Intervention de Louis Blin

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 31 janvier 2018 à 9h35
Audition conjointe sur « l'arabie saoudite dans son environnement régional »

Louis Blin, chargé de mission au CAPS du ministère de l'Europe et des affaires étrangères :

L'Arabie Saoudite a un rôle modéré historiquement, en tant que principal soutien des États-Unis dans la région et réciproquement. Elle a une position proche de celle des Occidentaux - et en particulier de la nôtre - et bénéficie d'une excellente image en Occident, mais très mauvaise chez les « progressistes » arabes. C'est désormais l'inverse : les Occidentaux imputent à l'Arabie saoudite les maux qui les touchent, et en font leur bouc émissaire. Ils l'accusent de mener une politique étrangère guidée par la solidarité entre sunnites. Or la politique n'est pas menée par les religieux mais par une famille : c'est l'Arabie saoudite et non wahhabite ! Le seul autre pays wahhabite est le Qatar, ennemi de l'Arabie saoudite, et les salafistes musulmans n'ont pas besoin du wahhabisme saoudien. Avec la puissance financière de l'Arabie, il y a longtemps sinon que le monde musulman serait intégralement wahhabite ! La politique de l'Arabie est autochtone et non prosélyte.

L'Arabie saoudite dispose de deux moyens d'influence : un souverain saoudien « gardien des deux Saintes Mosquées », qui appartiennent à l'ensemble des musulmans ; et l'argent. L'Arabie saoudite achète ses amis. L'aide saoudienne est sa principale source d'influence dans la région. Cette tradition est remise en cause avec la chute des rentes pétrolières, qui amenuise donc son autorité.

Soit l'Arabie saoudite poursuivra cette influence, soit elle la mettra au service du projet récent de Mohammed ben Salmane : le passage de l'État à l'État nation. L'Arabie est un pays immense, neuf, avec de nombreuses forces centrifuges. Créée en 1932 par Ibn Saoud, elle a obtenu les moyens de son ambition en 1974 grâce au choc pétrolier, pour construire un véritable État. Désormais, elle doit construire une nation. Traditionnellement, le wahhabisme était antinational. Les fêtes étaient religieuses, jamais nationales. Désormais, le prince doit construire une nation avec une mobilisation populaire interne et en utilisant l'environnement, pour mobiliser contre les dangers extérieurs.

La clef de compréhension est le désengagement structurel des États-Unis du Moyen-Orient, au-delà du changement de responsables. Le président Trump poursuit la politique d'Obama. L'importance du pétrole du Golfe dans l'économie américaine a chuté : les États-Unis deviennent exportateurs de pétrole ; le pic était atteint en 2003 avec la guerre en Irak. Le désengagement progressif américain est comblé par d'autres acteurs, comme l'Iran, concurrent traditionnel de l'Arabie saoudite. Les craintes de l'Arabie sont-elles fondées ? Pour la première fois depuis les Perses sassanides au VIe siècle, l'armée iranienne est au bord de la Méditerranée. Les Saoudiens craignent que les Iraniens poursuivent vers le Sud, puis traversent le Golfe. La politique de l'Iran s'appuie sur son passé. Le Shah était déjà considéré comme le gendarme du Golfe... Résultat, les États-Unis ne veulent plus protéger l'Arabie contre l'Iran et se retirent de l'ensemble de la région. MBS veut prendre les affaires en main, avec une inexpérience totale, des capacités immenses mais une armée saoudienne mal organisée. La politique saoudienne au Yémen peut sembler, à cet égard, illisible et peu efficace.

Sans minimiser le drame humanitaire que constitue la guerre au Yémen, il convient d'en mettre l'ampleur en perspective : le conflit aurait fait à ce stade 10 000 victimes quand la Syrie en compte 400 000 et que 50 % de sa population est actuellement déplacée, soit 10 millions de personnes. L'échelle est différente, comme la nature du conflit : le Yémen fait face à une guerre civile engendrée par trente-cinq ans de dictature, quand bien même y interviennent l'Arabie Saoudite et les Émirats. L'Arabie saoudite juge le conflit yéménite comme une affaire intérieure, à l'instar, pendant longtemps, de la position française vis-à-vis de l'Algérie.

Les tensions entre le Qatar et l'Arabie saoudite sont d'une autre nature : elles relèvent en quelque sorte d'une affaire de famille, dans la mesure où elles résultent de relations historiquement mauvaises entre les dynasties régnantes à Abou Dhabi et à Doha, dans laquelle l'Arabie saoudite se révèle suiviste. Stéphane Lacroix l'a parfaitement expliqué : les Saoudiens, comme les Émiratis, ont développé une allergie radicale à toute immixtion du religieux dans la politique, mélange des genres qui ne gêne nullement le Qatar, notamment s'agissant de l'intervention des Frères musulmans.

Au Liban, l'Arabie saoudite a joué un rôle déterminant jusqu'à l'accord de Taëf en 1989, dont elle a permis la conclusion. Depuis, et comme les grandes puissances occidentales, elle s'est progressivement désengagée des affaires libanaises.

Quant à l'Irak, premier pays à être tombé dans l'escarcelle de l'Iran depuis le désengagement américain, les Saoudiens y soutiennent habilement, et de façon fort réaliste, le pouvoir officiel du premier ministre Haïdar al Abadi, ainsi que les différentes oppositions à l'influence iranienne, des Chiites comme Muqtada al-Sadr aux Kurdes. Le sunnisme ne guide donc pas leur politique étrangère.

Certes, la nouvelle politique étrangère et intérieure menée par l'Arabie saoudite peut sembler dangereuse sous certains aspects, mais il ne m'apparaît ni juste ni judicieux de l'en blâmer trop durement. Malgré l'amitié qui semble lier le prince héritier Mohammed ben Salmane au gendre de Donald Trump, Jared Kushner, les États-Unis se désintéressent progressivement de la région, tandis que la France y conserve une forte capacité d'influence. Alors que la situation de l'Irak et de la Syrie est on ne peut plus préoccupante et que l'Égypte est également confrontée à des difficultés considérables, l'Arabie saoudite demeure le seul pays arabe sunnite stable ; il convient donc de veiller à son équilibre. Si l'anarchie venait à gagner le pays, les conséquences seraient catastrophiques pour la péninsule mais également pour les pays occidentaux.

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