Intervention de Éric Heyer

Commission des affaires sociales — Réunion du 13 février 2018 : 1ère réunion
Audition de M. éric Heyer préalable à sa nomination au haut conseil des finances publiques par le président de la commission des finances du sénat voir à la rubrique de la commission des finances

Éric Heyer :

Permettez-moi tout d'abord de rappeler quelques points de mon parcours, qui apporteront déjà un élément de réponse. Je suis avant tout un universitaire. De mon expérience d'enseignant chercheur à l'Université d'Aix-Marseille, est née la conviction que la théorie économique, aussi intéressante qu'elle soit à manier dans l'examen des problématiques contemporaines, doit avant tout s'appuyer sur l'épreuve des faits. Ce souci rythme ma réflexion et ma méthodologie. Mon deuxième souci, qui me vient de mon expérience d'enseignant, est celui de la pédagogie, avec l'idée que l'expert a la mission d'éclairer tout l'éventail du débat, sans empiéter pour autant sur les prérogatives du législateur, auquel il revient de trancher.

À l'issue de mon parcours universitaire, mon souhait de participer au débat économique avec la plus grande rigueur scientifique m'a tout naturellement dirigé vers l'OFCE, l'observatoire français des conjonctures économiques, où je travaille depuis vingt-et-un ans, et dont j'ai adopté la philosophie. C'est une institution que l'on doit à Raymond Barre, parti de l'idée, dans les années 1980, que l'économie, bien qu'elle ait besoin de s'appuyer sur des outils aussi scientifiques que possible, n'est pas une science exacte mais reste une science sociale, et que les « esprits animaux » dont parlait Keynes n'autorisent aucune certitude sur le comportement des acteurs. C'est ainsi que sont nés trois centres de recherche, dont les analyses pouvaient différer de celles de Bercy : l'un, proche du patronat, l'institut de prévisions économiques et financières pour le développement des entreprises (Ipecode), devenu le centre d'observation économique et de recherche pour l'expansion de l'économie et le développement des entreprises (Coe-Rexecode), l'autre proche des syndicats, l'institut de recherches économiques et sociales (Ires) et un troisième, totalement indépendant, inscrit dans le cadre universitaire de Sciences Po, avec pour mission de concurrencer les analyses de Bercy. Il s'agissait, tout en utilisant les mêmes outils économétriques, de montrer qu'en modifiant une ou deux hypothèses, les résultats pouvaient varier, que les politiques économiques et leur incidence dépendaient de la conjoncture, de l'attitude des acteurs, de la dynamique des politiques passées. L'idée étant que dans un monde non linéaire, il faut une multiplicité d'acteurs pour explorer l'étendue des possibles. Je suis donc entré à l'OFCE, en 1997, comme économiste à la prévision, avant de devenir, en 2002, directeur-adjoint, responsable de la prévision pour la France puis, à partir de 2015, directeur du département analyse et prévision. La discussion qui peut être menée avec Bercy m'intéresse tout particulièrement, pour montrer, en usant d'outils similaires, qu'au fondement de la prévision, on trouve des hypothèses, et que c'est d'elles qu'il faut discuter, armé d'une expertise. Réaliser une prévision suppose d'expertiser l'ensemble des mesures de politique publique qui sont prises : c'est ce que fait l'OFCE, dont l'indépendance est totale et l'expertise à la pointe. Dans ce cadre, j'ai procédé à l'évaluation de la politique de défiscalisation des heures supplémentaires, en 2007, réévaluée en 2017 avec la proposition du candidat Emmanuel Macron. Je pars de l'hypothèse qu'il n'y a pas de bonne ou de mauvaise politique économique en soi, mais qu'il s'agit de mesurer si une politique économique est adaptée au contexte conjoncturel.

En l'espèce, s'il est certain qu'il faut augmenter le temps de travail global, la défiscalisation n'a de sens que si l'on considère que le chômage observé est proche du chômage structurel, et que c'est principalement de capacités de production que l'on manque. Dans un tel cas, la défiscalisation peut être positive en termes de création d'emplois et d'activité. Reste la question de son mode de financement, comme je l'ai écrit dans la Oxford Economic Review, étant entendu qu'évaluer l'impact macroéconomique final d'une telle mesure suppose de connaître clairement les modalités de son financement. Si l'on pense, à l'inverse, qu'une partie du chômage observé reste encore conjoncturel, et lié au fait que l'on n'est pas totalement sortis de la crise économique, alors que le PIB par tête est tout juste revenu à son niveau de 2007, alors, on peut penser que la mesure sera beaucoup moins efficace, qu'elle ne créera pas d'emploi et peut même en détruire, avec le coût que cela induit pour les finances publiques. En 2007, le taux de chômage, en France, était de 6,8 % et se rapprochait donc du taux de chômage structurel. Réfléchir à une défiscalisation des heures supplémentaires pouvait par conséquent être intéressant. Malheureusement, la mesure a été mise en application au moment de la plus grande crise économique que l'on ait connue depuis celle des années 1930. Le chômage, qui diminuait, est reparti à la hausse, si bien que la mesure n'était plus appropriée au contexte économique. Les évaluations de l'OFCE en la matière sont très proches de celles de Pierre Cahuc, autre grand spécialiste du marché du travail, qui considère que la mesure a détruit de l'emploi.

Voilà qui illustre assez que l'économie n'est pas une science exacte, et que la validité d'une mesure dépend largement du contexte. Il s'agit donc de faire en sorte que les mesures que l'on décide de mettre en oeuvre soient adaptées au mieux à la conjoncture. Les avis du Haut Conseil sont, à mon sens, faits pour éclairer sur cette conjoncture : où en est-on du chômage structurel ? Quid de l'écart de production ? Face aux grandes décisions à prendre en matière de finances publiques, ces avis, collégiaux, doivent refléter toute l'étendue des courants de pensée.

Vous m'interrogez sur le CICE. Ma réponse sera analogue. On a trop tendance à rester la tête dans le guidon et à mesurer l'impact des mesures votées dans un budget donné, en oubliant que la conjoncture est infléchie non seulement par les décisions que l'on prend aujourd'hui mais aussi par la dynamique de celles qui ont été prises les années antérieures. Le CICE en est un bon exemple. C'est une décision qui, dans un premier temps, a pu avoir des effets récessifs - du fait de son mode de financement qui, comme je le rappelais, doit aussi être pris en compte dans l'analyse. Le problème ne réside pas dans le transfert que le CICE organise vers les entreprises, lequel peut être de nature à restaurer leurs marges, à améliorer leur compétitivité et à créer de l'emploi, mais dans le fait que l'on a demandé aux ménages de supporter ce transfert, les finances publiques n'étant pas à même de le faire. En dernière instance, les baisses des charges pour les entreprises ont été financées par de l'impôt sur les ménages. Or, l'incidence sur l'économie d'une augmentation de l'impôt sur les ménages est immédiate, tandis que celle d'une aide au profit des entreprises, qui met du temps à se diffuser, est différée. Si bien que dans un premier temps, le financement du CICE a pesé sur l'activité. Aujourd'hui, nous en sommes arrivés à ce moment où la conjoncture s'améliore en partie grâce aux effets différés du CICE, tandis que le retard qu'a connu auparavant la France dans ses performances économiques s'explique, en partie, par les effets immédiats issus de son mode de financement.

Pour récapituler, je dirai que le Haut Conseil doit, en restant indépendant, faire oeuvre de pédagogie au service du législateur et de l'opinion publique. L'économie n'étant pas une science exacte, l'intérêt de ses prévisions n'est pas tant de déterminer un taux de croissance prévisionnel que de tenter de comprendre les hypothèses du Gouvernement, pour mesurer leur cohérence macroéconomique et indiquer si elles entrent dans le domaine des possibles.

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