Intervention de Louis Chauvel

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 18 janvier 2018 à 8h30
Audition de M. Louis Chauvel sociologue professeur à l'université du luxembourg auteur de « la spirale du déclassement » dans le cadre de la préparation du rapport d'information sur le pacte des générations

Louis Chauvel, sociologue, professeur à l'Université du Luxembourg :

Je vous remercie pour vos questions très intéressantes. Je m'efforce toujours de ne pas donner de faux espoirs. Depuis vingt ans, j'ai rencontré beaucoup de politiques pour qui l'espoir était d'abord un moyen de se donner de l'espace. Or, cela fait trente ans que le chômage se maintient à des niveaux que l'on pensait au départ inacceptables. La question du logement est tout aussi fondamentale.

En ce qui concerne le rapport de la nouvelle génération à la propriété, la vraie richesse pour les individus est le logement. Être confortablement installé, avoir de l'espace, reste une condition essentielle pour fonder une famille et mener sa vie.

En ce qui concerne la silver economy, je doute qu'elle puisse se développer durablement, parce qu'elle est avant tout fondée sur le patrimoine et les revenus des retraités. Ces revenus consistent principalement en pensions de retraite prélevées sur des salariés qui, lorsqu'ils ont trois enfants, finissent par avoir un salaire net inférieur au niveau de revenu de leurs parents à la retraite.

Dans les années 1980, la pauvreté était liée à la vieillesse et paraissait en voie de disparition. Il me semble qu'aujourd'hui, les jeunes sont des pauvres en devenir. Le concept de silver economy est sympathique, mais il est impossible de redevenir jeune : les pertes de mémoire, le vieillissement et la perte d'autonomie des individus sont inéluctables. Le problème, me semble-t-il, est que nous avons tous un intérêt personnel au développement de cette économie, mais pas au maintien d'une forte natalité. En effet, à l'échelon individuel, nous vieillissons tous. Nous avons donc tous individuellement intérêt à améliorer les conditions de vie des personnes âgées, mais pas forcément celle des jeunes générations.

La situation des États-Unis est très intéressante pour observer ce qui pourrait être le scénario le plus noir. La transformation du système de santé américain s'accompagne d'une véritable épidémie liée au développement d'un usage massif des opioïdes, ces médicaments que les Américains appellent pain killers, autrement dit les antalgiques, en bon français. Aujourd'hui, on se rend compte que l'espérance de vie des Américains diminue. Cette tendance d'ensemble dissimule surtout une dégradation de l'espérance de vie de la classe moyenne. Aux États-Unis, les 20 % les plus favorisés sont dans la compétition sociale. Ainsi, pour y faire des études de niveau universitaire, il faut être prêt à supporter jusqu'à 500 000 dollars de dette personnelle afin de les financer. Pour ces classes sociales favorisées, les niveaux d'assurance santé et d'épargne sont tout à fait corrects. Mais le reste de la population américaine fait face à un effondrement de ses conditions de vie.

Les gens qui ont eu 20 ans autour de 1968 ont cru dans les rêves de leurs parents. Cette classe moyenne composée d'ouvriers, d'employés, de techniciens, a conservé en vieillissant les pratiques des drogues de loisirs de sa jeunesse, ce qui aboutit à une consommation massive de substances antalgiques de plus en plus létales. L'industrie pharmaceutique empoisonne de manière délibérée ces catégories sociales moyennes inférieures, en favorisant la prescription de médicaments à fort pouvoir d'accoutumance. Au final, nous assistons à la déstabilisation des jeunes seniors, qui ont raté leur entrée dans la société et n'ont plus d'illusions dans leurs vieux jours. Cette évolution de la société américaine m'apparaît comme un excellent scénario de ce qui est devant nous, si nous ne faisons rien. Mais, personnellement, je n'y crois que modérément, car l'industrie pharmaceutique est beaucoup plus contrôlée en Europe qu'aux États-Unis.

Le scénario le plus souhaitable n'est certainement pas de mettre la silver economy avant l'économie fondée sur le travail, qui reste le fondement de toute richesse disponible. Car on ne peut verser aucune retraite, quel que soit le système social, s'il n'y a pas suffisamment d'actifs pour alimenter les transferts vers les plus âgés.

En ce qui concerne les évolutions de l'État-providence, la situation de la France peut légitimement susciter l'inquiétude. Le PIB par tête n'est pas très élevé, il est notamment inférieur à celui de la Belgique, et notre pays se caractérise par une énorme sphère de redistribution. Les besoins sont énormes, mais la machine productive n'est pas en rapport avec ce système redistributif très développé. Je vous conseille d'entendre à ce sujet Jean-Paul Delevoye, le président du Conseil d'orientation des retraites. Il me paraît essentiel d'investir dans les capacités productives du pays, notamment privées, pas seulement publiques. En France, le coût salarial pour l'employeur est devenu prohibitif, alors que le niveau du salaire net pour l'employé est pathétique. Il devient urgent de cesser de redistribuer de l'argent dont on ne dispose pas. Il va aussi falloir renégocier le niveau des retraites, et pas seulement sur le flux des nouveaux entrants, mais aussi pour le « stock » des personnes déjà à la retraite. Il y a en Europe deux pays où les retraités sont plus aisés que leurs enfants au travail : le Luxembourg, dont le modèle économique est très particulier, et la France, dont l'économie est à la peine.

À long terme, le coût des seniors est énorme pour les actifs, et pas seulement du point de vue salarial. Cette situation risque de devenir intolérable pour une partie importante de la population, qui préfèrera se mettre en retrait du marché du travail.

Il existe un scénario plutôt optimiste, qui est celui du redéploiement des circuits redistributifs et du réinvestissement vers le travail d'avenir. Il existe aussi un scénario beaucoup plus pessimiste, qui est celui du roman de science-fiction de Michaël Anderson, traduit en français sous le titre « L'âge de cristal », dans lequel on se débarrasse des seniors au-dessus de l'âge de 30 ans. On pourrait couper la poire en deux, et fixer la limite à 50 ans !

Plus sérieusement parlant, l'aspect patrimonial, qui revient dans tous les débats sur les générations, me paraît central. Mais je suis au regret de vous dire que l'on n'y peut pas grand-chose, car si l'on augmente les taxes sur le patrimoine, celui-ci fuira à l'étranger.

Nous sommes donc face à une prospective extrêmement difficile. Je crois que la seule variable sur laquelle on puisse jouer est le coût et la valeur du travail.

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