Intervention de Yvan Guichaoua

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 20 décembre 2017 à 9h35
Audition conjointe sur le continuum sécurité et développement au sahel : M. Yvan Guichaoua enseignant-chercheur à la brussels school of international studies et M. Sébastien Mosneron dupin directeur général d'expertise france

Yvan Guichaoua, enseignant-chercheur à la Brussels School of International Studies :

J'aborderai trois points : l'activité des mouvements djihadistes de la zone, les réponses institutionnelles - notamment les canaux diplomatiques activés par les États dans la zone, qui sont parfois en concurrence avec l'activité contre-terroriste, ainsi que les impacts politiques de celle-ci ; et enfin, la perception sécuritaire des populations.

L'activité des mouvements djihadistes s'est étendue depuis le lancement de l'opération Serval en 2013, gagnant le centre du Mali où leur activité est désormais plus intense que dans le Nord - notamment à Douenza, à Mopti. Cette activité se rapproche dangereusement de la capitale Bamako. Dans cette région ont lieu des attaques régulières contre les forces nationales de sécurité alors qu'au Nord, c'est plutôt la présence étrangère, notamment la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), qui est ciblée. La situation s'est aussi dégradée au Nord du Burkina Faso, où les acteurs de la violence armée y sont directement connectés à ceux du Mali, même si ce ne sont pas les mêmes groupes.

Une autre zone a récemment attiré l'attention, bien qu'elle soit conflictuelle depuis longtemps : la frontière entre le Mali et le Niger, notamment vers Tillabéri côté Niger, Ménaka côté Mali. C'est un prolongement de l'activité djihadiste du centre du Mali.

La représentation cartographique peut donner l'impression d'un front uniforme en extension, mais cette progression géographique est intimement liée à des rivalités locales. C'est un mécanisme de percolation ; la doctrine et l'agenda général des groupes sont les mêmes, mais les ressources de la mobilisation locale sont à rechercher dans les rivalités communautaires. Il faut donc comprendre, pour chacune des zones concernées, quels acteurs prennent les armes et pourquoi. Les systèmes de recrutement, en effet, sont locaux, même si l'épicentre opérationnel est la région de Kidal, où circule le chef de guerre Iyad Ag Ghali.

Les comparaisons entre Kidal, le centre, la zone de Tombouctou, la zone frontalière Mali-Niger ou le Burkina Faso sont éclairantes. Ainsi dans la région de Tombouctou, les djihadistes sont très influents mais la violence est réduite, car un modus vivendi a été trouvé avec les représentants des communautés locales.

C'est autour de Kidal que la situation est la plus complexe : le groupe chargé de la gestion de la ville, le Haut conseil pour l'unité de l'Azawad (HCUA) - branche de la Coalition des mouvements de l'Azawad (CMA) signataire des accords d'Alger - entretient des relations troubles avec le mouvement djihadiste d'Iyad Ag Ghali, avec un alignement politique qui semble croître et une activité militante non-violente, dans la ville même, contre Barkhane et la Minusma.

Au centre du Mali, la problématique est différente : on ne peut exclusivement attribuer l'activité militaire à un alignement idéologique avec les mouvements djihadistes notamment du fait de l'importance de la problématique des pasteurs Peuls. Ceux-ci prennent les armes contre le système et leur propre élite, incarnation d'un statu quo qui les a marginalisés. Cette mobilisation peut être interprétée comme une demande d'État, d'ordre, de justice, d'accès équitable aux zones pastorales. Cette aspiration à une offre politique alternative n'est pas une si mauvaise nouvelle. Actuellement elle est comblée par des mouvements qui promeuvent l'application de la charia mais ce choix est possiblement un choix par défaut. Les problématiques du djihad doivent se comprendre à travers les enjeux locaux.

Du côté de la frontière Niger-Mali, la problématique est proche puisque le principal enjeu est l'accès aux terres pastorales. Le djihad prospère sur les rivalités entre nomades et sédentaires, mais aussi entre nomades Peuls et Touaregs. Jusqu'à un passé récent, certains groupes Touaregs étaient affiliés au pouvoir central, dont ils étaient l'instrument pour le contrôle de l'économie politique du Nord. C'est ainsi la gouvernance des dernières années qui est mise en cause. La prise des armes par d'autres groupes touaregs a renforcé le sentiment de vulnérabilité et besoin de protection parmi certaines communautés peules.

Si les forces maliennes, celles de la Minusma et dans une moindre mesure celles de Barkhane sont visées, les civils subissent eux aussi une forte pression. Tous les jours, à Tombouctou, dans le centre, à Kidal, des assassinats visent ceux que l'on accuse d'être des informateurs de Barkhane, ou même ceux qui n'ont pas fait allégeance au djihad. Les djihadistes vont bien au-delà de la violence contre l'occupant : ils travaillent au corps les populations civiles par l'intimidation, mais imposent aussi une régulation compréhensible, voire perçue comme légitime par certains.

J'ai eu l'occasion de travailler sur l'occupation de Gao, où les mains coupées des voleurs ont suscité une forte émotion. Or il ressort des discussions avec les habitants que la notion de justice instantanée ne suscite pas nécessairement de répulsion. Les djihadistes rendaient la justice en utilisant des procédures, et en se prévalant d'une légitimation - celle de l'islam - historiquement beaucoup plus ancrée que le droit des États occidentaux implanté par la colonisation. Les segments les plus éduqués de la population ont certes trouvé ces châtiments barbares, mais une forte proportion de la population admet cette justice lisible et compréhensible, rendue dans la langue qu'elle pratique et non en français.

Permettez-moi une anecdote qui m'a été racontée l'année dernière. Une ONG internationale a réussi à continuer à travailler dans un hôpital stratégiquement important pendant l'occupation, avec l'accord des djihadistes. Lors du déclenchement de Serval en 2013, le chef local des djihadistes a réuni le personnel de l'hôpital pour s'excuser d'avoir pris le pouvoir par la force ; mais, a-t-il poursuivi, la justice rendue était équitable et frappait les riches comme les pauvres ; la sécurité régnait dans la ville. Il avait raison : on pouvait laisser sa mobylette au marché pour faire ses courses, sans crainte de se la faire voler. Cela n'était pas possible avant, cela ne l'a plus été après. Le chef djihadiste a conclu qu'ils reviendraient, mais cette fois à l'invitation des populations. Selon des témoins ces adieux furent finalement très émouvants! Voilà une histoire symptomatique du décalage entre les perceptions locales et les nôtres.

La situation humanitaire est inquiétante dans certaines zones du pays. Il n'y a pas d'État, d'éducation, de maires dans de nombreuses localités. Un rapport du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies, l'OCHA, dénombre 150 000 réfugiés à l'extérieur du Mali, un chiffre qui n'a pas bougé depuis 2012. Le processus de paix est dans l'impasse. C'est le fruit d'une certaine apathie de Bamako, de complications interminables induites par le comportement des mouvements signataires, et du sabotage systématique pratiqué par les djihadistes.

Ainsi un attentat contre un rassemblement dans le cadre du Mécanisme opérationnel de coordination (MOC) à Gao, il y a un an, a tué 80 personnes et mis fin à une dynamique qui prenait forme : désormais, plus aucune famille n'enverrait son fils dans les forces du MOC. Depuis, le processus n'a pas redécollé. Ces actions sont symptomatiques de la capacité des djihadistes à s'inscrire dans le temps long. Je ne m'étendrai pas sur l'enlisement diplomatique.

Il y a six mois, Bamako a soutenu l'émergence de mouvements nouveaux, avec l'appui tacite de Barkhane et de la MINUSMA, sur certains territoires, notamment le Mouvement pour le salut de l'Azawad (MSA) autour de Ménaka. Mais ceux-ci se sont vite essoufflés parce qu'ils utilisaient les ressources à leur disposition pour régler des comptes locaux. Les forces de sécurité ne sont pas considérées comme légitimes - je vous renvoie au rapport d'Human Rights Watch sur les exactions militaires au Nord du pays ; mais la solution des milices progouvernementales ne marche pas non plus, parce que la fragmentation communautaire est trop forte. Associées à un camp ou à un autre, les milices suscitent très vite des oppositions, y compris dans leur propre communauté.

J'aborderai enfin les perceptions de la sécurité par les populations. Une enquête a été conduite auprès d'un échantillon représentatif de ménages nigériens en 2015 ; c'était avant la dégradation critique de la situation sécuritaire, mais Boko Haram gagnait déjà du terrain. La première question portait sur le sentiment d'insécurité, sans plus de précision. D'emblée, il apparaît que si ce sentiment est massif, Diffa, menacée par Boko Haram, n'est pas l'endroit où il s'exprime le plus. La deuxième question a consisté à exprimer les facteurs d'insécurité. Or la violence terroriste arrive très loin dans la liste, après la maladie, la pauvreté, le vol, les conflits agricoles, et même la sorcellerie ! On verrait sans doute le terrorisme figurer plus haut au Mali, mais cette enquête révèle une aspiration profonde à la sécurité et à l'ordre, avec des modes de régulation impartiaux et compréhensibles. Des groupes de discussion conduits en même temps que cette enquête auprès des ménages ont mis en évidence l'idéalisation par les populations d'une vie villageoise oubliée, centrée sur l'activité agricole et la figure de l'imam traditionnel - aujourd'hui concurrencé par l'émergence du mouvement Izala dans certaines zones du Niger. Ce ne sont pas les intrusions des mouvements terroristes qui inquiètent ; ceux-ci peuvent capitaliser sur leur connexion avec l'islam, même si ce n'est pas l'islam historiquement le plus ancré de la zone.

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