En septembre 2017, la Commission européenne a présenté deux recommandations au Conseil en vue d'autoriser l'ouverture de négociations commerciales avec l'Australie et avec la Nouvelle-Zélande. Cela a conduit nos collègues Pascal Allizard et Didier Marie à déposer une proposition de résolution européenne traitant des enjeux soulevés par ces négociations. Cette proposition a été adoptée à l'unanimité par la commission des affaires européennes le 18 janvier dernier. En application de l'article 73 quinquies du Règlement du Sénat, notre commission est amenée à se prononcer à son tour sur ce texte. Je précise par ailleurs que cette proposition de résolution fera l'objet d'un examen en séance publique le 21 février.
Je tiens en premier lieu à saluer l'initiative de nos collègues Allizard et Marie, ainsi que la qualité du travail qu'ils ont réalisé. L'annonce de l'ouverture des négociations commerciales avec l'Australie et la Nouvelle-Zélande est en effet importante à double titre.
Premièrement, la négociation de ces accords soulève un certain nombre d'enjeux économiques importants. La libéralisation des échanges avec ces deux pays pourrait ouvrir aux entreprises françaises et européennes de nouvelles opportunités commerciales. Elle permettra aussi d'ancrer ces deux pays dans un système commercial fondé sur des règles. Alors que le cadre multilatéral se porte mal, l'enjeu de faire de l'Union européenne le moteur et le point d'agrégation d'un commerce mondial respectueux des règles est un enjeu stratégique. Mais il faut bien entendu rester vigilant et défendre nos intérêts sans naïveté. En particulier, il est clair que nos filières bovine, ovine, laitière et sucrière, déjà fragilisées, ne devront pas être impactées négativement par un éventuel accord. Tout cela justifie évidemment que le Sénat s'intéresse de près à la manière dont ces accords vont être négociés.
La proposition de résolution demande que ces produits sensibles, en particulier les produits de l'élevage ou les sucres spéciaux, fassent l'objet de contingents limités. Elle demande également qu'ils puissent bénéficier de mesures de sauvegarde spécifiques et effectives mises en oeuvre sans délai si les prix connaissent des variations à la baisse excédant un certain seuil. Il me semble que nous ne pouvons que soutenir de telles recommandations. Je proposerai deux amendements en vue de donner encore plus de poids à ces dispositions.
Au-delà des enjeux spécifiques à ces deux accords commerciaux, je vois un second motif pour nous intéresser à l'annonce de l'ouverture prochaine des négociations avec l'Australie et la Nouvelle-Zélande : cette annonce prend place à un moment charnière dans l'histoire de la politique commerciale européenne. Elle intervient en effet après l'échec du TTIP et l'accouchement difficile du CETA, au terme d'une séquence de plusieurs années marquée par la montée des critiques et des inquiétudes à l'encontre des accords commerciaux de nouvelle génération.
La Commission européenne s'est beaucoup vue reprocher d'ignorer, ou en tout cas de minorer, les risques « démocratiques » liés à la conclusion des accords de nouvelle génération. Dans la mesure où ces accords poursuivent un objectif de réduction des différences règlementaires englobant les domaines de l'environnement, de la santé et de la protection des consommateurs, il faut en effet être certain que la convergence règlementaire qu'on recherche respectera bien les préférences collectives nationales et qu'elle ne comporte pas un risque de limitation abusive du droit des États à légiférer. De même, la mise en place de mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États ne doit pas permettre à des firmes de contester le droit des États à conduire des politiques publiques. L'enjeu est de protéger les investisseurs contre les actions abusives des États, mais aussi, et c'est plus nouveau, de protéger les États contre les recours abusifs des investisseurs. Or, les tribunaux arbitraux, qui étaient jusqu'à présent l'outil traditionnel de règlements de ces différends dans le cadre d'accords commerciaux bilatéraux, offraient des garanties démocratiques trop fragiles, en raison notamment de l'opacité des mécanismes de décision et de l'impossibilité de faire appel des décisions.
On a également reproché à la Commission européenne d'avoir une politique commerciale déséquilibrée, qui ne prend pas suffisamment en compte une exigence de réciprocité de la part des partenaires. Cette question de la réciprocité concerne particulièrement l'ouverture des marchés publics, mais aussi la question des procédures et des normes sanitaires et phytosanitaires.
Une troisième série de critiques concerne l'insuffisante prise en compte des impacts négatifs de la libéralisation des échanges. Même si un accord commercial produit globalement des effets positifs sur l'économie de l'Union, il peut en effet avoir des impacts économiques asymétriques sur certains secteurs ou certains territoires fragiles. C'est typiquement le cas de certaines filières agricoles qui sont tenues de respecter chez nous des exigences environnementales, sanitaires et sociales parmi les plus élevées du monde et qui, de ce fait, ne sont pas toujours en état de combattre à armes égales avec les concurrents des pays tiers. Une libéralisation non maîtrisée des échanges dans ces filières risque alors de se faire au prix de leur fragilisation ou d'une pression à la baisse sur les normes sociales, environnementales ou sanitaires, ce qui n'est pas souhaité par la population.
Enfin, la dernière grande critique adressée à la Commission porte sur l'opacité entourant la manière dont elle a conduit jusqu'à récemment les négociations commerciales. Cette opacité concerne la définition du champ et des objectifs de la négociation ; ce qu'on appelle le mandat de négociation. Elle concerne également les impacts économiques, sociaux et environnementaux, le déroulement et le progrès des négociations et même le contenu final des accords conclus, puisque leur publication pouvait parfois se faire avec beaucoup de retard.
Toutes ces critiques ont conduit les opinions publiques et les pouvoirs publics nationaux à demander une inflexion de la politique commerciale européenne. La France est depuis le début en pointe dans le combat.
Je rappelle en particulier que le Sénat, à l'initiative de sa commission des affaires européennes, a adopté depuis 2013 plusieurs résolutions européennes concernant les accords commerciaux. La dernière en date est celle du 21 janvier 2017. Ces différentes résolutions, adoptées sur la base d'un large accord transpartisan, définissent une ligne constante qui insiste tout particulièrement sur les points suivants : l'objectif de transparence dans l'évaluation des impacts, dans la définition de mandats de négociation et dans le déroulement et les progrès des négociations ; la notion de réciprocité, notamment dans l'ouverture des marchés publics ; la nécessité de créer des mécanismes de règlements des différends transparents, qui respectent le droit des États à réglementer ; la nécessité d'inscrire dans les accords commerciaux des dispositions qui préservent les intérêts offensifs et défensifs de la France en matière agricole, notamment en ce qui concerne la défense des filières sensibles, la reconnaissance et la défense des préférences collectives françaises en matière alimentaire et environnementale, ou encore la défense du système des indications géographiques.
Sur tous ces points, cette proposition de résolution s'inscrit dans la droite ligne des précédentes.
Il est important par ailleurs de noter que, sur ces sujets commerciaux, quelles que soient les majorités au pouvoir, la voix du Sénat a toujours été concordante avec celle du Gouvernement. Il est important en effet que la France parle d'une seule voix. C'est encore le cas aujourd'hui. De façon manifeste, cette proposition de résolution reprend plusieurs points majeurs du plan d'action relatif à la mise en oeuvre du CETA adopté le 25 octobre 2017 par le Gouvernement dans le prolongement du rapport Schubert.
Je rappelle que l'axe 3 de ce plan d'action prévoit notamment de mieux analyser l'impact ex-ante et ex-post des accords de libre-échange sur le développement durable. Il souligne qu'il faut pour cela disposer d'études d'impact différenciant les effets des accords selon les secteurs et les pays.
Ce plan prévoit aussi d'enrichir les chapitres des accords relatifs au développement durable. Cela passe en particulier par l'inscription systématique dans ces accords du respect effectif du principe de précaution, de la citation systématique et explicite de l'Accord de Paris, de l'affirmation de la capacité des États à réguler pour des objectifs légitimes de politique publique notamment dans le domaine sanitaire et de la protection des consommateurs.
Ensuite, ce plan décline les enjeux relatifs au développement durable y compris dans les chapitres des accords ne traitant pas spécifiquement du développement durable. En particulier, le plan demande d'introduire systématiquement dans les accords un mécanisme d'interprétation conjointe liant le tribunal d'investissement et permettant ainsi aux États de défendre leur droit à réguler dans le champ environnemental en cas de contentieux investisseur-État.
Le plan renforce aussi le caractère contraignant et la mise en oeuvre effective des chapitres des accords relatifs au développement durable. Pour cela, il propose de rendre les dispositions environnementales opposables devant le mécanisme interétatique de règlement des différends des accords, de sorte que l'Union puisse par exemple suspendre des préférences tarifaires quand le non-respect de ces dispositions remet en cause l'équilibre des conditions de concurrence et entraîne un préjudice commercial pour les producteurs européens. Le plan propose également de demander des engagements précis en matière de ratification et de mise en oeuvre des conventions de l'Organisation internationale du travail.
Le plan accompagne enfin les secteurs et les territoires qui souffrent des effets de la libéralisation du commerce. Il appelle à mobiliser le Fonds européen d'ajustement à la mondialisation (FEAM). Je ne suis pas certaine que cet outil possède un potentiel adapté aux enjeux, mais l'important est d'affirmer le principe d'un mécanisme correctif des effets négatifs de la libéralisation des échanges, ce qui pour l'instant est totalement étranger au champ de la politique commerciale européenne.
Cette proposition de résolution reprend donc nombre de ces positions du plan d'action relatif à la mise en oeuvre du CETA. On peut s'en féliciter car ce sont des propositions ambitieuses. Tous les États membres n'ont pas des positions aussi offensives que nous en la matière. Néanmoins, la France, qui a souvent été pionnière, par exemple sur la question de la transparence ou des mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États, a déjà vu plusieurs de ses attentes satisfaites. Elle doit donc continuer à mettre l'Union européenne sous pression pour faire avancer ses vues. Le combat n'est pas gagné, mais il est gagnable. Il faudra se montrer résolus et convaincants auprès de nos partenaires en exploitant les opportunités ouvertes par le contexte actuel.
Nous devons profiter du fait que la Commission européenne est soucieuse de restaurer le consentement des peuples et des États membres au projet européen d'ouverture des marchés. En octobre 2015, elle a déjà proposé une nouvelle stratégie de commerce et d'investissement pour l'Union, intitulée : « Le commerce pour tous : vers une politique de commerce et d'investissement plus responsable ». Cette stratégie mettait en particulier l'accent sur la transparence et sur le respect des valeurs, en affirmant que les accords commerciaux doivent préserver le modèle social et réglementaire européen et servir de leviers pour la promotion des valeurs européennes dans le monde, comme le développement durable, les droits de l'homme ou le commerce équitable.
Cela a abouti à quelques mesures concrètes, quoiqu'encore modestes, dans le domaine de la transparence. La Commission rend désormais public le texte initial des projets de chapitres qu'elle met sur la table de négociation. Elle publie également des supports d'information accessibles qui éclairent les enjeux des négociations. Après chaque round de négociation, elle publie un rapport sur les avancées de la négociation obtenues pendant ce round. Elle s'est aussi engagée à publier dans les plus brefs délais, après leur conclusion, le texte définitif des accords. Enfin, elle s'est engagée à accorder une attention accrue à l'évaluation des impacts des accords commerciaux.
Plus récemment, en septembre dernier, la Commission a rendu public un nouveau paquet « commerce » qui entend mettre en place « une politique commerciale équilibrée et novatrice ». Le président Jean-Claude Juncker a déclaré à cette occasion : « Je voudrais que nous renforcions encore notre programme commercial. L'Europe est ouverte au commerce, oui. Mais réciprocité il doit y avoir. Il faudra que nous obtenions autant que ce que nous donnons ».
Dans ce paquet « commerce », la Commission européenne a annoncé en particulier de nouvelles mesures pour plus de transparence. Elle a décidé que seraient désormais systématiquement publiées toutes ses recommandations concernant des directives de négociation en vue de la conclusion d'accords commerciaux, ce qu'on appelle les « mandats de négociation ». Cette décision générale a trouvé une première application immédiate avec la publication des projets de mandats pour la négociation d'accords commerciaux avec l'Australie et la Nouvelle-Zélande. C'est une avancée considérable. De même, la commission a publié des études d'impact ex-ante approfondies, malheureusement seulement en langue anglaise.
Dans le même sens, la Commission a annoncé la création d'un groupe consultatif sur les accords commerciaux de l'Union. Réunissant syndicats, organisations d'employeurs, organisations de consommateurs et autres organisations non gouvernementales, ce groupe aura pour fonction de favoriser le dialogue avec la société civile.
Enfin, sur la question du règlement des différends entre investisseurs et États, le paquet « commerce » de septembre 2017 comprend une recommandation au Conseil en vue de lancer les négociations pour aboutir à la mise en place de ce tribunal multilatéral qui devra être permanent, indépendant, prévisible car doté d'une jurisprudence cohérente et qui permette enfin de faire appel des décisions.
La proposition de résolution prend acte de cette décision de la Commission européenne, mais elle demande que, dans l'attente de la mise en place du tribunal multilatéral, soient conclus des accords séparés et concomitants instituant un système juridictionnel des investissements sur le modèle du CETA. Elle recommande également de créer un pont juridique entre le règlement des différends en matière d'investissement et le chapitre « développement durable » des futurs accords -pont juridique qui pourrait prendre la forme d'un mécanisme d'interprétation conjointe garantissant le droit des États à réguler dans le domaine du développement durable. Nous devons soutenir cette demande, car il est important de créer un système juridictionnel transparent dans l'attente de la mise en place effective du tribunal multilatéral.
Au total, cette proposition de résolution me paraît à la fois complète et pertinente dans le fond comme dans la forme. J'appelle évidemment la commission des affaires économiques à l'approuver Je vous proposerai simplement d'adopter deux amendements visant à renforcer le dispositif proposé, notamment en introduisant dans le texte l'idée d'une évaluation de l'impact s'appuyant sur la notion d'enveloppe globale.