Je ne sais pas pourquoi l'État a renoncé à son exercer le droit de préemption qu'il avait acquis. En tout état de cause, même s'il était resté un actionnaire important, ce n'est pas son métier que de gérer en direct une industrie ferroviaire. C'est une situation que j'ai vécue dans l'automobile. Lorsque je suis arrivé chez Renault, je n'avais nullement l'idée d'une privatisation. Mais j'ai constaté que le rythme de décision et les finalités de l'État n'étaient pas ceux d'une entreprise, ce qui a notamment conduit à l'échec de la fusion Renault-Volvo, d'où j'ai conclu qu'un État majoritaire dans une industrie non régulée, c'est à dire pleinement exposée à la concurrence internationale, n'était pas l'acteur le plus agile...
S'agissant du cas Alstom-Siemens, l'État peut gérer le temps, mais il ne peut gérer éternellement. Ce que je puis ajouter, c'est que si, pour tout dirigeant d'entreprise, les sites ne sauraient entrer dans une consolidation totale, sauf à fragiliser la société, il n'en existe pas moins un élément de compétition entre eux. Quand on attribue une fabrication nouvelle, on fait des comparaisons. Je l'ai vécu chez Renault. Une usine dynamique a plus de chances qu'une autre de se voir attribuer une fabrication. Cette compétition interne est aussi un élément de progrès pour l'entreprise.
En matière de fabrication, comme je l'ai dit, la nationalité compte moins que dans la localisation du siège et de la recherche. Dans la comparaison franco-allemande, la France est plus compétitive pour les coûts. Dans un ensemble qui sera in ultimo piloté stratégiquement, je pense, par Siemens, les sites français ont donc toutes leurs chances. Nous ne partons pas battus. D'autant que Siemens est une entreprise qui a une vision de long terme, dans la tradition du capitalisme rhénan, qui prend en compte aussi l'acceptabilité sociale des décisions. Il n'en reste pas moins qu'existent des technologies concurrentes, et que pour couvrir les besoins en signalisation et en matériels roulants, des choix seront peut être faits.
Pourquoi avoir choisi General Electric naguère et se tourner aujourd'hui vers Siemens ? Outre que General Electric, en pleine restructuration, n'est pas intéressé par le ferroviaire, tout ce que je puis vous dire, c'est que lors du rapprochement Renault-Nissan, on avait considéré qu'un rapprochement avec un Européen proche était plus négatif pour l'emploi qu'avec un concurrent plus lointain...
La faiblesse française à l'export est le fruit de plusieurs facteurs. J'ai dit ce qu'il en était du manque de coopération. Je l'ai dit aussi, les entreprises allemandes ou suisses ont toujours considéré leur base nationale comme une priorité, à la différence de la France, qui préfère fabriquer sur les lieux de vente. Lorsqu'Antoine Riboud a repris l'activité d'une grande marque de bière alsacienne, je faisais partie d'une commission du Plan, et je me suis penché avec lui sur la question. Alors que les grands brasseurs ne se trouvent pas en Allemagne, mais en France, l'Allemagne était exportatrice net, tandis que la France était importatrice net. La raison en est que les brasseurs français fabriquaient, comme cela peut paraître logique, là où ils vendaient, tandis que les Allemands fabriquaient en Allemagne, ce qui produit, mécaniquement, une différence en termes d'exportation. Il est aussi un troisième facteur explicatif, la timidité des PME face à l'exportation. Je pense que les régions, sur ce point, pourraient en effet jouer un rôle essentiel. Lorsque Laurent Fabius a engagé la réforme du ministère des affaires étrangères, je lui ai suggéré l'idée de nommer quelqu'un auprès des préfets, avec mission de lever la crainte des entreprises vis à vis de l'étranger, qu'elles perçoivent comme risqué. Elles redoutent la barrière de la langue, les incertitudes, la distance, les modalités de paiement, bref, il y a beaucoup de craintes à lever, et les régions, comme les services déconcentrés de l'État, ont un rôle majeur à jouer pour parvenir à augmenter non seulement le volume des exportations mais aussi le nombre d'entreprises exportatrices. Quand, dans la région, une entreprise réussit bien à l'étranger, cela a un effet d'entraînement sur d'autres PME. Cette approche régionale me semble plus efficace que d'emmener des troupeaux d'entrepreneur en visite dans un pays, comme je l'ai vu faire, naguère, au Medef. Ce n'est pas une visite éclair de 24 heures qui détermine à se lancer.
Y a-t-il des freins spécifiques à lever dans le domaine industriel, où les métiers de transformation seraient moins attractifs ? Je tiens à dire que dans une usine automobile, le travail à la chaîne est difficile. Quand un col bleu voit défiler 60 voitures à l'heure et qu'il lui faut, sans erreur, faire une opération chaque fois différente en fonction des options, des couleurs, ce n'est pas facile. Cependant, lorsque l'on ouvrait un emploi chez Renault, il y avait toujours pléthore de candidats. Il faut dire que Renault ne payait pas mal, mieux que le Smic. En revanche, nos fournisseurs, sur une chaîne de même difficulté, avaient du mal à recruter, mais c'est qu'ils payaient au Smic... Pour les jeunes - je parle des jeunes car travailler à la chaîne passé 45 ans commence à être difficile, le dos et les bras ne sont plus ce qu'ils ont été - l'idée de pouvoir, avec leur salaire, vivre de façon indépendante compte beaucoup. Or, on ne vit pas de façon indépendante en région parisienne avec un Smic. J'ai été frappé de constater, il y a quelques jours, en Grande Bretagne, que beaucoup de serveurs, dans les restaurants, sont français. Comment expliquer qu'en France, les restaurateurs vous disent qu'ils n'arrivent pas à recruter ? Quand on apprend ce qu'est le salaire en Grande Bretagne et ce qu'il est en France, on comprend qu'un certain nombre de personnes aient choisi de traverser la Manche. Toujours le souci de vivre de façon indépendante de son salaire. Je ferme cette parenthèse, qui va au rebours de la doctrine reçue...
S'agissant de la formation, il me semble que ce qui compte le plus est qu'elle ouvre des perspectives de carrière. Dans le tertiaire, on a assez naturellement l'espoir de progresser ; il n'en va pas de même dans une entreprise industrielle, où l'on a l'impression de se heurter à des plafonds de verre. Pour accéder à la maîtrise, il faut des formations complémentaires. Or, ces formations destinées à l'avancement n'étant pas assez nombreuses ne sont pas dans les perspectives de ceux qui entrent dans une entreprise industrielle. Et, je l'ai assez souligné, la perspective de passer 40 ans de sa vie à la chaîne n'est pas attractive. Il faut donc nourrir les perspectives de formation, et attirer non seulement sur l'emploi mais sur la carrière. D'autant que le fait que les formations initiales soient plus répandues qu'avant a cet effet paradoxal que la promotion interne en est rendue plus difficile.
L'État, s'il n'a pas à se montrer stratège dans une entreprise individuelle, l'est en ce qu'il essaie de pousser dans de grandes directions. C'est le cas avec le Programme d'investissements d'avenir ou avec le Plan d'investissement de 57 milliards. Les lignes directrices sont, comme je l'ai dit, le numérique, la transition énergétique et, de façon générale, la capacité d'innovation. On voit de plus en plus de grandes entreprises, en France, nourrir des start up, et c'est une bonne nouvelle. Elles sont conscientes qu'elles vivent en absorbant des idées, et que si elles sont performantes dans la gestion des idées, elles le sont moins dans leur création. On le voit dans les laboratoires pharmaceutiques : l'invention est faite ailleurs, puis le processus de validation, très onéreux, rentre dans le système industriel de la grande entreprise, qui le fait mieux.
Bien sûr, l'État doit aussi favoriser la compétitivité, y compris ce qu'on appelle la compétitivité hors coût. Certes, on ne ressuscitera pas une industrie horlogère française, parce que les Suisses en ont fait table rase ; je ne pense pas non plus que l'on ressuscitera une industrie de la machine-outil - je parle en connaissance de cause, ayant été au ministère de l'Industrie sous Pierre Dreyfus, dont le plan de soutien a connu un échec. En revanche, dans les textiles techniques, par exemple, on a une industrie qui tient le coup et se développe. Et je pourrais citer d'autres exemples.
Vous m'interrogez sur les vertus du dialogue social et de l'implication des salariés. Je suis un fanatique de ce sujet. Lors me ma première entrée chez Renault, alors que j'étais directeur du contrôle de gestion, on ne présentait au comité d'entreprise que ce que la loi exigeait de nous, c'est-à-dire les comptes de la société mère et pas les comptes consolidés du groupe, qui seuls, pourtant, ont du sens. Si bien que l'on avait forcément un dialogue de sourds. Au fil du temps, on est parvenus à une situation où la cohérence entre la situation de l'entreprise et la prospérité des salariés était perçue par tous, quel que soit le syndicat, parce que l'on ne racontait pas de cracs et que l'on tenait les engagements. Moyennant quoi, durant les treize années où j'ai été président de Renault, alors que nos ventes en France étaient stables, à 700 000 voitures par an, nos fabrications en France sont passées de 1 million à 1,3 million. On a, autrement dit, doublé nos exportations, parce que les salariés avaient perçu que la productivité à laquelle nous encouragions était de leur intérêt.
Comment lutter contre la frilosité des entreprises à ouvrir leur capital ? Je pense qu'il faut faire des courbes d'apprentissage : on a des mécanismes de quasi fonds propres qui font que l'on peut dissocier un peu, mais pas éternellement, l'augmentation du capital et le partage du pouvoir - étant entendu que je pense que le partage du pouvoir a tout de même, à un moment donné, des vertus...
Comment expliquer le retard dans la robotisation ? Outre la question du taux de marge, la pression de l'exportation joue aussi. Si l'on part de l'idée de vendre à l'étranger ce que l'on produit en France, avec des salaires qui sont ce qu'ils sont - on ne va tout de même pas les mettre au niveau polonais ou bulgare -, on est amené à automatiser. Les Allemands, qui veulent exporter à partir de leur base nationale doivent nécessairement le faire. Mais si l'on privilégie, comme en France, une logique conduisant à fabriquer ailleurs, la pression à progresser en coûts est plus faible. Ce sont donc ces deux éléments, les marges - que des mesures récentes restaurent fortement - et l'idée qu'il faut être compétitifs de manière non seulement défensive mais offensive, qui comptent dans la robotisation. Jouent aussi, bien sûr, les aides spécifiques, comme celles que propose le PIA.
J'en viens aux véhicules électriques et autonomes. Je considère que le véhicule électrique a un avenir. Toute la question est dans les batteries, qui sont, pour l'instant, japonaises et chinoises. Il faut néanmoins parvenir à construire des batteries moins chères, qui vivent longtemps : espérons qu'elles soient françaises.