai ainsi souligné auprès de la ministre qu'il était important que l'État réaffirme le rôle qu'il entend avoir sur ce sujet. Ce projet de maison commune aura d'autant plus de sens qu'il s'intègre dans une ambition plus générale que l'État entend développer en faveur de la musique.
Or, cette politique n'est manifestement plus incarnée. Compte tenu de son éclatement entre deux directions, il n'y a plus de personnalité représentant l'ensemble de la musique au ministère, à l'inverse de ce qui prévaut pour le livre ou le cinéma. Il s'agit, à mes yeux, d'un élément de fragilité.
Outre l'importance de la place de l'État, il nous a semblé qu'un opérateur public - une maison commune, un centre national, tel qu'il en existe dans tous les autres domaines du ministère - s'avérait nécessaire. L'idée est de partir d'un opérateur existant qui puisse porter des missions transversales pour le compte de l'État au bénéfice de la filière, à l'instar de l'observation économique. Le législateur a confié au CNV cette mission qui ne s'est pas encore déployée. Ce centre national pourrait également assumer la fonction de centre de ressources, en offrant notamment un portail informatif à destination du grand public et des professionnels, ainsi que la fonction de soutien au secteur, que, du reste, le CNV apporte déjà, grâce à la taxe parafiscale qu'il gère. Ce nouvel opérateur public pourrait également assurer l'accompagnement des artistes à l'international.
Pour atteindre ces objectifs, deux conditions me paraissent devoir être impérativement remplies.
La première a trait à la gouvernance de cette maison commune. Aujourd'hui, le CNV est en réalité cogéré par un syndicat professionnel, le Prodiss, qui représente les principales entreprises du spectacle, ainsi qu'un syndicat de salariés, la CGT-Spectacle. La nécessité de revisiter une telle gouvernance fait aujourd'hui l'unanimité. La maison commune - laquelle est, par définition, vouée à accueillir tous les acteurs de la filière - doit concilier l'exigence d'efficacité de fonctionnement et de représentativité. Le fonctionnement de certains établissements peut être une source d'inspiration. Le CNC doté d'un petit conseil d'administration rassemblant des personnalités qualifiées et des représentants de l'État qui y jouent un rôle pivot, est reconnu par les professionnels comme représentant l'ensemble de la filière ; ces derniers participent à ses instances, qu'il s'agisse des commissions thématiques ou d'attribution des aides publiques. La nouvelle maison de la musique pourrait ainsi disposer d'un conseil d'administration plutôt ramassé, qui statuerait sur les actes essentiels de la vie de l'établissement, comme le budget, les comptes ou encore les grandes lignes directrices et d'un conseil d'orientation, à l'instar de celui du CNV. Il pourrait comprendre également des commissions sectorielles rassemblant les professionnels. On pourrait également s'inspirer du Conseil national du livre qui dispose d'un conseil d'administration plus large que celui du CNC, avec un plus grand nombre de professionnels. Le droit administratif offre suffisamment de souplesse pour trouver des solutions. Une fois encore, la création d'une maison commune n'est valable qu'à la condition que chaque acteur de la filière y trouve sa place et que cette nouvelle structure ne soit pas l'apanage de quelques-uns.
La seconde condition renvoie à la question des financements. Notre approche se veut à la fois plus modeste et pragmatique que celle qui avait été avancée en 2012 et dont le schéma consistait alors à dériver des ressources du secteur du cinéma au bénéfice de la musique, compte tenu du dynamisme que connaissaient les taxes affectées au cinéma à cette époque. Une telle initiative s'est heurtée à la mobilisation des milieux du cinéma, provoquant l'abandon du projet. Certes, cette proposition n'était pas en soi illégitime, mais l'histoire s'est écrite différemment et il nous faut en tenir compte.
Nous proposons que le futur établissement touche une subvention de fonctionnement du ministère. Puisque la création de la maison commune a été la première annonce publique faite par Françoise Nyssen après sa nomination, lors de son déplacement au Marché international du disque et de l'édition musicale (MIDEM), il ne serait pas anormal que l'État accroisse ses financements. Lorsque le CNV est devenu un établissement public sous tutelle de l'État en 2002, celui-ci s'était engagé à couvrir, par ses subventions, son fonctionnement. Face au dynamisme de la taxe parafiscale, l'État a rapidement considéré qu'elle suffirait à financer le fonctionnement de l'établissement et à ne plus honorer sa promesse de contribution. La création de cette maison commune peut fournir l'occasion de rassembler plusieurs petites structures qui interviennent dans le secteur. Il serait logique que les subventions de l'État qu'elles perçoivent aujourd'hui bénéficient demain au nouvel établissement.
Celui-ci continuerait par ailleurs à percevoir le produit de la taxe parafiscale, qui rapporte aujourd'hui quelque 30 millions d'euros par an. Elle a connu un certain dynamisme ces dernières années, notamment du fait de l'essor du spectacle vivant. Nous ne proposons cependant pas, par pragmatisme, d'en élargir l'assiette. Il nous semble préférable de lancer cette maison de la musique, de lui laisser prendre son envol et de voir, au fil du temps, comment les choses pourront évoluer.
Nous proposons également de confier à ce nouvel établissement la gestion des deux crédits d'impôt que gère actuellement le ministère à l'appui de ce secteur : le crédit d'impôt à l'édition phonographique et celui au bénéfice du spectacle vivant. Un établissement, s'inscrivant à la suite du CNV, qui gère déjà une taxe parafiscale, sera mieux armé que les directions d'administration centrale pour gérer des crédits d'impôt. Il est urgent que ces dernières se recentrent sur les visions stratégiques, le pilotage et l'évaluation des politiques publiques. Ces deux crédits d'impôt, qui représentent des montants significatifs, légitimeraient la place centrale de l'État, garant de l'intérêt général, au sein de cet établissement public.
Enfin, nous proposons que la sphère musicale puisse, elle aussi, bénéficier de ressources modernes. On le sait : les modes de financement en provenance des acteurs mondiaux que nous connaissons tous - les fameux GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) - et qui s'exonèrent, par des mécanismes d'optimisation fiscale, à la fois des contraintes réglementaires qui pèsent sur les acteurs nationaux pour financer la création alors qu'elles s'en nourrissent, sont appelés à être vecteurs de recettes. Pour preuve, les Gouvernements et les organisations régionales, comme l'Union européenne, empruntent cette voie devenue essentielle, au regard des mutations du secteur. C'est la raison pour laquelle nous suggérons que la taxe dite « YouTube », créée par la loi de finances rectificative pour 2016, contribue également au financement de la musique. En effet, les jeunes publics se servent de cette plateforme pour écouter de la musique. Il n'est pas normal que cette taxe, dont le rendement nous est pour le moment inconnu, ne bénéficie qu'au seul cinéma. Son rendement est aujourd'hui faible mais compte tenu de la mutation des usages, on peut penser que cette taxe connaîtra un certain dynamisme à l'avenir. La portée est aussi très symbolique.
J'évoquerai enfin la rationalisation du paysage musical. Nous ne pensons pas qu'il faille la précipiter, idée qui semble rencontrer l'adhésion des acteurs de la filière. Lançons le vaisseau et il trouvera sa dynamique, à l'instar de ce qui a prévalu avec le CNC, dont le secteur comprend un grand nombre d'acteurs, capables de se fédérer pour défendre leurs intérêts. Je suis certain que des convergences se feront jour une fois notre projet lancé. Certains acteurs ont, du reste, exprimé le souhait que cette maison commune occupe un lieu symbolique. Pourquoi pas le site de La Villette, à proximité de la Philharmonie de Paris et de la Cité de la Musique ? Ce serait là un beau symbole, même s'il ne s'agit pas de se lancer dans un vaste projet immobilier, puisque le CNV n'occupe que 1 200 m2. Édifier un espace commun, capable d'accueillir les différents acteurs de la musique qui pourraient débattre et se confronter, nous semblerait une démarche positive.
Lors de la présentation publique de ce rapport, Françoise Nyssen nous a informés de l'ouverture, par son ministère, d'une séquence de concertation. Elle nous a laissé entendre que le Gouvernement rendrait ses arbitrages en début d'année prochaine. Si le projet voit le jour, le législateur devrait également être amené à se prononcer, du fait de la base législative sur laquelle repose le CNV et de la nécessité de doter le nouvel établissement de ressources financières. Nous avons suggéré que soit constituée, une fois les arbitrages rendus, une petite équipe de préfiguration, pour écrire les textes et préciser le fonctionnement de cette nouvelle institution, qui pourrait officiellement voir le jour le 1er janvier 2019.