Intervention de Thierry Mathou

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 17 janvier 2018 à 9h30
Situation en birmanie — Audition de M. Thierry Mathou directeur d'asie et océanie au ministère de l'europe et des affaires étrangères

Thierry Mathou, directeur d'Asie et Océanie au ministère de l'Europe et des affaires étrangères :

Merci de m'avoir convié à cette audition pour parler d'une situation de crise majeure, sans précédent à l'échelle de la Birmanie, dans laquelle la diplomatie française s'est particulièrement impliquée et compte bien poursuivre son action.

En introduction, je souhaiterais évoquer quatre points.

Tout d'abord, qui sont les Rohingyas ? Je pense en effet qu'il est nécessaire de disposer d'éléments de contexte pour bien comprendre la nature de la crise.

En second lieu, je dirai quelques mots sur le déroulement de cette crise, sans précédent compte tenu de l'ampleur des chiffres que vous avez cités. Les derniers laissent penser que l'exode toucherait plus de 655 000 personnes.

En troisième lieu, j'aborderai la façon dont la France traite cette crise.

Enfin, je dresserai quelques perspectives au niveau national birman et, plus largement, dans le contexte géopolitique dans lequel se trouve la Birmanie.

Qui sont les Rohingyas ? Il n'est pas inutile de rappeler ici qu'il s'agit d'une population méconnue, aujourd'hui la plus importante des populations apatrides au monde. C'est une population musulmane sunnite, originaire du Bengale, dont l'implantation en Birmanie est aujourd'hui contestée, ce qui constitue le coeur de la discorde.

La plupart des historiens considèrent que les Rohingyas se seraient installés dans l'Arakan, royaume bouddhiste indépendant, entre le XVIe siècle et le XVIIIe siècle. L'accélération de l'immigration serait intervenue au moment de la période coloniale britannique, à compter de 1824.

Les Rohingyas considèrent que leur implantation est plus ancienne et qu'elle serait antérieure au VIIIe siècle, le terme de Rohingyas, dans la langue vernaculaire de cette population, signifiant « Arakan ». Les Arakanais, qui sont les héritiers d'un royaume bouddhiste multiséculaire, contestent l'identité de cette population et ont toujours considéré qu'ils constituaient des facteurs exogènes.

À ce stade, je crois utile de rappeler que cette vision d'un groupe exogène n'appartenant pas à la Birmanie est celle de la plupart des Birmans. La très grande majorité d'entre eux considèrent en effet que les Rohingyas ne sont pas des Birmans, n'ont pas vocation à vivre dans le pays, et que la solution consiste à les rejeter hors des frontières. De tout temps, les Rohingyas - en particulier dans la période contemporaine, notamment sous la junte,- ont été considérés comme des populations à part, persécutées au point que nous sommes arrivés à une situation de « quasi-apartheid ». Ces populations n'ont ni droits ni citoyenneté et ont dû faire face, dans la période contemporaine, à plusieurs vagues de persécutions. Ce que nous connaissons depuis août de l'année dernière n'est que l'expression la plus visible d'une série de crises intervenues au cours des années passées, en particulier en octobre 2012 et octobre 2016 - mais pas seulement -, les Rohingyas quittant alors le pays pour le Bangladesh.

Selon la carte démographique de cette diaspora, on observe qu'il existe entre 2 millions et 3 millions de Rohingyas dans le monde. Compte tenu de l'exode, la population la plus importante vit aujourd'hui au Bangladesh - un million de personnes, sûrement plus.

La seconde partie de la population se trouve en Arabie Saoudite - 550 000 personnes. Environ 250 000 Rohingyas se trouvent en Malaisie. On en compte également 50 000 au Pakistan, et à peu près autant en Inde.

Aujourd'hui, il resterait en Birmanie entre 200 000 et 300 000 Rohingyas, ce qui pourrait amener cette population à disparaître du pays.

La crise que nous vivons depuis août dernier prend de l'ampleur. Elle a démarré de manière anodine par l'attaque de postes de police par un groupe armé rohingya. C'est le facteur nouveau dans cette crise. Pour autant, celle-ci a donné lieu, de la part de l'armée birmane, à des réactions hors de proportion, engendrant un exode de 650 000 personnes et plus de 6 000 morts, des charniers, des exécutions ainsi que des viols massifs selon les rapports d'O.N.G.

La situation est extrêmement complexe. Pourquoi ? La Birmanie, ainsi que vous l'avez rappelé, est un pays en transition.

L'idée selon laquelle l'arrivée au pouvoir de Aung San Suu Kyi, en novembre 2015, a définitivement arrimé ce pays à la démocratie est une vue de l'esprit : en effet, les militaires détiennent une part importante du pouvoir. Ils conservent les trois ministères clés que sont l'armée, les frontières et l'intérieur. Ils détiennent 25 % des sièges au sein des assemblées, au niveau national comme au niveau territorial. Ils restent à ce titre les maîtres de la situation sécuritaire du pays et ne laissent au gouvernement en place, dirigé par Aung San Suu Kyi, qu'une faible marge de manoeuvre.

C'est si vrai que, sur ces questions, Aung San Suu Kyi, dès son arrivée au pouvoir, s'est efforcée de faire un certain nombre de choses, qui tenaient à la fois du symbole, de l'action et du concret.

Le symbole a consisté à désigner cette diaspora non par le terme de « Rohingyas », contesté par les Arakanais, ni par le terme de « Bengalis », que les Rohingyas refusent, se considérant comme des autochtones birmans musulmans de l'Arakan, mais par celui de « musulmans de l'Arakan ». Il s'agissait alors d'essayer de réconcilier les deux populations.

Aung Sans Suu Kyi a également souhaité lancer un programme de développement de l'Arakan, qui est aujourd'hui l'un des États les plus pauvres de Birmanie. Elle a poussé à la constitution d'une commission internationale présidée par l'ancien secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, qui a remis un rapport extrêmement complet et exhaustif sur ce qu'il convient de faire pour régler la situation des Rohingyas et de l'Arakan au-delà de la crise actuelle.

Aung San Suu Kyi s'est exprimée en faveur de la mise en oeuvre de ce rapport. Les militaires ont exprimé une opinion contraire.

La France, face à cette crise, s'est fortement mobilisée. Le Président de la République est intervenu, vous vous en souvenez, devant l'Assemblée générale des Nations unies en septembre dernier de manière très claire, en utilisant le terme de « nettoyage ethnique ».

Si les Rohingyas sont dans la situation que je décris, les Arakanais eux-mêmes sont dans une situation extrêmement compliquée. Les Arakanais, je l'ai dit, sont les héritiers d'un royaume bouddhiste ancien, qui a été annexé par la Birmanie et par les Bamars, ethnie dominante de Birmanie, au XVIIIe siècle.

Avec l'arrivée des crises et l'implication de la communauté internationale et des ONG qui, très légitimement, se sont concentrées sur le sort des victimes rohingyas, les Arakanais ont développé une acrimonie croissante contre le gouvernement local, mais aussi vis-à-vis de la communauté internationale.

C'est une situation complexe, où le choc des communautés religieuses est important. Ainsi, la grande manifestation des Arakanais, qui fêtent chaque année l'anniversaire de leur annexion par les Birmans, a été interdite par la police birmane, qui a tiré sur la foule, faisant 7 morts et 13 blessés.

Pour en revenir à la France, le chef de l'État est intervenu publiquement de manière énergique. Des initiatives ont eu lieu au moment de la présidence du Conseil de sécurité en octobre, et une réunion du Conseil de sécurité a été organisée à huis clos, en présence de M. Kofi Annan. Elle a fait l'objet d'une déclaration de la présidence, en collaboration avec les Britanniques. La France a également joué un rôle clé en accompagnant une résolution initiée par les membres de l'Organisation de coopération islamique (OCI), dans le cadre de l'Assemblée générale des Nations unies.

Nous nous sommes également largement mobilisés dans le cadre du Conseil des droits de l'homme à Genève. La France a également été très active au niveau européen. Nous avons été à la pointe de la mobilisation européenne. Notre positionnement sur la crise birmane et sur la façon dont elle est gérée est clair : nous avons fermement condamné les autorités militaires, au point que nous avons suspendu toute coopération avec elles.

Il était important de cesser cette coopération et d'amener nos partenaires européens à accepter le principe que nous pouvons envisager de nouvelles sanctions en fonction de l'évolution de la situation.

Dans le même temps, nous avons soutenu le gouvernement d'Aung San Suu Kyi pour l'encourager à mettre en oeuvre le rapport de la commission présenté par Kofi Annan.

La France a également été présente sur le front humanitaire. Nous avons, l'année dernière, débloqué 4,1 millions d'euros pour la Birmanie et le Bangladesh afin de venir en aide aux populations concernées. Une rallonge d'un million d'euros sera accordée au premier trimestre pour la même raison.

Quelles sont les perspectives ? Un certain nombre d'avancées incontestables ont eu lieu ces dernières semaines. Un accord a été signé entre le Bangladesh et la Birmanie, destiné à mettre en oeuvre le rapatriement des personnes concernées.

Les deux pays se sont engagés à réaliser ce processus de rapatriement sur deux ans et ont arrêté le chiffre de 300 rapatriements par jour, cinq fois par semaine. Un simple calcul montre qu'à ce rythme, il faudra dix ans pour rapatrier la population en question !

En second lieu, les Rohingyas n'ont visiblement aujourd'hui aucune envie de revenir en Birmanie, même si l'aide humanitaire a la possibilité de retourner dans la zone concernée, dans le nord de l'État d'Arakan... Cet accès est limité au programme alimentaire mondial (PAM) et à la Croix-Rouge internationale, mais tout montre que la situation sur place n'est pas stabilisée.

Les Rohingyas ne souhaitent pas revenir chez eux, les villages ayant été brûlés et rasés. D'ailleurs, dans le compromis qui s'est esquissé entre le Bangladesh et la Birmanie, il est question de construire des camps côté birman. Aujourd'hui, le plus grand camp de réfugiés au monde, situé dans la région de Cox's Bazar, compte 850 000 personnes. L'idée est de transporter ces personnes dans d'autres camps, de l'autre côté de la frontière. La question n'est d'ailleurs pas réglée sur le fond : sur quel statut pourront-ils compter, de quels droits et de quelles perspectives pourront-ils disposer ?

La situation est très compliquée. C'est un enjeu pour le Bangladesh, qui connaîtra des élections dans les années qui viennent. Dans la mesure où le mouvement des Rohingyas a tendance à se radicaliser, l'inquiétude est vive au Bangladesh quant à la tentation de certains éléments de cette population à instrumentaliser la crise et à interférer dans le jeu interne du Bangladesh.

Je vous ai décrit la situation en Birmanie sachant que, outre la crise très particulière que connaît l'Arakan, on assiste depuis quelques années à une montée du radicalisme bouddhiste qui n'est pas spécifique à la frange arakanaise, celle-ci aspirant probablement à créer, dans la perspective des élections de 2020, un parti bouddhiste nationaliste.

Le gouvernement dirigé par Aung San Suu Kyi est pour ainsi dire pris entre deux feux, d'une part une armée qui tient les rênes de la situation, et une population très majoritairement hostile aux Rohingyas, très facilement mobilisable par la tendance radicale qui, dans l'histoire de la Birmanie, a toujours été associée au nationalisme.

Les trois paramètres qui caractérisent la question birmane, définis par l'éphémère période de la démocratie dans ce pays, de 1948 à 1962, sont les mêmes.

Le premier concerne la question ethnique. La Birmanie compte 40 % de minorités ethniques, réparties sur les périphéries. Les Rohingyas n'en sont qu'un petit exemple. Vous avez entendu parler des Chins, des Karens, des Kachins, des Shans, autant de populations dont la situation est loin d'être stabilisée dans ce pays. Tant qu'une réponse globale ne sera pas apportée à leur statut - transformation de l'État, partage des ressources - la question birmane restera pendante. C'est l'objet du processus de paix en cours.

Le deuxième facteur réside dans la balkanisation de la scène politique. Aujourd'hui, il est faux de croire que la Ligue nationale pour la démocratie (LND), le parti d'Aung San Suu Kyi, qui a remporté haut la main les élections et qui contrôle la grande majorité des sièges qui ne sont pas attribués aux militaires, est toute puissante.

La troisième caractéristique de la question birmane réside dans le positionnement de l'armée qui pourrait chercher à tirer profit de la situation pour reprendre entièrement la main..

La crise des Rohingyas est donc une crise humanitaire, mais qui a aussi de multiples conséquences nationales, régionales et géopolitiques, avec des effets éventuels sur la transition démocratique.

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