Merci pour ces questions, qui sont toutes au coeur du sujet.
Sur les déserts médicaux, il est certain que, si l'on s'y prend bien, on peut envisager un avenir pas si lointain dans lequel l'intelligence artificielle pourra utilement contribuer à permettre, pour schématiser, de traiter le tout-venant tout en identifiant les cas les plus délicats nécessitant que le patient se déplace jusqu'au centre hospitalier pour consulter un médecin spécialiste du problème rencontré. La santé est le premier secteur pour lequel les grandes politiques internationales sont en train de se dessiner. Je parlais d'Israël précédemment ; c'est le cas également au Canada. Il est clair que la Chine vient également en tête à ce sujet. Des expérimentations sont par ailleurs menées en Inde, où la situation est extrêmement difficile en termes d'accès aux soins, avec par exemple des expériences de diagnostic automatique sur certaines affections de l'oeil et différents types de pathologies. Un peu partout, les algorithmes sont globalement aussi performants que les humains pour reconnaître une situation (en matière de diagnostic radiologique par exemple). Lorsque l'on associe les deux, on arrive à des pourcentages de succès extraordinaires. Il y a donc là un vrai enjeu.
Le dialogue entre les chercheurs de l'un et l'autre côté est très récent. Je participe à titre personnel, en tant que membre de l'Académie des sciences, à un groupe de travail mixte entre Académie des sciences et Académie nationale de médecine, mis en place voici environ 18 mois par moi-même et surtout par mon collègue médecin Bernard Nordlinger, qui suscite beaucoup d'enthousiasme. Nous nous réunissons régulièrement et examinons à chaque fois des cas d'usage, défrichons des sujets, évoquons les difficultés et les succès liés à l'exploitation des données et présentons certaines start-up. J'étais tout d'abord relativement sceptique lorsque Bernard Nordlinger m'a sollicité pour mettre en place ce groupe de travail. Je me demandais par exemple s'il ne vaudrait pas mieux que je laisse ce soin à des personnes plus expertes que moi dans ce domaine et si je disposerais de suffisamment de temps pour m'en occuper. Je reconnais aujourd'hui qu'il a eu raison de m'entraîner dans cette démarche, car c'était le bon moment pour le faire. Lors de la préparation de ce rapport, nous avons eu une longue séance de travail avec les collègues de l'Académie de médecine, dont nous avons pu voir qu'ils étaient très motivés sur ce sujet et que le secteur en attend beaucoup.
Il existe également des enjeux considérables dans le domaine de la formation médicale : comment former nos médecins, nos experts (en radiologie, etc.), pour qu'ils aient les bons réflexes, les bonnes techniques ? Il faut parvenir à mettre le bon expert d'IA avec les bons médecins, ouverts, et à les inciter à travailler ensemble sur un projet donné, pendant une durée donnée. Ce dialogue sera très important et devra s'organiser convenablement, y compris avec des rencontres physiques : les gens doivent vraiment se rencontrer.
Un autre point de votre question concernait la loi de bioéthique. Il est vrai que lors de la précédente révision, il y a cinq ans, ce sujet n'avait pas été abordé. Cette fois-ci, il le sera. Il ne faut pas que le débat soit confisqué par d'autres enjeux plus classiques, certes très importants, mais qui ne doivent pas faire oublier cette nouvelle gamme d'enjeux, qui ont évolué scientifiquement et techniquement depuis cinq ans et dont il faut désormais s'emparer, par rapport à l'expérimentation sur les embryons, aux nouvelles techniques qui naissent de la combinaison de l'essor de la génomique et du développement du Big Data, à la notion de consentement éclairé, etc. J'ai déjà été approché par des journalistes, qui souhaitaient, par exemple, connaître ma position sur la PMA, à propos de laquelle l'OPECST doit rendre un rapport. Ma communication est claire : je me refuse pour l'instant à évoquer ma position sur ces sujets. On y viendra en temps voulu. J'ai évidemment une opinion en tant que citoyen, mais refuse que le débat se concentre sur ce sujet. Il faut d'abord arriver à poser les questions, c'est-à-dire à expliquer en quoi le contexte scientifique et technologique a changé et est nouveau. Une fois les questions explicitées, on s'occupera de faire des choix.
Cela m'inspire, par ailleurs, l'interrogation suivante : comment gérer les questions relatives à l'éthique et à l'intelligence artificielle ? Plusieurs options sont envisageables. La première serait d'étendre le mandat du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) pour qu'il prenne également en compte les questions de data, d'informatique, etc. Une autre possibilité serait de confier cela à un autre organisme. Ce pourrait être le Conseil national du numérique ou la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), mais on voit immédiatement qu'ils seraient en conflit d'intérêts sur certains sujets : ce n'est donc sans doute pas la bonne solution. Ce pourrait également être un organisme indépendant, construit pour l'occasion, ce qui n'empêcherait pas qu'il puisse avoir quelques membres en commun avec le CCNE. Nous ne sommes pas encore sûrs de la position que nous adopterons, mais je pense que notre préconisation ira plutôt vers cette dernière option, qui est aussi celle que privilégiait le rapport de Claude de Ganay et Dominique Gillot. Chacune des possibilités que j'ai citées présente des avantages et des inconvénients. L'avantage important d'avoir un organisme en soi est que cela insiste sur l'importance du sujet et permet de regrouper des données et des problèmes qui sont loin de la bioéthique, mais vont avoir trait à des aspects économiques, environnementaux ou autres.
Concernant la possibilité de collaborations avec la Chine, je pense qu'il ne faut pas se l'interdire a priori. Il faut, en revanche, avoir les idées claires sur ce que l'on veut, les principes que l'on souhaite adopter, connaître très précisément les enjeux et les atouts des différents partenaires. On devine, dans le paysage que j'ai dessiné, les éléments que pourrait apporter un partenaire chinois en termes de coopérations économiques, d'expérimentations ou sur des enjeux de formation. Il existe des sujets scientifiques en péril dans notre pays, par manque d'étudiants. L'intelligence artificielle n'en est pas vraiment un. Les responsables de la formation phare en France, qui est le Master 2 mathématiques/vision/apprentissage (MVA) de l'ENS Paris-Saclay (ex ENS Cachan), sont débordés par les demandes de jeunes qui souhaitent suivre cet enseignement. Pour l'instant, le facteur limitant est plutôt le nombre d'enseignants. La Chine est souvent perçue comme un réservoir d'étudiants potentiels ; mais c'est une discussion plus subtile qu'il convient d'avoir dans le cadre de l'intelligence artificielle.