Intervention de Eric Chareyron

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 15 février 2018 à 8h30
Audition de M. éric Chareyron directeur prospective modes de vie et mobilité dans les territoires du groupe keolis

Eric Chareyron, directeur prospective, modes de vie et mobilité dans les territoires du groupe Keolis :

La prospective regarde le futur, mais je fais partie de ceux qui disent que le futur se construit jour après jour et qu'il existe dès maintenant des signes annonciateurs qu'il faut bien décoder. Lorsque l'on veut avoir des scénarios prédictifs, il faut déjà bien savoir d'où l'on part et baser sa réflexion sur des fondements stables.

Lorsque l'on parle de nouvelles mobilités, on pense d'abord aux solutions techniques qui vont être apportées. Mais les nouvelles mobilités ce sont aussi les besoins des citoyens, dans leur diversité, ancrés dans des territoires très différents qui évoluent. Il faut donc analyser ces deux paramètres.

Les outils d'analyse des besoins de mobilité datent de 30 ou 40 ans avec des modèles conçus au moment de la crise pétrolière, à une époque où le transport public était pratiquement exclu des villes. Dans les années 1970, on a commencé à encourager le transport public, mis en place le versement transport (VT) et construit des modèles basés sur les notions de flux pendulaires, d'heure de pointe, de jours-type, essentiellement axés sur les déplacements professionnels. Force est de constater qu'aujourd'hui cette analyse ne correspond plus tout à fait à la réalité.

Les points de vue des spécialises sur les nouvelles mobilités ne sont pas tous les mêmes. D'un côté, certains disent que les robots-taxis sont pour demain, malgré les réglementations, les problèmes d'acceptation citoyenne, de cohabitation avec les voitures qui ne seront pas connectées. D'un autre côté, certains sont très pessimistes et ne croient pas aux nouvelles mobilités. Pour se faire une idée équilibrée, il faut d'abord observer l'utilisation du numérique par les citoyens. On entend dire assez fréquemment qu'aujourd'hui tout le monde dispose d'un smartphone et sait s'en servir. Or, on constate que, selon les territoires et selon la diversité des citoyens en fonction de leur âge, de leur appétence, de leur environnement culturel, de leur entourage, il y a de très fortes inégalités dans l'appropriation du numérique, qui ne sont pas prêtes de s'estomper.

Aujourd'hui, l'organisation de l'offre de mobilité reste axée autour du travail. Bien évidemment les liaisons domicile-travail sont centrales, mais en région Île-de-France elles représentent moins de 20 % des déplacements totaux, tous modes confondus. Ce n'est pas une spécificité de l'Île-de-France. Dans toutes les métropoles et dans toutes les villes moyennes, les trajets domicile-travail pèsent entre 17 et 21 % de la mobilité totale. Si l'on veut apporter des réponses demain aux citoyens, on est obligé de se préoccuper des autres motifs de déplacement. Pourquoi en arrive-t-on à calculer qu'il n'y a que 20 % de déplacements domicile-travail ? Car aujourd'hui, en France, 47 % des adultes de plus de 25 ans ne travaillent pas. En Île-de-France, 4 adultes de plus de 25 ans sur 10 ne travaillent pas. Mais dans la métropole de Lyon c'est 56 %, ils sont 54 % dans la métropole de Strasbourg et 47 % à Saint-Etienne. Ce qui signifie que dans un certain nombre de territoires de villes moyennes, 6 adultes de plus de 25 ans sur 10 ne travaillent pas, en raison des dispositifs de préretraites, de dispense de recherche d'emploi, de congé parental, de vie au foyer ou en raison de l'augmentation du nombre de retraités. Ces constats sont fondamentaux car la majorité des solutions de mobilité ont souvent été priorisées sur le rapport au travail. Je prendrai pour exemples les statistiques INSEE concernant Blois et l'agglomération de Tours. L'INSEE indique que 300 personnes qui habitent à Blois vont travailler dans l'agglomération tourangelle, et que d'autres, plus nombreux, habitant à Tours vont travailler à Blois, favorisant ainsi la congestion à l'entrée des villes. Or, quand on observe le nombre de porteurs de smartphones ou de téléphones détenus par des personnes, a priori domiciliées à Blois, chaque jour 1 500 sont repérées à Tours, elles sont 5 000 sur une semaine, 9 000 sur une quinzaine et 15 000 sur le mois. Les schémas de mobilité sur les liaisons de ville à ville reposent essentiellement sur l'idée que les gens se déplacent pour travailler ou étudier, ce qui est inexact.

On se rend compte par ailleurs qu'il y a progressivement une plus grande interpénétration des territoires. Les individus, quel que soit leur statut professionnel, n'appartiennent plus à un seul bassin de vie. La dimension affinitaire est souvent oubliée alors même que c'est la plus importante. Atout France souligne depuis plusieurs années que plus de 50 % des déplacements de ville à ville pour des nuitées se font pour rendre visite à des amis ou à la famille. Aujourd'hui la mobilité est incontestablement multiple et les solutions de mobilité doivent correspondre à cette évolution des modes de vie.

La prospective en matière de mobilité doit prendre en compte les paramètres démographiques. On a tendance à privilégier, dans les analyses de la mobilité, les évolutions rapides telles que le numérique parce qu'elles sont frappantes. Mais, il y a aussi des évolutions très lentes qui durent depuis des décennies comme la révolution du travail. Ainsi, chaque année entre 80 000 et 100 000 emplois sont détruits dans l'industrie et il se crée environ 120 000 emplois dans les services. Depuis les années 1980, 3,4 millions d'emplois ont été créés dont plus d'un million concernent les professions d'aide-soignant, d'aide à la personne et d'aide au domicile. Cette évolution change la vision qu'on peut avoir des déplacements réguliers à travers les flux pendulaires.

Les statistiques de l'INSEE sont assez frappantes : les plus de 75 ans pesaient 2,5 millions dans les années 1970 lorsque les modèles de mobilité ont été établis. Aujourd'hui, ils pèsent plus de 6 millions et sont plus nombreux que la totalité des collégiens et des lycéens en France. Dans certaines agglomérations, telle l'agglomération de Tarbes-Lourdes-Pyrénées, le ratio entre les collégiens/lycéens et les plus âgés est encore plus important : il y a à peu près 9 000 collégiens et lycéens pour plus de 15 000 personnes de plus de 75 ans. Dans la ville de Tarbes, il y a environ 2 000 collégiens et lycéens et plus de 5 000 personnes de plus de 75 ans. Les réseaux ont été faits pour les jeunes à l'époque où les enfants du baby-boom étaient dans les collèges et les lycées. Dès lors, il est indispensable que les solutions de mobilité intègrent les évolutions démographiques.

J'ajoute une remarque : lorsque l'on parle de mobilité, on a tendance à raisonner en flux et non en prenant en compte les individus. La notion de mouvements pendulaires cristallise cette analyse en flux. Dans les RER, les trains, les bus et les métros on retrouve le même nombre de personnes. Ils sont pleins le matin et pleins le soir. On en tire la conclusion qu'il y a un mouvement pendulaire dans lequel les personnes sont les mêmes le matin et le soir. Pourtant, c'est inexact. L'heure de pointe est comparable au coefficient de marée : le coefficient de marée est le même le matin et le soir, mais les gouttes d'eau qui composent la marée ne sont pas nécessairement les mêmes. Je vous donnerai pour exemple le métro de Lyon qui comptabilise quotidiennement entre 7 heures et 9 heures le matin 50 000 entrées d'abonnés que l'on considère comme les plus réguliers. Sur les 50 000 entrées du lundi, 18 000 sont absents le mardi et sont remplacés par 18 000 nouvelles personnes qui n'avaient pas pris le métro le lundi matin en heure de pointe. Je vous fais grâce de la démonstration sur une semaine. L'élément essentiel à retenir ici c'est qu'il y a une désynchronisation totale des rythmes de vie spatiale et temporelle parce que les modes de travail ont changé. La régularité des flux ne traduit pas pour autant la régularité des individus.

Avec les nouvelles mobilités on s'attend également à pouvoir répondre aux besoins le dimanche ou le soir. En moyenne, après 21 heures, le nombre de personnes que l'on décompte un soir n'est pas représentatif du nombre total de bénéficiaires différents du service. Sur la semaine, le nombre de personnes bénéficiaires du service public de mobilité peut-être multiplié par 5 et il est multiplié par 12 ou 13 sur le mois. Ainsi, dans une ville comme Metz où 300 validations sont enregistrées après 21 heures en moyenne, le nombre de bénéficiaires différents du service de transport public est de 15 000 sur une semaine. Notre habitude de raisonner en flux éclipse les individus, en particulier les usagers occasionnels des transports. Par exemple, dans la région Normandie, le TER et l'intercité comptent 20 000 abonnés mais 700 000 Normands prennent le train dans l'année, dont certains le prennent quelques fois dans le mois, quelques fois dans l'année ou une fois par an. Ces usagers occasionnels ne sont pas visibles dans les statistiques de flux. Cette remarque m'amène à dire qu'il faut de la simplicité et de la lisibilité dans les solutions de mobilité, actuelles et futures, pour permettre leur appropriation par toute personne qui n'est pas forcément une habituée de leur utilisation ou du territoire sur lequel elle va les utiliser.

Enfin, l'offre de transport prend mal en compte la diversité des citoyens. Globalement, nous sommes dans une société de déni de la mort et du vieillissement qui n'avoue pas les fragilités personnelles, qu'elles soient technologiques, physiques ou cognitives. Des études du réseau Ville Amie des Aînés montrent que les personnes de plus de 50 ans disent ne pas avoir de problème de mobilité alors que les accompagnements ethnosociologiques, c'est-à-dire en situation, révèlent que plus de 95 % ont des difficultés dans leurs parcours.

D'après l'INSEE, 18 millions de Français ont un handicap au sens large, 9 millions ont une difficulté de maîtrise de la langue. En mobilité, l'une des fragilités cognitives est la désorientation dans l'environnement urbain de certaines personnes. Cela ne semble pas grave en soi, sauf qu'il s'agit d'un véritable handicap lorsque ces personnes recherchent un travail par exemple : leur manque de maîtrise de l'environnement urbain les empêche de saisir des opportunités. Or, la compréhension de l'environnement urbain est au coeur de la construction des nouvelles formes de mobilités.

Pour comprendre les comportements individuels à l'égard du digital, la société Keolis s'est associée à l'Observatoire Netexplo. Nous avons interrogé 3 000 Français sur leur maîtrise des usages du digital, sur la manière dont se passent les manipulations. Par exemple, si vous avez réglé un achat en ligne est-ce que ça a été rapide ? Est-ce que vous avez dû vous y reprendre à trois fois ? Quatre groupes de Français se sont dégagés des résultats de cette étude avec, aux deux extrêmes, représentant chacun 30 % des sondés, ceux pour qui l'usage du digital est très facile et qui n'ont pas d'appréhension à s'en servir et ceux qui sont offline, qui n'ont pas envie d'utiliser le digital. Entre les deux, il y a le groupe des suiveurs qui a une certaine appétence mais qui trouve que ça va trop vite et qui a des difficultés pour trouver de l'aide et le groupe des « ouais bah si » qui ont une utilisation limitée du digital (réseaux sociaux, jeux, photos, vidéos) et n'utilisent pas les applications pratiques, ils sont méfiants mais obligés d'avoir recours au digital. Les écarts entre les agiles et les moins agiles, entre les avant-gardistes et les suiveurs, existeront toujours, même si les offline diminueront.

Par ailleurs, il y a trois mouvements faibles dans le numérique qu'il faut intégrer dans la construction des nouvelles mobilités : (1) la méfiance et le refus de l'utilisation de l'outil numérique (ex : des jeunes qui ne veulent pas de smartphone, et effectuent un retour aux anciennes technologies par refus de la génération des parents qui accepte d'être tout le temps géolocalisée), (2) la problématique de la santé et des effets du numérique sur la santé et (3) les ex-addicts, y compris des jeunes, qui se sont rendu compte de leur dépendance digitale et veulent en sortir.

Je conclurai en disant que, naturellement, la construction des futures nouvelles mobilités doit répondre à la diversité des territoires et des besoins des citoyens. On doit viser à l'universalité des nouvelles mobilités et ne plus penser que le numérique va tout résoudre.

Le numérique par le mobilier intelligent va permettre à des gens de s'approprier plus facilement le fonctionnement de leur environnement, je prendrai pour exemple les écrans géants tactiles à l'entrée des galeries marchandes qui aident à s'orienter ou les applications pour réserver des places de cinéma. Il ne faut, toutefois, pas oublier que pour inclure la totalité des citoyens il faut maintenir les services d'assistance humaine. Cette agilité intermédiée est assurée par des experts qui maîtrisent le digital afin d'expliquer aux personnes en difficulté comment fonctionne tel service numérique ou telle application. Cette assistance me parait d'autant plus essentielle que la part des offline dans la population varie selon les territoires. En effet, si en moyenne ils sont 30 % en France, ils ne sont que 15 % en Ile-de-France, 25 % dans les métropoles et les grandes villes mais ils sont 40 % dans les moyennes et petites villes et dans les territoires ruraux. Ces disparités s'expliquent par le degré de complexité des réseaux de mobilité : moins le réseau des mobilités est complexe, plus il est facile à comprendre instantanément sans avoir besoin des outils du numérique. En Île-de-France, les mobilités sont tellement complexes que les individus sont obligés de comprendre comment fonctionne le système.

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