Intervention de Fatiha Dazi-Héni

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 31 janvier 2018 à 9h35
Audition conjointe sur « l'arabie saoudite dans son environnement régional »

Fatiha Dazi-Héni, responsable du programme « Politiques de sécurité et de défense des monarchies de la Péninsule arabique » à l'Irsem :

C'est le roi Salmane qui est à l'origine de la transformation de la structure monarchique saoudienne traditionnelle, articulée autour d'un modèle horizontal et reposant sur le partage des pouvoirs entre les princes « seniors » de la famille qui règnent chacun dans leur fief ministériel, à la manière de micro-entités indépendantes, avec leurs propres réseaux de clientèle. Trois mois après son accession au trône en janvier 2015, il a nommé son neveu Mohammed ben Nayef prince héritier en place du prince qui avait été désigné par son prédécesseur, le roi Abdallah. C'est surtout la désignation de son fils favori, Mohammed ben Salmane, comme vice-prince héritier, qui a provoqué la stupeur au sein de la famille royale : tous les princes seniors sont balayés d'un revers de main. Ce jeune prince de 32 ans, moins éduqué que ses frères, était déjà ministre de la Défense et devient également président du Conseil économique et du développement.

Le roi Salmane en termine ainsi avec le principe collégial qui a caractérisé le système mis en place par le roi fondateur Ibn Saoud en 1932 et qui l'a laissé à ses héritiers à sa mort en 1953. Le roi s'affranchit également du Conseil d'allégeance mis en place par son frère et prédécesseur, le roi Abdallah, qui avait organisé en fonction de ses propres intérêts un processus de succession qui visait surtout à marginaliser et à affaiblir le clan al Soudayri, le plus puissant de la famille, dont faisait partie le roi Fahd, les princes Sultan et Nayef et le roi Salmane. Le roi Abdallah a plutôt réussi à affaiblir ce clan, autrefois très soudé. Selon de nombreux Saoudiens, le roi Salmane n'a pas oublié cet épisode et a pris sa revanche une fois arrivé sur le trône. Il a réalisé un changement profond de la structure monarchique en imposant sa propre descendance, et donc un système vertical, qui supplante l'archétype horizontal de la monarchie dynastique qui s'appuyait sur les différentes branches de la famille, issu du lignage direct du roi Ibn Saoud.

L'ascension fulgurante de Mohammed ben Salmane commence quand il devient ministre de la Défense, mais le vrai coup d'accélérateur est l'instauration d'un gouvernement technocratique dès avril 2015, lorsqu'il devient vice-prince héritier et qu'il lance ainsi sa fameuse « Vision 2030 ». Il veut s'imposer comme celui qui va transformer fondamentalement l'Arabie Saoudite et son père croit qu'il est celui qui a le plus d'autorité pour entreprendre les grands changements du XXIe siècle afin que l'Arabie Saoudite figure parmi les États qui comptent au Moyen-Orient. Moins diplômé que ses frères, MBS n'est titulaire que d'une licence de droit à la King Saoud University, mais il a toujours suivi la trajectoire politique de son père : il est très imprégné de la culture politique locale, et en tire avantage par rapport à ses frères. Il est également un entrepreneur plutôt avisé, dont la vision du monde est bien plus attachée à l'esprit d'entreprise et à l'efficacité économique qu'à une culture politique purement idéologique : sa Vision 2030 constitue la pierre angulaire de la nation saoudienne qu'il souhaite construire, non plus simplement selon le seul référent identitaire islamique ou sur les liens tribaux et la famille royale, mais sur une économie diversifiée reposant sur l'efficacité et la méritocratie, et surtout autour de sa personne et non plus autour de la famille royale. C'est un projet de pouvoir sultanique, qui voit l'émergence du 4ème État al Saoud, dont les caractéristiques sont la verticalité et la concentration de tous les pouvoirs à la manière des républiques arabes autoritaires ou d'un style assez inspiré d'Erdogan - sans l'idéologie frériste qui anime le président turc.

Il construit son pouvoir autour de sa légitimité personnelle au détriment de celle de l'institution familiale, dont il n'hésite pas à délégitimer la nature pour s'imposer comme la figure suprême. MBS, comme son père le roi Salmane, sont convaincus que l'étape autoritariste est un préalable à l'exécution efficace des réformes dont l'application a toujours été retardée en raison de la difficulté de l'exécutif traditionnel horizontal à s'imposer face aux diverses pesanteurs conservatrices et bureaucratiques du système monarchique collégial. Ce modèle monarchique dynastique était très résilient : une certaine pluralité d'avis et d'orientations pouvait être discutée, même si c'était en réalité un pouvoir assez figé, incapable d'engager une décision et donc de réaliser des réformes structurelles.

Pour beaucoup de Saoudiens, sans une volonté et une poigne de fer, rien ne se serait passé. Le roi Abdallah a oeuvré à ouvrir la société et a fait bouger les lignes : il y avait un certain pluralisme et une expression assez libre, moyennant bien sûr le respect des lignes rouges - ne pas parler de la famille royale ni de la corruption - mais sans jamais être très décisif sur le plan exécutif. Les décisions sur la réduction du rôle des religieux dans la société ou le droit de conduire des femmes, ou les espaces de mixité qui existent à Riyad dans certains cafés ou salons n'auraient jamais pu être prises sans cette conception du pouvoir sultanique. Elles poseront davantage question, notamment avec une population qui participe désormais davantage aux efforts demandés en payant des taxes et avec la réduction des prix subventionnés. Elle doit participer à la dynamisation du secteur privé, dépendre moins de l'État, ce qui sera propice à l'épanouissement d'une société civile.

En septembre et octobre 2017, tout en répondant à son public jeune et acquis à ces mesures sociales plus libérales - création de cinémas et de lieux de divertissement -, MBS organise un coup d'éclat destiné à intimider les contestataires qui tenteraient de s'élever contre sa politique intérieure et étrangère en procédant à une vague d'arrestations de grande ampleur, ciblant des intellectuels, des militants des droits civiques et des droits de l'homme, des proches de la mouvance des Frères musulmans... Il entend briser autant ceux qui dénoncent le durcissement de sa politique étrangère que ceux qui critiquent les orientations économiques de sa Vision 2030 et remettent en cause les mesures d'austérité ou les projets de privatisation d'une partie des grandes entreprises publiques.

La purge entamée le 4 novembre 2017, en étroite concertation avec son père, démantèle l'ancienne garde princière et ses réseaux d'affaires. Cela va dans le sens de la radicalisation d'un pouvoir en phase de consolidation. Il crée une Haute Commission de lutte contre la corruption, qui s'ajoute à la commission anticorruption que le roi Salmane avait instaurée en avril 2015. La purge vise une dizaine de princes - fait inédit dans l'histoire du royaume -, plusieurs ministres dont le prince Mitab ben Abdallah, ancien ministre de la Garde nationale et fils de l'ex-roi Abdallah, et tout le réseau qui gravitait autour du roi Abdallah. Ils sont brutalement jetés en prison avec des hommes d'affaires aussi puissants et importants que les frères Al-Walid, beaux-frères de l'ex-roi Fahd ou le milliardaire Saleh Kamal, proche des réseaux d'affaires de l'ancien ministre de l'Intérieur. Tous sont accusés de corruption ou de blanchiment d'argent, trafic d'influence, détournement d'argent public ou d'enrichissement personnel, mais le but est de trouver des arrangements financiers. Toutes les personnes emprisonnées au Ritz-Carlton ont été libérées, à l'exception de 56 cas déférés à la justice. Cette purge devrait officiellement rapporter plus de 100 milliards de dollars à l'État, mais en réalité certains avancent des chiffres entre 650 et 800 milliards de dollars...

Cette configuration structurelle d'un pouvoir personnel pose déjà problème dans l'exécution des réformes et du plan Vision 2030 à l'échelle des 13 provinces du royaume, au vu de l'ultra centralisation du pouvoir. Beaucoup espèrent y voir une étape, d'autres craignent la consolidation d'un pouvoir sultanique, avec toutes les incertitudes liées à cette nouvelle configuration. Le jeune prince est très populaire auprès de la jeunesse et des femmes, il a également élargi son assise auprès de la périphérie, jusque-là très réservée sur ses réformes libérales et sociales. La purge est un moment populiste très fort : il n'y a plus de traitement spécial pour la famille royale, peu importe son rang, sa fortune et sa puissance. Personne n'est au-dessus de la loi. Cette approche a largement séduit les Saoudiens lambda, très critiques envers le favoritisme ou le clientélisme institutionnalisé avec une corruption qui est la norme. Même s'ils ne sont pas dupes et savent que le manque de transparence restera la règle, beaucoup estiment que cette purge a reconnu publiquement la corruption comme fléau national. Même si le roi Abdallah avait contribué à assécher les réseaux financiers et de clientèle de ses rivaux al Soudayri, il a largement favorisé les siens, aujourd'hui radicalement éliminés.

En dehors de la consolidation de son pouvoir et de sa légitimité personnelle, quelles sont les motivations de Mohammed ben Salmane pour se débarrasser des poids lourds de la famille royale et du gotha des affaires qui ont tous profité d'un système de redistribution depuis les années 1970 ? Cette économie d'abondance, fondée sur le pétrole, était étatique : tous les contrats privés dépendaient des paiements de l'État, lui-même totalement dépendant des recettes pétrolières. Il fournissait à l'ensemble de la société des infrastructures, des services publics et des emplois : 70% des Saoudiens actifs sont employés par l'État, et les salaires représentent 45% de son budget. Cette situation a rendu l'État rentier saoudien - le plus emblématique de tous les États pétroliers - prisonnier de ses obligations redistributives et a paralysé sa capacité à réorienter sa politique économique. Ces réformes structurelles auraient dû idéalement se réaliser pendant la décennie d'abondance, entre 2003 et 2013, où le prix moyen du baril de pétrole était à 100 dollars. Non seulement ces réformes n'ont pas été faites, mais le roi Abdallah, dans le contexte des printemps arabes, avec notamment la chute traumatisante du président égyptien Hosni Moubarak, est totalement revenu sur sa politique d'incitation des Saoudiens à aller vers le secteur privé.

Ces réformes ont donc été menées en période d'austérité avec un prix du pétrole bas - bien qu'il soit remonté en 2017 pour se fixer autour de 60 dollars le baril -, qui avait plongé à 28 dollars en février 2016... Des mesures d'austérité sans précédent ont été appliquées dès septembre 2016, avec le doublement des prix de l'essence, et surtout la baisse de 20 à 30% des allocations et des primes des employés du secteur public, soit une perte équivalente et sèche de salaire, ce qui a entraîné une chute brutale de la consommation et a creusé le déficit budgétaire en 2016 et 2017. Ces mesures radicales ont été abandonnées en avril 2017, mais ont entraîné un très fort mécontentement de la population via les réseaux sociaux et relayé par les critiques de ceux qui sont maintenant en prison. Pour que cela n'entraîne pas un mouvement populaire de mécontentement, et pour l'exemple, la méthode radicale provoque une certaine peur. De plus, la guerre ruineuse au Yémen coûte de 4 à 6 milliards de dollars par mois, auquel s'ajoute le blocus décrété contre le Qatar aux côtés de l'émirat d'Abou Dhabi du prince Mohammed ben Zayed, à l'origine de cette campagne pour mettre au pas les Frères musulmans. Comme le Qatar est, avec la Turquie, le soutien essentiel de cette mouvance, la punition contre le Qatar devient une question de politique intérieure. La situation est très tendue et si personne ne conteste la fin du tout pétrolier, il est très compliqué d'imposer à une population qui n'a jamais rien payé non seulement de geler tous les salaires nets mais aussi d'augmenter les prix - les subventions sont réduites et une TVA de 5% sur tous les services et les biens de consommation est instaurée.

Il est trop tôt pour affirmer que Mohammed ben Salmane remplace le vieux système corrompu par une clientèle qui lui sera totalement dévouée, mais c'est plausible, du fait de la présence d'intimes du prince héritier dans les nouveaux cercles de décision - souvent des amis d'enfance ou des gens qui ont créé des entreprises avec lui, des membres de sa fondation MiSK destinée à la jeunesse, et tous les membres du conseil d'administration du Public Investment Fund (PIF), fonds souverain destiné à réaliser des privatisations et attirer les investissements.

Toutefois, cette analyse ne doit pas faire oublier les risques pris par le prince héritier, très mal accepté par la grande majorité de sa famille et perçu de manière très suspicieuse par les conservateurs religieux et les intellectuels - qui pourtant avaient globalement reconnu son courage et ses qualités.

Selon Mohammed ben Salmane, briser les anciens réseaux qui segmentent la structure politico-économique du royaume est un préalable à la consolidation de son pouvoir et donc à son ambition de réinventer l'économie politique de son pays autour de sa Vision 2030, qui va réduire la dépendance aux seules ressources pétrolières et accroître la part du secteur privé, pour absorber l'importante population saoudienne : 300 000 jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail. Il souhaite également responsabiliser les Saoudiens en leur imposant des taxes sur les services, en leur faisant prendre conscience que l'État n'est pas une vache à lait, et qu'en payant leur facture énergétique, ils se rendront compte du gaspillage puisque 30 % de l'exploitation du pétrole saoudien est à usage domestique. À ce rythme, et avec une croissance démographique de 2,5 % par an, le royaume ne sera plus en capacité d'exporter du pétrole en 2040. La politique fiscale est l'un des points forts de ces réformes structurelles. C'est le seul pays du Golfe à avoir mis en place, dès janvier 2018, la TVA sur tous les produits et les services, alors que seuls le tabac et les boissons sucrées avaient été annoncés.

L'Arabie saoudite est dans une phase structurelle de changement à haut risque. Changer de structure de gouvernance, c'est aussi faire face à des résistances monstrueuses d'un appareil d'État, où les employés veulent garder leur place et se méfient de tout changement qui menacerait leurs acquis. Le facteur temps joue aussi contre Mohammed ben Salmane. Le monde des affaires estime qu'en deux ans, presque rien n'a changé. Les moins de 30 ans constituent 57 % de la population - et non 70 % comme l'avance le prince héritier. Cette population jeune est concernée par les tensions économiques. Les réformes nécessitent du temps, mais MBS en manque cruellement. Tout porte à croire que sa longévité au pouvoir sera liée au succès, même partiel, de son entreprise de transformation de l'économie du pays. En cas d'échec, le mécontentement des exclus ou de ceux qui refusent le manque criant de libre expression grandira. Le climat n'est pas serein, les gens ont peur de parler au regard de la méthode radicale du prince. On ne sait plus où fixer les lignes rouges, donc l'autocensure est de mise. Mais personne n'a intérêt à ce que le prince échoue.

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