Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de l'honneur que vous me faites de venir témoigner des travaux que j'ai conduits.
À titre liminaire, je tiens à rappeler que je suis certes conseiller d'État, mais que je n'engage ici que ma modeste personne. D'ailleurs, le Conseil d'État n'autorise pas ses membres à venir s'exprimer devant les assemblées sur les textes pour lesquels il a émis un avis. Je n'ai pas participé aux travaux du Conseil d'État sur ce projet de loi, puisque j'avais contribué à son élaboration. Je ne ferai absolument pas le moindre commentaire sur l'avis du Conseil d'État, qui est forcément le meilleur possible et qui m'engage autant que mes collègues. Je ne vous donnerai que mon point de vue strictement personnel.
Vous le savez, le droit à l'erreur tel qu'il avait été exprimé pendant la campagne électorale était, si vous me permettez le parallèle, un peu semblable au Grenelle de l'environnement : une excellente idée parce que personne ne savait ce qu'elle contenait, ce qui permettait à chacun de l'enrichir. Les fonctionnaires qui ont rédigé ce projet de loi avec beaucoup de talent, dans des conditions d'urgence extrême, n'avaient pour cahier des charges que le titre : droit à l'erreur. D'où leur vision technique.
En fait, nos concitoyens avaient sans doute entendu que l'État allait cesser de les surplomber en leur donnant des leçons pour redevenir le service au service du public qu'il doit être pour l'essentiel. Au-delà de ce qui caractérise l'État régalien protecteur, avec ses moyens de contrainte et de défense, dont on sait très bien dans la période troublée que nous traversons, à quel point chacun y est attaché et est prêt à faire des sacrifices pour la sécurité collective en acceptant des limitations même considérables des libertés, nos concitoyens ont cessé de croire à l'État infaillible, omnipotent, intervenant sans cesse.
J'ai élargi la problématique, en posant le principe du repositionnement de l'État. Dans mon esprit, le projet de loi est non pas l'aboutissement d'une démarche, mais le tout premier pas de ce qui devrait être une transformation collective, dont j'espère vivement que le Parlement sera le pilote de la stratégie et de la bonne atteinte des objectifs.
Le constat que je fais est assez simple. Au début de ma scolarité à l'École nationale d'administration, j'ai eu le bonheur d'imprimer le code de l'urbanisme, soit 700 pages au format 10x12. Dans les trente-deux années qui viennent de s'écouler, il y a eu, à ma connaissance, quatorze lois majeures de simplification. Le code édition 2018 compte à présent 2 800 pages, le format a doublé et le grammage des pages est plus faible. C'est vous dire que c'en est fini de la simplification ! Cela ne fonctionne pas. Il est illusoire de faire croire qu'on parviendra à quelque résultat que ce soit en la matière. Simplifier, c'est dire qu'il y a une règle plus simple, donc une frontière, un contentieux, un décret pour expliquer la frontière, une jurisprudence qui l'éclaire et des exceptions au tracé de la frontière.
La voie à suivre part d'un constat extrêmement simple. Dans une société devenue extraordinairement technique, l'État n'a plus les compétences pour maîtriser cette technique. Le dernier fonctionnaire qui savait ce qu'était une exploitation minière est parti à la retraite. De quel droit l'État va-t-il dire comment fonctionne l'exploitation minière ?
Ce que peut faire l'État, ce n'est certainement pas donner des ordres du haut de son savoir. D'ailleurs, on en connaît les effets. Quand l'État demande à la population de se faire vacciner, elle fait le contraire !
L'État cravaté, en uniforme, en blouse blanche, qui affirme qu'il sait et que vous ne savez pas, n'est plus accepté. Vous le savez beaucoup mieux que moi étant leurs représentants, nos concitoyens savent, comprennent, ont la compétence. L'État peut continuer à être le garant de l'essentiel, de l'objectif à fixer et de la méthode à suivre, en ayant le monopole de la contrainte, du contrôle, du contrôle juridictionnel, de la décision d'équité et de la manière de trancher les conflits insolubles.
Nous avons réalisé une décentralisation territoriale. Celle qui est devant nous aujourd'hui, c'est une décentralisation sociale, celle qui va transférer à la société le soin, dans le cadre fixé par l'État, conformément aux objectifs fixés par le Parlement, de déterminer les moyens d'y parvenir dans un cadre procédural que l'État validera. L'État moderne, ce n'est pas l'État qui recrute 100 000 fonctionnaires pour contrôler les vieux véhicules, c'est celui qui définit les normes en matière de contrôle technique, qui contrôle les contrôleurs et qui laisse la société s'emparer de ce sujet.
L'ensemble des propositions que j'avais formulées et qui ont été soumises à un groupe informel de députés visent à rendre à la société tous les degrés de liberté lui permettant, sujet par sujet, de ne pas être entravée et de pouvoir choisir les voies et moyens de l'action.
Je me suis appuyé sur plusieurs expériences personnelles, mais je n'en citerai qu'une.
Voilà quelques années, une grande querelle avait eu lieu sur le rôle des architectes des Bâtiments de France dans les zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager, les trop célèbres ZPPAUP. Il n'est pas question de déclasser un monument historique, mais plus personne ne supporte que l'État ait son mot à dire sur la possibilité d'installer un panneau solaire, de changer une vitrine. C'est cette réalité qui a guidé la rédaction des principales propositions qui figurent dans le texte.
Nous avons gardé le droit à l'erreur, avec son cortège d'exceptions et de prolongations. Dans la rédaction issue des travaux des députés, cela ne représente que 10 % ou 20 % du contenu du texte. Le reste du texte s'inspire de cette réflexion : mieux qu'un jardin à la française, l'éclosion des fleurs dans les prairies est la bonne solution de réjouir l'oeil. Il faut arrêter de penser que, depuis Paris, on est capable, de façon uniforme, unitaire et définitive, de fixer absolument tout, partout.
Oui, il y a des règles nécessaires, avec, évidemment, la protection des droits fondamentaux. Mais, on peut peut-être accepter de temps à autre que, ici ou là, sur le territoire, les choses diffèrent. De la même façon, quand l'État fixe des objectifs, il n'est peut-être pas absolument obligé de fixer la totalité des démarches procédurales nécessaires.
D'abord, il y a des limites à l'exercice, des limites constitutionnelles et européennes. Le droit à l'erreur, tel que le projet de loi le porte, c'est bien, mais ce serait mieux si nous commencions aussi à l'exporter au niveau européen. Jusqu'à présent, le droit de l'Union européenne est inflexible.
Ensuite, il y a des limites constitutionnelles. Il faudra sans doute poser la question de la manière d'adopter la norme et de l'écrire. Le projet de loi ne traite pas de l'inflation normative. Je ne crois pas que la norme soit aujourd'hui la bonne réponse. Elle est nécessaire - je pense à la matière pénale ou aux garanties sociales -, mais elle ne doit plus être le seul mode d'intervention. Nous sommes les héritiers d'un État napoléonien, mais nous devons être capables d'imaginer l'État du XXIe siècle, qui, par définition, est complètement différent, dans ses conceptions de la légitimité, de l'autorité, du pouvoir et de la fixation des règles sociales.
Concernant les ordonnances, je vous répondrai le plus honnêtement possible : c'est une très bonne façon d'élaborer des expérimentations limitées dans le temps, à condition que la fixation des objectifs par le Parlement soit extrêmement claire et que nous soyons capables d'élaborer ensemble - la société, le Parlement, l'appareil administratif de l'État - les moyens de déterminer les modalités d'évaluation, en faisant preuve de pédagogie. À cet égard, nous n'avons pas de culture scientifique de débat préalable aux choix ni d'évaluation du choix. Si nous voulons une décentralisation sociale, il faut que nous nous dotions des moyens nous permettant d'évaluer ce que faisons.
Oui aux ordonnances, à condition que vous, législateurs, affirmiez clairement l'objectif poursuivi et la valeur ajoutée sociale, économique ou politique attendue.