Intervention de Louis Chauvel

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 18 janvier 2018 à 8h30
Audition de M. Louis Chauvel sociologue professeur à l'université du luxembourg auteur de « la spirale du déclassement » dans le cadre de la préparation du rapport d'information sur le pacte des générations

Louis Chauvel, sociologue, professeur à l'Université du Luxembourg :

Je vous remercie de votre invitation. J'ai déjà eu l'occasion de venir au Sénat pour un colloque au temps du président René Monory, qui avait développé à Poitiers un système de prospective. À l'époque, j'étais venu en accompagnement du professeur Henri Mendras, sociologue qui faisait référence dans les années 1990 en matière de prospective, notamment en tant qu'observateur et théoricien de ce qu'il a qualifié de « seconde révolution française », qui est aussi le titre de son plus fameux ouvrage. Selon son analyse, un renouvellement massif et inédit du cadre politique et social de la France est intervenu en vingt ans, entre 1964 et 1984.

Un important moteur de ce renouvellement a été la disparition du personnel politique né dans l'entre-deux-guerres, qui a été remplacé par du personnel politique issu du baby boom. Ce renouvellement générationnel n'a pas concerné que le monde politique, mais aussi la fonction publique, le système de santé, les acteurs économiques, etc. On peut ainsi considérer que la génération qui a eu vingt ans en 1968 a « jeté dehors » - passez-moi la violence de l'expression - la génération précédente pour conduire un renouvellement complet du pays dans tous les domaines. Cet ouvrage d'Henri Mendras m'a profondément influencé.

La question intergénérationnelle est centrale pour comprendre tout phénomène de grand renouvellement d'une société. Vous avez donc choisi le bon objet d'étude pour saisir la mutation sociale dans laquelle la France se trouve engagée actuellement, en vous intéressant avant tout à la solidarité entre les générations. J'appelle toutefois votre attention sur une considération de méthode : en prospective, on ne peut pas isoler un objet de son contexte sans prendre le risque de faire de dangereuses erreurs d'analyse, voire des contre-sens. Une approche analytique est souvent moins concluante qu'une approche synthétique. Il faut voir comment différents aspects de la réalité sociale s'articulent pour évoluer ensemble à l'avenir.

De façon générale, je retourne très fréquemment aux pères fondateurs de la prospective que sont Jean Fourastié et John Kenneth Galbraith, que j'ai eu l'honneur de rencontrer à Harvard alors qu'il était presque centenaire. Ces grands anciens ont tracé l'analyse prospective du début des années 1950, et jusqu'au début des années 1980 pour Fourastié. Il est extrêmement utile de retourner à cette littérature pour comprendre où nous nous trouvons et où nous allons, ainsi que les spécificités de notre temps. Celles-ci sont épouvantables pour quelqu'un qui veut faire de la prospective, en raison de la complexification extrême de la réalité socio-économique. A l'inverse, la grande chance - et le grand espoir - de Jean Fourastié était que nous nous trouvions, à l'époque, dans une période qu'Henri Mendras a qualifié de « moyennisation » de la société.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, on a assisté à un effondrement de l'importance relative de la richesse patrimoniale et immobilière, à une expansion de la société salariale. À partir de 1947-1950, tout le monde s'est mis à travailler, même dans les catégories bourgeoises supérieures, où ce n'était pas une obligation, et le travail est devenu une référence centrale pour l'ensemble de la population française. Aujourd'hui, on a un peu oublié qu'il n'en a pas toujours été ainsi. La période extrêmement intéressante des « Trente glorieuses » se caractérise par l'expansion des classes moyennes et la transformation de la structure sociale qui était jusqu'alors axée sur la distinction entre les possédants et le prolétariat. Cette évolution de fond, sur trente ans, a atteint sa maturité aux alentours de 1975.

Si j'insiste sur ces questions-là, c'est avant tout parce que la grande chance des prospectivistes des années 1950 à 1980 était que le sommet et la base des structures sociales se sont alors beaucoup rapprochés : ce qui signifie que penser avec des moyennes était alors suffisant pour avoir une approche réaliste, et en tout cas suffisamment efficace, des évolutions futures. Jusqu'en 1975, le commissariat général du Plan ne faisait jamais d'erreurs profondes. Ensuite, la réalité sociale est sortie complètement du cadre de ces exercices de prospective.

Aujourd'hui, nous sommes de nouveau entrés dans une période de fragmentation sociale croissante. Avant, les prospectivistes pouvaient faire l'économie d'une analyse de la dimension patrimoniale de la richesse, comme d'une analyse fine des différences d'évolution par territoires. Maintenant, la polarisation entre les centres urbains, les banlieues riches et les périphéries est devenue une évidence, et aucune étude à dimension prospective ne peut l'ignorer. La fragmentation sociale entre des strates séparées, même si pas tout à fait étanches, est aussi une évidence en termes de niveaux d'éducation ou de compétences linguistiques. Par exemple, dans mon domaine comme dans beaucoup d'autres domaines de la recherche universitaire, la langue française est en train de devenir quasi résiduelle par rapport à l'anglais. On distingue ainsi des savoirs considérés comme marketables, ou monnayables sur le marché, dirait-on en bon français, et les autres.

De ce fait, les tensions sont croissantes entre les diplômés et les non diplômés, entre les diplômés issus des grandes écoles et les autres, entre ceux qui sont détenteurs de savoirs directement transférables sur le marché international du travail et ceux qui sont enfermés dans les limites du marché du travail national. La fragmentation est également croissante entre Français de souche, Français issus de l'immigration de première ou seconde génération, et Français immigrants - catégorie que personnellement j'ai rejoint il y a six ans en m'installant au Luxembourg. Toutes ces tendances de l'évolution de la société se traduisent par une complexification croissante de la prospective.

Dans ce contexte mouvant, le Sénat demeure garant de l'analyse de la soutenabilité des grandes politiques publiques, alors que, par construction institutionnelle et par dynamique politique, l'Assemblée nationale et le Gouvernement le font moins bien. Ainsi, la nature même du Sénat le conduit à veiller à ce que soit transmis aux générations futures un contexte de vie pas trop dégradé. En la matière, ma référence centrale reste Hans Jonas, dont la pensée est fondée sur le principe de responsabilité. Selon celui-ci, chaque génération « senior » a des devoirs envers les générations suivantes. Sa philosophie consiste d'une certaine manière en une généralisation des principes humanistes individuels à une société composée de plusieurs générations. J'ai déjà eu l'occasion de m'exprimer sur ces questions au Sénat.

Selon le sociologue Gérard Mauger, que vous avez entendu hier, le concept de génération est particulièrement complexe. Dans le vocabulaire de la philosophie, il s'agit d'un terme « polythétique », c'est-à-dire qui relève, selon le contexte dans lequel il est employé, de différentes catégories de pensée.

Le premier usage du terme est celui des générations familiales, qui lient les grands-parents, les parents, les enfants et les petits-enfants. On observe aujourd'hui une complexification des systèmes familiaux. Avec la croissance des divorces et des séparations de couples non mariés, mais aussi avec le développement des remariages et des familles recomposées, l'arbre généalogique est devenu un rhizome impossible à démêler pour la plupart d'entre nous. Bien évidemment, ce qui a trait à la taille de la fratrie change tout en matière de solidarité intergénérationnelle.

C'est au sein de la famille qu'a lieu la transmission patrimoniale, celle du niveau scolaire et des capacités cognitives. C'est une question extrêmement intéressante pour l'organisation sociale de notre pays. Les transformations des systèmes familiaux ont un impact massif sur le fonctionnement et les équilibres de l'État-providence. Je me réfère ici au dernier article de Mathieu Lefebvre et Pierre Pestiaux sur les transformations de l'État-providence en Europe, dont ils sont spécialistes. Nous avons gagné en moyenne trois mois d'espérance de vie par an depuis 30 ans, d'une manière qui n'avait pas été anticipée par les concepteurs des systèmes de retraite. N'oublions pas, toutefois, que ce mouvement n'est ni homogène, ni irréversible. Aux États-Unis, l'espérance de vie moyenne est en train de fléchir, ce qui recouvre en fait surtout une baisse de l'espérance de vie de la population « blanche non hispanique », pour reprendre les propres catégories de recensement des Américains.

Deux tendances essentielles pour l'analyse des solidarités familiales sont la plus grande présence des grands-parents pour la garde des enfants et, dans le même temps, le caractère plus tardif de la redescente du patrimoine d'une génération vers l'autre. Aujourd'hui, on hérite de ses parents souvent vers 65 ans, alors que ses propres enfants sont déjà grands. La transformation des modes de constitution des générations familiales influence profondément les systèmes de solidarité internes à chaque famille.

Il y a un autre élément central auquel je me réfère dans l'ensemble de mes publications, et notamment dans mon ouvrage sur le destin des générations paru aux PUF. L'histoire des générations n'est pas linéaire mais a connu des à-coups considérables d'un point de vue économique et politique. La spécificité des gens qui ont 70 ans aujourd'hui est d'avoir eu 20 ans en 1968, d'être entrés sur le marché du travail dans un contexte de croissance économique extraordinaire et de plein emploi qui a profondément marqué l'organisation du système social français. Cette génération a influencé la totalité du système social français : politiquement, idéologiquement, et aussi du point de vue de l'expansion de la fonction publique. Celle-ci a connu dans les années 1970 une progression considérable de ses effectifs, qui se voit encore dans l'importance du bâti des hôpitaux, des universités et des établissements scolaires datant de cette période.

Ce sont des évolutions fondamentales quand on analyse les niveaux de vie relatifs de la population par génération. La génération qui a aujourd'hui 70 ans a bénéficié d'une « tempête parfaite », pour reprendre une expression américaine désignant la conjonction improbable de phénomènes distincts qui se combinent pour engendrer un phénomène d'une puissance rarement vue. Le premier facteur de cette « tempête parfaite », extrêmement favorable, est l'emploi. L'expansion scolaire amorcée à partir de 1948 a ouvert à cette génération un accès à la fonction publique et au salariat des grandes entreprises tout à fait exceptionnel par rapport aux générations qui l'ont précédée, mais aussi par rapport à celles qui lui ont succédé. Cette génération a aussi bénéficié de bons niveaux de rémunération à son entrée sur le marché du travail, qui lui ont permis de cotiser abondamment, sur des carrières complètes, et d'acquérir ainsi des droits à retraite importants.

Pour prendre un exemple personnel, mes parents retraités et ceux de mon épouse ont fini par avoir une retraite supérieure à ce que nous gagnons tous les deux, qui travaillons à temps plein toute l'année en élevant quatre enfants. Ce constat a pesé dans notre décision de nous installer au Luxembourg. Plus généralement parlant, les générations actives doivent aujourd'hui cotiser pour des générations inactives, plus jeunes ou plus âgées, très nombreuses. Elles le font de manière généreuse, mais n'oublions pas que la générosité commence d'abord par l'épargne.

Outre l'emploi et le niveau de revenu, deux autres facteurs de cette « tempête parfaite » sont une capacité d'épargne importante, et un accès facile au logement, alors que la valeur des biens immobiliers relativement aux revenus était jusque dans les années 1980 du tiers de leur valeur actuelle. Un troisième facteur consiste dans le fait que les réformes du système de retraite sont demeurées relativement modérées. Jusqu'à présent, par facilité, chaque réforme ne s'est appliquée qu'aux nouveaux entrants sur le marché de travail, les anciens conservant leurs droits à retraite. C'est une nouvelle version de l'adage latin « tarde venientibus ossa », qui peut se traduire approximativement par : « à ceux arrivés tard, il ne restera que les os ». Enfin, cette « tempête parfaite » se caractérise également en fin de période par une valorisation extraordinaire des patrimoines acquis au cours des décennies précédentes.

Par conséquent, nous avons une situation où, en France, la solidarité entre les générations au sein des familles fonctionne très bien, simplement parce que les générations qui ont 20, 30 ou 40 ans sont structurellement très dépendantes du patrimoine acquis par leurs parents, qui le leur transmettent plus tardivement. Toutefois, la question générationnelle n'est pas située simplement à l'intérieur des familles, mais également, à l'évidence, au coeur de l'État-providence. Aujourd'hui, les nouvelles générations cotisent à plein pour des générations qui ont cotisé de manière légère lorsqu'elles étaient en activité. De même, les anciennes générations transmettaient leur patrimoine plus tôt dans le cycle de vie des actifs, ce qui changeait les conditions de fécondité de la population entière, car s'agrandir lorsque l'on fondait une famille était accessible plus tôt dans la vie.

Il me paraît essentiel d'avoir une approche générationnelle de l'État-providence. Pour certains de mes collègues, c'est un sujet absolument tabou parce que ce serait ouvrir la boite de Pandore du conflit intergénérationnel. Néanmoins, nous devons le faire, et réfléchir à la non-linéarité de l'État-providence. Certaines générations ont été extrêmement chanceuses, notamment en termes de mobilité sociale ascendante par rapport à leurs parents. L'année de naissance 1948 est une année bénie pour une génération qui a été bénéficiaire des grands progrès accomplis en matière de santé, d'emplois, de salaires, de retraites, et peut-être bientôt de dépendance.

Aujourd'hui, il est difficile en France de résister à la spirale du déclassement, c'est-à-dire de continuer à progresser par rapport aux générations plus anciennes. Il faut penser cette tendance aussi du point de vue de la société civile. Au sein des partis, des associations, des syndicats, des collectivités locales, de fortes tensions sont apparues entre les gens dans la soixantaine et les trentenaires. C'est bien naturel, car le vécu et les conditions de vie des uns et des autres sont très différents.

La situation ne me paraît pas durable. Notre État-providence est actuellement « métastable », c'est-à-dire qu'il est apparemment stable du point de vue de sa logique, tout en n'étant pas soutenable du point de vue intergénérationnel. Certaines générations cotisent énormément, avec comme perspective de voir à terme leurs droits réduits drastiquement. En termes prospectifs, les sexagénaires des années 2020, quand ils parviendront à la retraite, se trouveront appauvris par le chômage de masse des années 1980, par l'impact de salaires réduits, et par un âge d'entrée plus tardif dans la fonction publique et sur le marché privé du travail. Les tensions sur les niveaux de vie seront croissantes.

Je parle d'État-providence « métastable » en me référant aux spécialistes internationaux de l'analyse générationnelle des États-providence, qui classent ceux-ci en différentes catégories. Selon la typologie du sociologue et économiste danois Gosta Esping-Andersen, il faut distinguer le système anglo-saxon, d'inspiration libérale et fondé sur le marché ; le système scandinave, fondé sur l'État comme garant d'une structure sociale de classe moyenne homogène ; le système continental, qui est celui de l'Allemagne ou de la France, alimenté par des caisses de retraite basées sur les différents secteurs économiques ; le système du sud de l'Europe, où la famille est l'élément central, que l'on retrouve en Espagne, en Italie ou en Grèce, et sans doute également au sud de la Méditerranée. Dans ce dernier système, les pouvoirs publics ont tout investi sur les seniors, dans l'idée qu'ils viendront en aide aux juniors. À mon sens, la France n'est qu'au début d'une dérive de son modèle continental vers le modèle du sud de l'Europe. Cela me paraît extrêmement dangereux, car on voit bien que ce système est un « système familialiste sans familles » : les jeunes générations n'y peuvent plus avoir d'enfants. Les Espagnols et les Italiens bien diplômés sont de plus en plus nombreux à émigrer en Allemagne, au Luxembourg, en Scandinavie. Or, les spécialistes placent de plus en plus souvent la France parmi les pays du sud, au regard de cette préférence progressivement renforcée pour les seniors.

Il convient de bien distinguer entre les familles possédant un patrimoine et celles riches de leurs seuls revenus, entre les individus possédant un diplôme ayant une valeur globale et les autres. La question sociale va devenir de plus en plus complexe. L'intérêt des jeunes des catégories moyennes supérieures, bien diplômés, de rester ou non dans le pays, c'est-à-dire de cotiser ou non dans le pays, sera de plus en plus dépendant de leur histoire familiale : vous n'aurez pas les mêmes opportunités de vie si vos parents ont un patrimoine, ou s'ils ne vous laissent que des capacités cognitives et intellectuelles. Dans ce second cas, les jeunes peuvent avoir davantage intérêt à partir ailleurs en Europe ou sur d'autres continents, vers les pays où l'activité économique est plus intense et les opportunités plus grandes.

La difficulté d'un exercice de prospective sur l'évolution des liens entre générations, tel que le vôtre, est qu'il n'y a pas une projection tendancielle et deux scénarios alternatifs, mais cinq ou dix scénarios différents selon le nombre des paramètres retenus et la complexité de leur combinatoire. Cette dynamique de fragmentation sociale ira croissante.

Pour conclure, je considère le leg du passé qui engage l'avenir, car la chaîne des générations est bien évidement celle-là. Les seniors ont connu d'autres périodes du temps passé de la Nation. Les nouvelles générations arrivent dans de nouveaux contextes, qu'elles vivent à plein et dont les seniors n'ont pas vraiment conscience. Car il est très différent d'expérimenter le chômage soi-même, et de le connaître seulement à travers ses voisins, ou même ses proches.

Les sociétés clivées ont plus tendance que les autres à produire des « bulles générationnelles. » Les tendances matérielles de la vie réelle, la situation sociale des individus, et les représentations collectives des relations familiales sont en train de diverger de plus en plus. La famille, en tant que valeur refuge, apparaît à son apogée dans les sondages d'opinion. Cela me semble contradictoire avec l'analyse de l'évolution des conditions de vie matérielles, qui fait apparaître des clivages générationnels porteurs de véritables tremblements de terre, dont la prise en charge par la puissance publique me paraît tout à fait insuffisante.

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