Vos témoignages, Docteur Piet, ont beaucoup ému l'assistance. Je vous laisse répondre aux deux premières questions avant de recueillir les suivantes.
Docteur Emmanuelle Piet. - Le viol conjugal n'est reconnu en France que depuis 1992. Pourtant, plusieurs articles du code civil mentionnent la « communauté de vie » et les « obligations et devoirs » des époux, qui interrogent nos représentations du devoir conjugal... Peut-être faudrait-il songer à toiletter le code civil...
Dans les violences conjugales, je pense qu'il y a 100 % de viols. Je n'ai jamais vu de femme victime de violences conjugales à qui des rapports sexuels n'avaient pas été imposés. En tant que médecin, je rédige depuis quarante ans des certificats médicaux de contre-indication aux rapports sexuels, qui ont le mérite de faire prendre conscience aux femmes de la situation de violence qu'elles subissent. Ce ne sont pas des faux, puisque j'estime contre-indiqué, sur le plan médical, d'avoir des rapports sexuels quand on n'en a pas envie. J'ai rédigé le premier certificat de cette nature pour une patiente souffrant de graves séquelles médicales après une épisiotomie. J'ai simplement mentionné que les rapports sexuels devaient être évités. Sur la table d'examen, la patiente m'a rétorqué : « Si vous croyez que c'est moi qui décide... ». Je lui ai répondu : « Si ce n'est pas vous, ce sera moi » et j'ai rédigé mon premier certificat médical pour quinze jours. La patiente m'a alors demandé d'une petite voix : « Vous ne pourriez pas mettre plus ? ». Je lui ai répondu que j'allais de toute façon devoir la revoir très vite, afin de vérifier l'évolution de son épisiotomie. Finalement, ces certificats sont entrés dans ma pratique quotidienne. Parfois, les femmes reviennent en disant que le certificat a eu des résultats positifs, car elles ont pu se reposer et même, communiquer avec leur conjoint. Dans d'autres cas, elles disent que le mari « a fait quand même, car il se fiche de ma santé. » À travers ce type de constats, elles prennent conscience peu à peu qu'elles sont prisonnières de la notion de devoir conjugal.
Mon autre « arme » est de rédiger des ordonnances de lubrifiants remboursés par la Sécurité sociale. Un rapport non consenti étant très douloureux, il est moins pénible si l'on utilise du lubrifiant. Après une ordonnance que je rédige pour quinze jours, les femmes reviennent me voir. Certaines d'entre elles m'indiquent que leurs rapports sexuels sont en nette amélioration. D'autres, en revanche, me disent : « Il n'aime pas quand je n'ai pas mal » : dans ce cas, nous avons bien affaire à des violeurs, mais une femme qui prononce ces paroles commence déjà à cheminer vers la prise de conscience de sa situation.
Une étude menée sur des femmes violées et battues hébergées par SOS Femmes avait comptabilisé quarante-et-une grossesses ayant abouti à un enfant, vingt fausses couches et trois fois plus d'enfants prématurés qu'en population générale. De même, le nombre d'accouchements à domicile était cent fois plus élevé que dans la population générale. En outre, 100 % de ces femmes avaient été battues pendant la grossesse, y compris sur le ventre. 82 % avaient subi des agressions sexuelles pendant la grossesse. Le viol est présent en permanence. Dans une histoire collective, vingt ans est une période courte pour transformer les mentalités.
Concernant les violeurs, il est vrai que certains auront des obligations de soins. Sur ce point, je trouve dommage que l'obligation de soins ne commence qu'à la sortie de prison, ou puisse être un palliatif à la prison. Pourtant, les soins pourraient plus utilement commencer pendant que les violeurs sont incarcérés. À la prison de Villepinte, de 1997 à 2000, j'ai organisé des groupes de parole pour les enfants agresseurs sexuels, violeurs et criminels de sang. J'ai rencontré 119 enfants. J'ai cessé volontairement ces consultations en 2000 car le poste de la psychologue du quartier des mineurs avait été supprimé. Ces enfants avaient tous pour point commun, dans leur histoire, d'avoir été gravement maltraités et agressés sexuellement, de venir d'un pays dans lequel ils avaient assisté ou participé à des évènements violents. Ils avaient aussi été affectés par un abandon grave autour d'eux ou par une mort violente et injuste. J'ai repris les groupes de parole dans le cadre de la réparation pénale. Le tribunal nous envoyait des enfants agresseurs sexuels dits « légers ».
En 2011, lors de l'étude menée sur ces enfants, nous avons trouvé parmi eux 90 % d'enfants maltraités, 30 % d'enfants agressés sexuellement, 65 % d'enfants abandonnés par le père, la mère ou les deux parents et 60 % d'enfants ayant vu leur père battre leur mère. La violence s'apprend avant tout à la maison, dans son corps, sa chair et sa vie. Ce n'est qu'ensuite qu'on se trouve conforté par les images violentes vues à la télévision ou sur Internet, mais de telles images ne sont pas nécessairement le point de départ de la violence.
Lorsque j'aide les jeunes violeurs à faire le lien avec ce qu'ils ont vécu, et que je les entends parler de ce qu'ils ont vécu, ce que personne ne fait jamais, je pense que c'est utile. Ces enfants ont vécu des horreurs que jamais personne n'a écoutées ou entendues.
Je pense à ce gamin de 17 ans, au quartier des mineurs, qui m'a demandé à comprendre pourquoi il avait été violeur. Il faisait du football dans un club et avait été agressé sexuellement à l'âge de 11 ans par l'entraîneur. En réalité, il avait été vendu par son père à l'entraîneur de football, qui tenait également un réseau de prostitution de petits garçons. Il avait alors fugué pendant six ans, sans que le collège ou l'assistante sociale ne s'en inquiètent ! Nous l'avons retrouvé à 17 ans, violeur d'un petit garçon de 11 ans. Lorsque les jeunes visionnent le film que nous leur projetons, dans lequel un petit joueur de football entre seul dans le vestiaire avec l'entraîneur pendant que la porte se referme, je demande : « Que s'est-il passé, à votre avis dans ce vestiaire ? ». Les élèves de quatrième répondent, en général, qu'il a été victime d'une agression. Les jeunes en prison répondent en termes beaucoup plus crus. Je demande ensuite : « Que croyez-vous qu'il a pensé, ressenti ? ». D'habitude, on me dit : « Il a eu peur, il a eu mal ». Pourtant ce garçon m'a dit : « Sûrement qu'il a kiffé ». Je lui dis : « Tu crois qu'on peut kiffer ça ? ». Il répond : « Oui. ». Lorsque j'ai poursuivi mon questionnement, il a changé de position et a fini par dire : « Non. On ne peut pas ». À partir de ce moment, il a fait un bon travail avec la psychologue. C'était en 1997. Avec la psychologue, nous avons fait un signalement au procureur. Bien entendu, l'affaire a été classée. Personnellement, je ne sais pas soigner cet enfant.
Ces gamins agressés sexuellement, qui deviennent à leur tour agresseurs subissent à chaque fois une fouille à corps lorsqu'ils arrivent en prison. Personnellement, j'estime qu'il s'agit d'une agression sexuelle caractérisée. Une agression par l'État ! Pratiquée sur des enfants, cela peut aggraver leur état. Et je ne parle pas des adultes... Nous pouvons faire quelque chose pour les agresseurs, mais c'est un vrai travail.
Pour les enfants, il faut se souvenir que la protection de l'enfance n'a été confiée aux PMI et aux missions scolaires que depuis 1983, date des deux circulaires Ralite. Il s'agissait d'une réelle progression mais, manifestement, nous avons beaucoup reculé ces vingt dernières années. Les meurtres d'enfants sont bien plus fréquents que les meurtres de femmes, mais je trouve qu'il existe une tolérance sidérante à ces crimes. Madame Courjault a accompli à peine trois ans de prison et élève aujourd'hui ses enfants alors qu'elle en a mis quatre dans un congélateur ! On pense qu'une mère est nécessairement gentille alors qu'il y a des tueuses. Ce n'est pas comme si l'on affirmait que toutes les mères sont tueuses. Il y a des tueuses, et puis il y a des mères. Il faut arriver à le penser pour parvenir à protéger les enfants.
J'ai mené la campagne de prévention des agressions sexuelles à l'encontre des enfants. La première fois que je suis allée dans une classe, c'était en 1985 dans un CM2 tranquille. J'étais naïve à l'époque. Il y avait vingt-sept enfants de dix ans et c'était une première pour nous. Lorsque j'ai innocemment demandé quelles étaient les punitions à la maison, j'ai entendu « claques », « fessées », « martinet »... Et puis un enfant m'a répondu : « la casserole d'eau bouillante ». Je le revois encore... Finalement, il s'est avéré qu'un seul enfant n'était pas battu, dans ce quartier pavillonnaire de classes moyennes. Je leur ai dit que si c'était trop, les services de protection de l'enfance pouvaient les protéger. Pourtant, si vous ne faites pas une loi en ce sens, on ne peut pas protéger les enfants. J'exprime le besoin de cette loi depuis 35 ans, peut-être cela viendra-t-il. Mais tout de même, je ne peux pas dire cela aux enfants : « Je peux te protéger si c'est trop ». Qui apprécie ce « trop » ? C'est un alibi formidable pour la maltraitance. Bien évidemment, nous avons besoin de cette loi.
Vous êtes passionnée et passionnante. Ce que vous nous racontez est terrible.