Nos entretiens nous ont donné une occasion unique d'observer en direct les jeux de puissance au Conseil de sécurité, en particulier entre les membres permanents, jeux fondés sur le ton et l'attitude des intervenants, parfois sur la violence de leurs propos.
La Russie a souvent été décrite comme celle qui veut bloquer l'ONU, qui ne souscrit à aucune des réformes proposées par le talentueux nouveau secrétaire général, Antonio Gutteres, et qui détient les clés de la solution du conflit syrien, dans lequel elle a complétement marginalisé l'ONU et mis en avant la solution militaire. Comme vous le savez, elle a accompagné militairement Bachar El-Assad. La question est donc : quand la Russie voudra-t-elle réellement résoudre la crise syrienne ? Vladimir Poutine aura-t-il besoin d'un succès diplomatique dans la perspective de l'élection présidentielle ? Nos collègues russes exercent des pressions très fortes et multiplient leurs interventions sur le plan diplomatique. Le jour où les Russes, aujourd'hui au pic de leur puissance en Syrie, auront décidé de régler le conflit, ils auront sans doute alors besoin du soutien de l'ONU. Les Russes disent d'ailleurs clairement que l'ONU interviendra lorsqu'ils auront besoin d'elle.
La Chine est indéniablement la puissance qui monte à l'ONU. Elle construit patiemment, mais inéluctablement, son influence grandissante. Elle peut paradoxalement apparaître désormais, face à un président américain imprévisible, comme la garante de la stabilité internationale. Longtemps cachée derrière son allié russe, la Chine s'autonomise progressivement au Conseil de sécurité et souhaite apparaître comme la championne de la modération, sauf sur la question de la mer de Chine du Sud. Elle calme le jeu. L'engagement chinois au sein de l'ONU est paradoxalement peut-être une bonne nouvelle pour la survie du multilatéralisme. En septembre 2016, le Président Xi Jinping avait annoncé devant l'Assemblée générale de l'ONU 8 000 casques bleus chinois, un financement d'un milliard de dollars sur dix ans et appelé à une ONU plus forte. La Chine investit l'ONU de l'intérieur pour y changer, tranquillement, mais méthodiquement, le rapport de forces. Elle participe par des contributions volontaires à tous les segments de l'action onusienne et profite à plein du retrait américain.
Le Royaume-Uni nous est apparu tiraillé entre deux loyautés, entre sa « relation spéciale » avec les États-Unis, laquelle est peut-être plus son fait que celui des États-Unis - vous aurez lu les dernières déclarations à ce sujet dans la presse -, et sa solidarité européenne, dont on a pu prendre la mesure. Le représentant britannique que nous avons rencontré s'est montré vraiment très solidaire de la position européenne, et ce sans aucune ambiguïté, sur la question de Jérusalem. Bernard Cazeau a rappelé cet événement qui a été très commenté dans les chancelleries, la conférence de presse commune que les représentants de l'Europe ont donnée après l'examen de l'affaire de Jérusalem. Les Britanniques se sont associés à la déclaration et au point de presse européen qui a suivi la réunion du Conseil de sécurité.
Les États-Unis se replient, comme notre commission l'avait décelé l'année dernière, sur leurs intérêts nationaux et ont une forte préférence pour les relations bilatérales, ce que les spécialistes qualifient de « mouvement jacksonien ». Cela se traduit par une méfiance systématique vis-à-vis de l'ONU. Les crédits américains aux instances onusiennes diminuent de façon drastique. L'administration américaine actuelle ne croit pas vraiment au multilatéralisme.
La vision des Républicains américains est traditionnellement celle d'une ONU bureaucratique, inefficace, et le président Trump ne fait mystère ni de son mépris pour l'ONU ni de sa préférence pour les relations bilatérales, centrées sur les intérêts américains.
Plusieurs experts nous ont également décrit un département d'État américain très fragilisé par des coupes d'effectifs drastiques et des vacances nombreuses aux plus hauts postes, que n'expliquent qu'en partie les règles très strictes d'accès à ces responsabilités. Le secrétaire d'État lui-même est parfois décrit comme un homme seul et fragilisé. Les principaux grands services du département d'État n'ont personne à leur tête. Le dossier iranien sera un bon test puisqu'il prône le maintien de l'accord nucléaire. Nous verrons qui l'emportera dans ce bras de fer.
Nous en ressortons avec une vision assez sombre de l'état du monde : les crises sont graves et les fondements de l'ordre international sont remis en cause. Je pense à l'accord sur le climat, mais aussi à la prolifération nucléaire et chimique, qui est très inquiétante.
L'ONU est à la fois indispensable et impossible, à la fois de plus en plus nécessaire, et de plus en plus entravée. L'alternative au multilatéralisme, ce n'est pas le statu quo, c'est l'affrontement des puissances, lourd de dangers.
En conclusion, je dirai un mot de la position singulière de la France, « fille aînée de l'ONU », tant le multilatéralisme est proche de la conception française de la politique étrangère, universaliste, fondée sur le droit international. Le Président de la République a d'ailleurs fait de la défense du multilatéralisme un point fort de sa première intervention devant l'Assemblée générale en septembre.
Le rôle de la France à l'ONU est tout à fait singulier. Il est très supérieur à son poids démographique et financier.
Le statut de membre permanent du Conseil de sécurité est un immense atout, mais il nous oblige, car il faut savoir que la légitimité se conquiert jour après jour. La France est le plus actif des cinq membres permanents en termes de capacité de proposition, et l'un des seuls à être actif sur tous les dossiers. Notre action peut s'appuyer sur trois leviers forts : la francophonie, la « carte » africaine - trois membres du conseil de sécurité, 53 voix à l'Assemblée générale -, et notre capacité militaire incontestée à projeter nos forces armées à l'extérieur.
La France est aussi une des seules puissances à pouvoir parler à tout le monde et qui cultive cette indépendance comme un atout. On peut être fier du rôle de la France, même s'il se heurte au jeu des grandes puissances.
J'ai cru comprendre au cours du voyage avec le Président de la République en Chine que la France prendrait peut-être une initiative concernant la Corée du Nord. La Chine l'a plutôt encouragée.
On peut être fiers de la France, mais inquiets pour l'avenir du monde tant la coloration est contrastée.