Intervention de André Reichardt

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 24 janvier 2018 à 9h00
Proposition de loi visant à adapter le droit de la responsabilité des propriétaires ou des gestionnaires de sites naturels ouverts au public — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de André ReichardtAndré Reichardt, rapporteur :

Cette proposition de loi vise à favoriser le développement des sports de nature et des activités de loisirs de plein air, qui s'exercent dans des sites peu aménagés, propriétés de personnes privées ou relevant du domaine privé des personnes publiques. S'il représente un atout touristique important pour de nombreuses collectivités territoriales, leur développement pourrait toutefois être entravé par une application stricte des règles de droit commun de la responsabilité civile. En effet, les espaces dans lesquels se pratiquent ces activités sont soumis au régime de la responsabilité du fait des choses, régi par le premier alinéa de l'article 1242 du code civil, ancien article 1384. En application de ce principe, le propriétaire d'un site naturel, ou son gestionnaire si la garde juridique lui a été transférée par convention, pourra voir sa responsabilité civile engagée dès lors que la victime démontre que la chose est intervenue dans la réalisation du dommage et alors même que le gardien n'a commis aucune faute. Ce dernier aura alors le plus grand mal à s'exonérer de sa responsabilité car il devra prouver l'existence d'un cas de force majeure - appréciée très strictement par les juges - ou une faute de la victime.

Le dépôt de la proposition de loi fait suite à un jugement du 14 avril 2016, par lequel le tribunal de grande instance (TGI) de Toulouse a condamné la fédération française de la montagne et de l'escalade (FFME), gestionnaire d'un site naturel pour le compte d'une commune, ainsi que son assureur, à indemniser à hauteur d'1,2 million d'euros la victime d'un accident d'escalade survenu à la suite de l'effondrement d'un rocher. Le tribunal a considéré que la fédération, bien que n'ayant pas commis de faute, était gardienne de la chose à l'origine du dommage, en l'espèce le bloc de pierre qui s'était détaché. Cette décision a suscité un vif émoi dans le milieu des sports de nature ; elle aurait déjà entraîné une réduction sensible du nombre de conventions conclues par les fédérations sportives avec les propriétaires de sites naturels. Elle aura également des incidences non négligeables sur le coût des assurances pour les fédérations sportives et leurs adhérents. À titre d'illustration, le montant de sa condamnation par le TGI de Toulouse représente cinq années de cotisations pour la FFME.

L'article unique de la proposition de loi tend à compléter l'article L. 365-1 du code de l'environnement pour basculer d'un régime de responsabilité du fait des choses, engagée de plein droit dès lors que ses conditions sont réunies, à un régime de responsabilité pour faute du gestionnaire ou du propriétaire du site naturel. Dans sa rédaction actuelle, l'article L. 365-1 invite seulement le juge à prendre en compte les particularités du milieu naturel pour contextualiser, et le cas échéant atténuer, la responsabilité du gardien de la chose, qui doit être appréciée « au regard des risques inhérents à la circulation dans des espaces naturels ayant fait l'objet d'aménagements limités dans le but de conservation des milieux, et compte tenu des mesures d'information prises, dans le cadre de la police de la circulation, par les autorités chargées d'assurer la sécurité publique ».

Si je partage l'objectif des auteurs de la proposition de loi, le texte n'en soulève pas moins certaines questions auxquelles je vous propose d'apporter des réponses précises.

La première interrogation porte sur l'opportunité d'une intervention du législateur, alors que le contentieux de la responsabilité civile des gestionnaires et des propriétaires du fait de dommages causés sur des sites naturels a été peu abondant, voire inexistant, pour les personnes publiques ces dernières années. Le jugement du TGI de Toulouse, contre lequel la FFME et son assureur ont interjeté appel, demeure un jugement isolé de première instance. La quasi-absence de contentieux révèle l'attention portée, en particulier par les fédérations, à la sécurité des pratiquants de sports de nature, mais ne plaide pas pour le statu quo, bien au contraire. Dans un contexte de fort développement des sports de nature, il n'est pas inutile que la loi anticipe les difficultés à venir et fixe précisément les règles applicables pour éviter au juge d'éventuels tâtonnements.

Je me suis également interrogé sur la nécessité de créer un nouveau régime spécial, alors qu'une réforme d'ampleur de la responsabilité civile est annoncée par la chancellerie et pourrait intervenir avant la fin de l'année 2018. Sur ce point, il me semble utile de rappeler que, faute d'évolutions législatives depuis 1804, la responsabilité du fait des choses est le fruit d'une construction jurisprudentielle initiée à la fin du XIXème siècle pour prendre progressivement en considération des problèmes qui n'existaient pas à l'époque de sa création. Comme il l'a déjà fait pour certaines situations spécifiques, le législateur est donc parfaitement légitime à intervenir pour instaurer un régime adapté aux contraintes inhérentes à ces sites naturels. Fallait-il pour autant attendre la réforme annoncée de la responsabilité civile pour intervenir ? Je suis au contraire convaincu que la proposition de loi constitue une opportunité bienvenue, pour le Sénat, d'engager la réflexion sur ce sujet, voire d'être à l'initiative de dispositions utiles et attendues, comme ce fut le cas par exemple s'agissant de la consécration de la réparation du préjudice écologique.

La rédaction de cette proposition de loi doit toutefois être modifiée pour lui permettre d'atteindre l'objectif recherché par ses auteurs : alléger la responsabilité des gestionnaires et propriétaires de sites naturels, tout en apportant les garanties juridiques indispensables.

En premier lieu, le dispositif prévu s'articule mal avec la rédaction actuelle de l'article L. 365-1 du code de l'environnement, que le texte conserve en l'état. Il s'agit en effet uniquement de le faire précéder d'un alinéa posant le principe d'une responsabilité des propriétaires ou gestionnaires d'espaces naturels limitée à leurs actes fautifs ; ceux dont les terrains se situent dans l'un des espaces protégés visés par la suite de l'article L. 365-1 verraient en plus de cela leur responsabilité « appréciée au regard des risques inhérents à la circulation dans un espace naturel [...] ». Cette juxtaposition de dispositions nuit considérablement à la lisibilité du texte ; elle induit même, semble-t-il, des contradictions.

En second lieu, l'article unique de la proposition de loi soulève plusieurs difficultés d'interprétation en raison de son imprécision. D'abord, l'exonération de responsabilité prévue est trop large : la notion de « responsabilité civile » couvre certes la responsabilité délictuelle, mais elle concerne également la responsabilité contractuelle du propriétaire ou du gestionnaire. Dès lors, le dispositif permettrait une exonération totale de leur responsabilité, hors les cas où ils ont commis une faute. Ainsi, par exemple, un manquement non fautif à l'obligation de sécurité mise à la charge de l'exploitant d'un site payant par la jurisprudence n'engagerait plus sa responsabilité à l'égard de la victime du dommage. Il en résulterait un transfert du risque pesant actuellement sur l'exploitant, souvent professionnel et assuré, vers son client, seulement couvert par une assurance de dommages personnels. Le terme d'« acte fautif », ensuite, soulève également des questions : exigerait-on un acte positif, une simple négligence ou une inaction pour caractériser la faute ? Quant au champ des personnes bénéficiaires de cette exonération, la référence aux « propriétaires et gestionnaires de sites » ne permet pas de couvrir l'ensemble des gardiens potentiels de la chose, notamment, par exemple, les locataires. En outre, les « sites naturels » ne sont pas définis en droit ; il appartiendrait en conséquence au juge d'en préciser le champ. Enfin, l'utilisation de la notion de « circulation du public » prête à confusion car elle peut renvoyer au passage d'engins motorisés relevant du régime spécial de la loi du 5 juillet 1985, ce qui n'est certainement pas l'objectif des auteurs de la proposition de loi.

J'ai déposé en conséquence deux amendements, dont l'un réécrit l'article unique de la proposition de loi. Sous réserve de leur adoption, je vous proposerai d'adopter la proposition de loi.

L'amendement COM-1 écarte explicitement le jeu de la responsabilité du fait des choses au bénéfice des gardiens des sites dans lesquels s'exercent les sports de nature ou les activités de loisirs, en cas de dommages subis par les pratiquants de ces sports et activités. Dès lors, puisque ce régime de responsabilité de plein droit ne pourrait plus s'appliquer, la responsabilité du gardien du lieu dans lequel le dommage a été causé devrait être recherchée sur le fondement de la faute. Cette solution repose sur la théorie de l'acceptation des risques, bien connue dans le domaine sportif, en vertu de laquelle celui qui accepte de participer à une activité à risque en supporte les conséquences, ce qui revient à alléger ou supprimer la responsabilité de l'auteur ou du responsable du dommage. Cette théorie a progressivement été délaissée par la jurisprudence, afin de faire bénéficier les victimes du régime plus favorable de la responsabilité de plein droit du fait des choses - le développement des assurances dans le domaine du sport n'y a sans doute pas été étranger. En la restaurant, je vous propose de revenir, dans le domaine des sports de nature et des activités de loisirs, à une conception plus limitée de la responsabilité sans faute, qui a seulement pour objet de protéger la victime contre des risques créés par autrui et non contre des risques auxquels elle participerait volontairement. Cette approche aboutit à considérer que la victime accepte de prendre plus de risques dans un milieu naturel peu aménagé que dans un milieu aménagé.

Par ailleurs, je vous propose d'introduire ce dispositif dans le code du sport, plutôt que dans celui de l'environnement, puisqu'il concerne explicitement la pratique des sports de nature et des activités de loisirs. Ce choix se justifie également par le fait qu'il existe déjà dans ce code, à l'article L. 321-3-1, une autre hypothèse dans laquelle la responsabilité du fait des choses est écartée au nom de la théorie de l'acceptation des risques : les cas de dommages matériels causés à un pratiquant sportif par un autre pratiquant, dans des conditions strictement définies.

Par cohérence, je vous propose donc, par l'amendement COM-2, d'abroger l'actuel article L. 365-1 du code de l'environnement, qui invite seulement le juge à prendre en compte les particularités du milieu naturel pour estimer la responsabilité du gardien de la chose. Avec la mise en place d'un nouveau régime de responsabilité, ces indications n'ont plus d'utilité.

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