Intervention de Pierre-Noël Giraud

Mission commune d'information sur Alstom — Réunion du 18 janvier 2018 à 10h40
Audition de M. Pierre-Noël Giraud professeur d'économie à l'école des mines paris-tech et à l'université paris-dauphine

Pierre-Noël Giraud, professeur d'économie à l'école des Mines Paris-Tech et à l'université Paris-Dauphine :

Vous permettrez au chercheur que je suis de faire d'abord un petit détour. Je veux vous montrer que l'on manque peut-être des bons concepts et des bons chiffres pour analyser ce qui se passe, et indiquer les efforts conceptuels et statistiques qu'il faudrait engager pour disposer de meilleurs instruments pour analyser les évolutions en cours. Cela me paraît un préalable nécessaire pour répondre à votre question sur ce que devrait être une politique industrielle : à quel niveau ? Selon quels enjeux ? Dans quel rapport public-privé ?

L'intitulé de votre mission d'information en témoigne, on continue à faire la distinction entre industrie et services, qui vient de la distinction entre secteurs secondaire et tertiaire. Quand on parle de désindustrialisation, on ne sait pas s'il faut s'en réjouir parce que ce ne serait qu'une tertiarisation, ou s'il faut s'en inquiéter parce qu'elle résulterait plutôt de la globalisation et des délocalisations. Engager le débat sur le fondement de ce cadre analytique distinguant industrie et services ne me paraît pas pertinent, car ce cadre est à mon avis dépassé. Il faut raisonner en un seul mot : industrie-services. Les exportations industrielles, insuffisantes en ce moment, contiennent beaucoup d'importations, et dans la valeur ajoutée, beaucoup de services - près de la moitié. Ce qui est vendu aujourd'hui, c'est toujours l'association entre un objet et un service. De mouvement puissant, Michelin a été l'un des pionniers, en vendant non plus de seuls pneus mais aussi leur montage.

Alors que cette distinction entre industrie et services n'a plus lieu d'être, toutes nos statistiques se fondent pourtant dessus. Je propose, à la place, une autre distinction. Ce qu'il convient de distinguer, sur un territoire donné, ce sont les emplois et activités nomades, d'une part, et les emplois et activités sédentaires, d'autre part. Les activités nomades sont en compétition avec ces mêmes activités dans d'autres territoires, et leur localisation dépend des choix des firmes. De fait, avec la révolution numérique, la chaîne de valeurs est éclatée, et un opérateur global peut choisir de localiser sa recherche-développement en Californie, le financement et le marketing à Londres, les composants de haute technologie en Corée ou en Allemagne, l'assemblage final en Chine, avant l'étape finale de la distribution. Dans ces activités nomades, il y a des emplois industriels, au sens ancien, mais aussi, et de plus en plus, des emplois de service. Je vous donnerais des chiffres pour la France, car il importe de savoir quelle est la part d'emplois nomades sur un territoire.

Les activités sédentaires contiennent elles aussi de l'industrie, comme la fourniture d'eau, d'électricité ou les processus industrialisés comme le bâtiment et les travaux publics, mais aussi des services à la personne, des services administratifs, du commerce de détail, etc. Dans ces activités, les emplois sont protégés de la compétition internationale. Ils peuvent en revanche être, entre eux, en vive compétition, ou ronronner, au contraire, dans des niches réglementaires. Mais en tant qu'ils fournissent des biens et services aux activités nomades, ils entrent indirectement dans la compétitivité des activités nomades implantées sur le territoire. Il se crée ainsi une dynamique d'interdépendance. Si dans un territoire comme la France, le nombre des emplois nomades diminue - et c'est le cas -, il se produit un déversement vers le secteur sédentaire, qui se fait plus nombreux...pour répondre à une demande nomade qui diminue. Qu'en résulte-t-il ? Soit une augmentation des inégalités entre les revenus des emplois nomades et ceux des emplois sédentaires, soit la chute d'une partie du secteur sédentaire dans le non emploi, ce que j'appelle les « hommes inutiles » - parce que devenus inutiles. Plus les sédentaires sont pauvres, plus ils fournissent des biens et services bon marché aux nomades, et plus les nomades sont compétitifs. Songez à l'Allemagne, qui accroit la compétitivité de ses nomades en créant dans le secteur sédentaire quantité de petits boulots très mal payés. On est donc dans une dynamique complexe, où l'on voit se dessiner ce que pourraient être les orientations d'une politique publique qui viserait à accroître le nombre des nomades et à « dynamiser » le secteur sédentaire pour qu'il accroisse la qualité des biens et services qu'il fournit aux nomades. Vous voyez que raisonner en termes de front arrière et d'articulation entre les deux est tout autre chose que se fonder sur la distinction entre industrie et services.

Avec l'un de mes étudiants, Philippe Focrain, nous avons fait une étude, sur la base des données de l'Insee. Une analyse économétrique précise nous a permis de distinguer entre emplois nomades et emplois sédentaires. Sur le fondement de l'idée très simple qui veut que les emplois nomades, servant une demande qui peut être éloignée, ont tendance à se regrouper dans des clusters pour bénéficier d'économies d'échelle - alors que les emplois sédentaires sont proches de leurs clients, donc beaucoup plus dispersés - on peut établir un coefficient de Gini de concentration géographique des emplois par rapport à leurs clients. C'est ainsi que l'on trouve, en France, 27 % d'emplois nomades, en diminution de 15 % sur trois ans, et 73 % d'emplois sédentaires. Parmi ces emplois nomades, la moitié sont d'ores et déjà des emplois de services : services aux entreprises, services financiers, call centers, et tourisme - car le tourisme est un service nomade, puisqu'un touriste peut choisir sa destination.

Quelle peut être, cela étant posé, une politique publique ? Quand on parle de soutien à l'industrie, on parle de soutien à l'emploi nomade. C'est là un pan des politiques publiques que l'on connaît bien ; on sait ce qu'il faut faire. Il faut que le territoire français et européen soit attirant pour les emplois nomades. Il faut, pour cela, créer des clusters, autour des grandes universités. Autrement dit, la vraie compétition se joue moins entre General Electric et Alstom qu'entre le Massachussetts Institute of Technology (MIT) et Orsay. Et pour l'instant, il n'y a pas photo : la pente va être difficile à remonter. Il faut faire d'Orsay un plateau attirant pour les doctorants - les PhD - du monde entier, sans se lamenter bêtement sur la fuite des cerveaux - un pays comme l'Inde ne se serait jamais développé si ses cerveaux n'avaient pas commencé par fuir en Californie avant de revenir au bercail. Pour que se créent sur le territoire européen des clusters d'innovation à la pointe de la révolution numérique, il faut attirer des cerveaux. Sinon, cela sera réservé aux Etats-Unis, où est née la révolution numérique, et à la Chine, qui mène une politique mercantiliste de fermeture de son marché et de développement de champions nationaux, seuls concurrents, aujourd'hui, des GAFA. Si l'on n'y prend garde, on prendra le chemin de l'éviction.

Il y a, bien sûr, d'autres exigences, parmi lesquelles la formation. On dit beaucoup que les offres d'emploi de l'industrie-services ne sont plus satisfaites par manque de formation. Il y a aussi, soit dit en passant, un énorme effort de formation à mener dans la fonction publique et le secteur sédentaire, sur les technologies numériques, pour que tout ce qui peut être automatisé le soit. Oui, cela créera des chômeurs, et c'est bien pourquoi il faut organiser la mobilité, avec son filet de sécurité et son accompagnement social. Nous verrons si Emmanuel Macron s'y attelle, après avoir déployé le volet libéral de sa politique.

Dans le secteur nomade, ne sommes-nous pas un peu naïfs ? C'est l'antienne sur l'Europe, « ventre mou de la globalisation » ? Là dessus, ma position est très claire : oui, nous sommes naïfs ! Les Chinois ont une politique clairement mercantiliste, qui vise à attirer chez eux les emplois nomades par les investissements direct étrangers et les joint-ventures pour maximiser les transferts. La Chine a déjà pris de l'avance dans certains domaines. Ses excédents commerciaux ayant été transformés en fonds souverains, les Chinois sont prêts à acheter n'importe quoi, ce qui peut être une menace ou une opportunité - j'y reviendrai. Mais leur politique reste mercantiliste. En face, on trouve le modèle américain des grandes firmes globales, qui mettent en compétition tous les territoires, dont l'Europe.

En Europe, nous pourrions être un peu plus mercantilistes - je laisse à part la question de la répartition des emplois nomades en son sein. Quand Airbus ou Boeing veut vendre un avion en Chine, il faut que 40 % de sa valeur ajoutée soit produite en Chine - le choix étant laissé de la nature de ces 40 %. Nous pourrions agir de même pour les marchés européens qui représentent encore le premier marché mondial, dans l'automobile ou l'aéronautique, en prévenant les firmes du monde entier que pour accéder au marché européen, qui représente 30 % du marché mondial, il faudra produire 30 % de la valeur ajoutée sur place. Mais sans en imposer la nature, à la différence des droits de douane, car il faut prendre en compte l'éclatement de la chaîne de valeur : décider, comme l'a fait M. Trump, de taxer les voitures finies pour localiser l'assemblage aux Etats-Unis n'a pas de sens. Car si l'assemblage se fait aux Etats-Unis mais que toutes les pièces viennent du Mexique, c'est un coup d'épée dans l'eau. Peut-être le contraire vaudrait-il mieux. Et ce n'est pas M. Trump, mais bien l'industrie automobile qui est le mieux à même de le savoir.

C'est pourquoi il est préférable de demander aux entreprises, en échange de l'accès à un marché qui représente 30 % du marché mondial, de produire 30 % de la valeur sur le territoire. Ce qui s'entend d'autant mieux si nos clusters sont là pour les accueillir. Si la Comac, l'entreprise aéronautique chinoise qui est en train de fabriquer un clone de l'A320 veut voir voler son avion en Europe, qu'elle vienne produire 30 % de la valeur à Toulouse ou à Hambourg. Ce n'est pas du protectionnisme, dont l'objectif est d'entraver les mouvements de biens et services, mais du mercantilisme, qui vise à attirer les investissements en disant : « venez investir près de votre marché final ». A condition, bien sûr, que l'on soit attrayants. Il ne s'agit pas de demander d'aller investir en Sicile, mais en Bavière. Au reste, par parenthèse, sur cette question interne, je ne vois pas trente-six solutions, sinon que les siciliens aillent travailler en Bavière et que les Bavarois achètent leur maison de vacance en Sicile. C'est comme cela que cela finira, il ne faut pas rêver, tant les différences de développement, en Europe, sont gigantesques - songez aux différences entre les Pays-Bas et la Bulgarie ! Cela se règlera par des mouvements internes de population, comme cela s'est fait aux Etats-Unis. Je referme la parenthèse...

Une politique européenne industrielle pourrait donc jouer de l'avantage que représente encore le marché intérieur européen, pour inciter les investissements étrangers à se localiser en Europe, en les accueillant comme ils s'attendent à l'être - nous avons, au reste, de bons atouts : l'Europe est attirante pour les cadres, et la localisation de ce genre d'emplois ne compte pas pour rien.

Cela passe par des négociations avec la Chine, car les firmes chinoises ne sont pas indépendantes du gouvernement chinois, et avec les Etats-Unis.

Telle est ma position, qui implique, évidemment, d'être sans états d'âme sur la robotisation. Plus il y en a, mieux cela vaut ! L'autre jour, sur France Culture, Benoît Hamon disait qu'il fallait taxer les robots parce qu'ils ne payent pas de charges sociales. Je n'ai rien entendu de plus idiot que cette proposition. On a deux fois moins de robots qu'en Allemagne, on en a moins qu'en Italie, et bientôt on en aura moins qu'en Chine !

Et je suis à fond pour la numérisation. J'ai vu, à la télévision, que dans une république Balte, tout ce qui est sécurité sociale, état civil a été informatisé : cela a diminué par deux le nombre de fonctionnaires et les gens sont contents. Si une ex-république soviétique peut le faire, pourquoi ne le pourrait-on pas ?

J'insiste aussi sur le fait qu'il faut raisonner en ayant à l'esprit les deux secteurs que j'évoquais. Prenons la question de la baisse des charges. En baissant, comme on le fait, les charges sur les bas salaires, on crée des emplois dans le secteur sédentaire. C'est mieux que rien, certes, mais si l'on baissait les charges sur les salaires intermédiaires, on créerait des emplois dans le secteur nomade. Or, dans un territoire, quand cent emplois nomades sont créés, plus de soixante emplois sédentaires suivent. Il faut, pour chaque politique horizontale, se poser la question en ces termes. Par exemple, diminuer autoritairement le temps de travail chez les nomades est d'une absurdité totale, car cela revient à diminuer leur nombre. Mais chez les sédentaires, une réduction du temps de travail, s'accompagnant d'une réduction des salaires pour de pas augmenter le coût des produits, est indifférente, voire bénéfique pour ceux qui sont dans les soutes du non emploi : on gagnera moins dans ces emplois, mais un plus grand nombre travaillera. Et cela n'a aucun impact sur la compétitivité des nomades. Raisonner avec ces concepts change un peu, comme vous le constatez, la façon de voir les choses.

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