Intervention de Élisabeth Moiron-Braud

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 18 janvier 2018 : 1ère réunion
Audition de Mme élisabeth Moiron-braud secrétaire générale de la mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains sur la mission de consensus

Élisabeth Moiron-Braud, secrétaire générale de la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF) :

Je vous remercie de nous avoir invitées à nous exprimer sur ce sujet. Effectivement comme l'a dit Flavie, nous avons auditionné des experts - magistrats, avocats, psychiatres, psychologues, chercheurs - et des victimes, ce qui nous a amenés à prendre en compte tous les aspects du sujet. A titre personnel, les travaux que nous avons menés m'ont permis de mieux appréhender les spécificités et les lourdes conséquences qu'entrainent les violences sexuelles subies durant l'enfance.

En tant que magistrate et Secrétaire générale de la MIPROF, j'aborderai le point de vue juridique et judiciaire. Lorsque Laurence Rossignol nous a demandé de mettre en place la mission de consensus, elle nous a indiqué avoir entendu les demandes d'allongement du délai de prescription, mais également les magistrats qui soulevaient les problèmes de la déperdition de la preuve. Elle avait donc beaucoup d'interrogations et souhaitait qu'un rapport soit élaboré pour contribuer à la réflexion. J'espère que celui-ci aidera le Parlement lorsque le projet de loi sera examiné.

En premier lieu, le sujet de l'allongement des délais de prescription est débattu depuis de nombreuses années. Les crimes sexuels sur mineurs présentent des spécificités. Ces crimes sont commis sur des enfants, particulièrement vulnérables, souvent dans un contexte familial ou dans l'environnement proche de la victime (école, centre sportif, communauté religieuse...), ce qui crée des situations d'emprise et des conflits de loyauté. Surtout, on constate fréquemment chez ces victimes un sentiment de honte et de culpabilité, ainsi que la peur de ne pas être entendues. Les conséquences sur leur psychisme sont telles qu'une amnésie traumatique peut intervenir. Cela a été le cas de Flavie et nous avons également entendu les témoignages concordants de nombreuses autres victimes lors de la mission de consensus. Le législateur a souhaité prendre en compte dès 2004 ces spécificités, notamment en termes de délai de prescription. La loi Perben du 9 mars 20043(*) a donc instauré un délai dérogatoire de prescription pour les crimes sexuels sur mineurs de vingt ans commençant à courir à compter de la majorité de la victime. Après 2004, au moins cinq propositions de lois ont porté sur un nouvel allongement du délai de prescription, voire sur l'imprescriptibilité. Dans certaines affaires emblématiques en effet, un grand nombre de victimes se sont vu opposer ce délai de prescription de vingt ans.

Plus près de nous, la loi du 17 février 20174(*) est très importante dans l'évolution du droit de la prescription. Elle porte à vingt ans le délai de prescription pour tous les crimes. Son article 7 définit un certain nombre d'exceptions concernant les crimes les plus graves pour lesquels un délai dérogatoire de trente ans est retenu.

Le législateur a pris en compte l'allongement de la durée de vie et les progrès de la science qui permettent de recueillir les preuves, des années après les faits. Les débats lors de l'examen de cette loi ont révélé un changement de regard sur la société, qualifiée désormais de « société de la mémoire ». Cette conception récuse le droit à l'oubli, qui était le fondement de la prescription de l'action publique. L'oubli n'apparaît plus pertinent à l'heure où la parole de la victime est de plus en plus entendue. J'ai connu l'époque où la victime était entendue en qualité de partie civile et recevable à demander des dommages et intérêts. Aujourd'hui, la victime est véritablement partie au procès pénal.

Au cours des débats devant le Parlement, de nombreux amendements ont été déposés, mais non adoptés, soit pour voir déclarer imprescriptibles les crimes sexuels sur mineur, soit pour porter le délai de prescription à trente ans. Le délai de prescription des crimes sexuels sur mineur s'aligne aujourd'hui sur celui des autres crimes, soit vingt ans. Il ne diffère que sur le point de départ des délais, soit à compter de la majorité de la victime. Si le législateur qualifie ce crime de « particulièrement grave », il n'en a pas tiré toutes les conséquences puisque le caractère dérogatoire du délai est très atténué.

Au cours de la mission de consensus, nous avons auditionné un grand nombre d'experts. Aucun argument déterminant ne nous a permis de considérer que la prescription de vingt ans devait être maintenue en l'état. À la suite des auditions, nous sommes parvenus à la conclusion de la nécessité d'un allongement du délai de prescription. Nous avons aussi été sensibles aux arguments sur l'imprescriptibilité, hypothèse évoquée dans le rapport mais mise de côté. Il est vrai qu'en France, l'imprescriptibilité est une exception suprême, applicable uniquement aux crimes contre l'Humanité, même si la prescription de l'action publique ne revêt pas le caractère d'un principe fondamental ni d'un principe de valeur constitutionnelle5(*). Cela étant, nous avons considéré qu'une telle réforme devait s'inscrire dans une réflexion plus large portant sur les crimes les plus graves, à l'image de ce qui est appliqué en Grande-Bretagne, en Suisse et dans l'État de Californie.

Considérant que les crimes sexuels sur mineurs présentent des spécificités et un caractère de particulière gravité incontestées, un délai dérogatoire de prescription devait pouvoir s'appliquer alors même que l'article 7 de la loi de 2017 a prévu un délai dérogatoire de trente ans pour les crimes de guerre et le trafic de stupéfiants ou les infractions terroristes. De surcroît, le rapport de la mission a considéré que la fixation du point de départ du délai à 18 ans - l'âge de la majorité -ne constitue pas une réelle dérogation. En effet, il paraît naturel que le délai parte de la majorité, âge auquel la victime pourra ester en justice.

C'est ainsi que la recommandation n°1 du rapport préconise que le délai de prescription applicable aux crimes sexuels sur mineurs bénéficie du régime dérogatoire prévue par l'article 7 de la loi, et soit donc porté à 30 ans.

Il est souvent opposé à l'allongement du délai de prescription le problème du dépérissement des preuves et que plus le temps passe, plus il sera difficile de juger de tels faits. Cependant, les procédures d'enquête se fondent sur la recherche de faisceaux d'indices graves et concordants, des témoignages, des enregistrements... Or nous sommes entrés dans l'ère numérique et les progrès scientifiques permettent une amélioration du recueil des preuves telles que les traces ADN, les caméras de surveillance, les messages.

Enfin, la preuve en matière de violences sexuelles pose toujours des difficultés, quel que soit le délai de prescription retenu. L'argument souvent invoqué du traumatisme que représenterait pour les victimes une affaire classée ou un acquittement paraît inopérant. En effet, ce n'est pas à nous de décider à la place des victimes, ce qui est bon ou mauvais pour elles. L'important est que la parole des victimes soit entendue. Si ces dernières ont décidé d'engager une action en justice, elles doivent être accompagnées et soutenues psychologiquement pendant toute la procédure par des associations qui jouent un rôle essentiel.

Enfin, la troisième partie du rapport préconise un meilleur repérage des victimes par la formation des professionnels, et un accompagnement renforcé des victimes.

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