Au cours des dix dernières années, la police nationale a connu de profonds changements, liés à une série de facteurs aux effets cumulatifs. D'abord, elle a subi les évolutions sociales ou sociétales, les policiers étant des citoyens à part entière, qui ressemblent à la communauté nationale et qui sont traversés par les mêmes interrogations sur leur quotidien et les mêmes difficultés que le reste de la population. Le rapport à la hiérarchie, au travail, au sens de l'État, s'est également transformé. Qu'une organisation syndicale se soit crue autorisée à ne pas déférer à votre convocation illustre assez ce changement.
La police a aussi connu des évolutions opérationnelles, liées en particulier aux actes terroristes qui ont frappé le pays depuis 2015 et à la menace toujours prégnante. La modification du contexte opérationnel résulte également de la vague migratoire qui affecte le pays depuis plusieurs années et qui a fortement sollicité les services, et pas seulement ceux de la police aux frontières (PAF). Enfin, nos moyens ont évolué, dans la mesure où les choix politiques qui ont été faits entre 2007 et 2012 ont abouti à une baisse des effectifs et des moyens qui ont eu des répercussions sur la tension opérationnelle des forces. Le point bas des effectifs a été atteint en 2014, au moment même où la charge opérationnelle augmentait fortement, non seulement en raison des conséquences directes des attentats ou de la crise migratoire, mais aussi de leurs conséquences indirectes : gardes statiques, sécurisation des événements sportifs, culturels, festifs, gestion de la période de l'état d'urgence...
Le choix d'une diminution des effectifs a été assumé, y compris par les organisations syndicales, car il a financé des avancées catégorielles substantielles. Ainsi, au travers de l'accord « corps et carrières » de 2004, de son protocole additionnel de 2008, ou encore du protocole du 11 avril 2016, les différents corps de la police nationale ont connu un exhaussement significatif de leur classement : catégorie B pour les gardiens de la paix, A-type pour les officiers et A+ pour les commissaires. Ils ont également bénéficié d'une nouvelle dynamique des déroulements de carrière et d'avancées indemnitaires favorables. L'idée était qu'il fallait moins de fonctionnaires, mais mieux rémunérés.
La Cour des Comptes indique qu'entre 2006 et 2016 « les effectifs ont diminué dans la police nationale de - 4,1 %, sans toutefois que cette réduction n'enraye la progression des dépenses de rémunération, qui augmentent de 9,1 % hors pension et de 17 % pensions comprises ». C'est dire les avancées qu'a connues la situation individuelle des fonctionnaires de police.
Ce choix avait donc une logique, parfaitement assumée. Il s'est heurté, sur une période longue, à une réalité opérationnelle plus difficile, d'autant que les efforts ont été reportés sur d'autres chapitres de dépenses, ce qui a altéré notre capacité d'investissement en matière d'équipement, de mobilité, d'immobilier ou de solutions numériques.
Certes, à compter de 2012, ces orientations ont été modifiées : les départs en retraite ont été remplacés et le principe d'une augmentation annuelle de 500 ETP a été décidé. Mais l'inertie structurelle des processus de recrutements, liée à l'organisation des concours et à la durée des formations - même si certaines d'entre elles ont été raccourcies - a prolongé les effets de la déflation jusqu'en 2014.
Par la suite, compte tenu de la menace terroriste, plusieurs plans de recrutements ont été décidés. Ils ont avant tout concerné les services spécialisés de renseignement, comme la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et le service central du renseignement territorial (SCRT), et plus marginalement la police judiciaire (PJ), la PAF et les CRS. Ainsi, la police du quotidien, celle de la sécurité publique, celle des commissariats a connu, au cours de cette période, une tension objective. Hors SCRT, le nombre de gardiens de la paix était fin 2010 de 49 816 : c'était le point haut. En 2015, nous avons atteint un point bas avec 47 934 gardiens de la paix.
D'autres phénomènes se sont invités dans le débat. La violence n'a pas fléchi, en particulier dans certains quartiers difficiles. L'expression de la contestation sociale s'est elle-même radicalisée, dans le sens premier du terme, avec des manifestations systématiquement violentes. Une exposition médiatique débridée et volontiers accusatoire ou déformée, accrédite de plus en plus l'idée d'une police violente et détachée de ses principes déontologiques : tout le monde déteste la police. Enfin, signalons l'angoisse, légitime, des policiers qui ont subi des violences proprement inqualifiables, et des actes terroristes qui ont coûté la vie à plusieurs d'entre eux : Franck Brinsolaro, Ahmed Mérabet, Xavier Jugelé, mais aussi Jean-Baptiste Salvaing et Jessica Schneider, abattus dans leur domicile de Magnanville en présence de leur enfant de quatre ans... J'évoque aussi, bien sûr, Clarissa Jean-Philippe, policière municipale de Montrouge.
C'est l'ensemble de ces éléments qui a forgé, au fil des années, ce que l'on a appelé le malaise policier et qui s'est cristallisé à la faveur d'événements particuliers. Le problème n'est pas la situation matérielle des policiers, dont les revendications ont, dans l'ensemble, été satisfaites. La malaise s'est plutôt forgé à la suite d'évènements particuliers, comme le drame de Magnanville ou la blessure extrêmement grave d'un policier à l'Ile-Saint-Denis le 5 octobre 2015, dont on ne parle plus guère alors que c'est cela qui a déclenché la manifestation de 10 000 policiers place Vendôme sous les bureaux de Mme Taubira ; l'agression de policiers quai de Valmy à Paris en mai 2016, et celle de quatre policiers à Viry-Châtillon en octobre 2016. Ces violences sont quotidiennes. Il y a celles qui sont médiatisées, comme l'affaire de Champigny à la Saint Sylvestre, mais au moment où je vous parle, un policier montpelliérain subit une opération chirurgicale au visage après s'être fait gravement agresser hier soir, en service, à l'occasion du Carnaval des Gueux.
Ce sont là les racines du malaise. Et les tensions sur les effectifs, dans un contexte de violences qui ne faiblissent pas, notamment à l'égard des forces de l'ordre, ont-elles-mêmes modifié peu à peu le métier de police de voie publique : nous avons glissé vers une police de l'intervention, de l'urgence, de la crise, du conflit en délaissant la police de terrain, de présence naturelle dans l'espace public, car nous n'en avions plus les moyens. Ce n'est bon ni pour les policiers, ni pour le rapport confiant qu'ils souhaitent entretenir avec la population.
C'est tout le pari de la police de sécurité du quotidien voulue par le Président de la République, qui n'est pas une révolution mais un retour déterminé à nos fondamentaux : une police plus disponible, plus présente, plus naturellement présente et qui fait de la satisfaction des citoyens un élément central de la mesure de l'efficacité de son action. C'est peut-être sur ce dernier élément que l'on peut parler de révolution car nous n'avons jamais développé d'indicateur ou d'outil de mesure en ce domaine pourtant essentiel.
Mais, dans cette perspective ambitieuse, tout ne se réduira pas à une augmentation des effectifs, pourtant décidée et inscrite dans la programmation budgétaire du quinquennat.
En effet, une part importante de cet effort pourrait avoir l'effet d'un verre d'eau versé sur le sable s'il n'était accompagné de mesures d'efficience pour que chaque policier supplémentaire recruté consacre bien son temps à une activité opérationnelle efficace. Il est donc nécessaire de créer les conditions de cette efficience, au-delà des efforts importants consacrés à l'immobilier ou à l'équipement. Ce sont les processus qu'il faut interroger, pour utiliser les policiers là ou leur valeur ajoutée est optimale.
À cet égard, plusieurs chantiers sont en cours. D'abord, la réforme de la procédure pénale apportera simplification, dématérialisation et forfaitisation d'un certain nombre d'infractions. Puis, nous allons abandonner des tâches que les policiers considèrent comme indues comme les gardes statiques, les extractions judiciaires, les gardes de détenus hospitalisés, les procurations électorales, les opérations mortuaires, dont la gendarmerie ne s'occupe d'ailleurs plus, et nous libérer de la nécessité de développer des conventions avec la médecine de ville pour la prise en charge des ivresse publiques et manifestes ou pour la médecine légale de proximité. Nous allégerons également des procédures internes, générées par la police elle-même - comme par toute administration. Ainsi, par exemple, du foisonnement du reporting. Nous développerons une réserve civile orientée vers un emploi opérationnel et s'ouvrant davantage à la société civile alors qu'elle est aujourd'hui essentiellement constituée d'anciens policiers... Nous accroîtrons le recours aux outils numériques et renforcerons nos partenariats avec la sécurité privée ou avec les polices municipales. Nous mutualiserons certaines fonctions support entre services de police et avec la gendarmerie nationale. Enfin, nous conduirons une réflexion très concrète sur l'organisation territoriale de la police nationale en recherchant un décloisonnement puissant des fonctions d'état-major ou des centres d'information et de commandement ainsi que des actes de pré-gestion. La police est trop organisée en tuyaux d'orgue, ce qui s'explique parfois par la spécialisation des tâches. Le décloisonnement des états-majors améliorera la coopération au niveau territorial.
La police nationale doit aussi beaucoup plus et mieux communiquer sur son action, donner d'elle une image bien plus conforme à la réalité que les propos déformés et caricaturaux que tiennent nos détracteurs, qu'ils soient extérieurs à notre institution ou, au contraire, qu'ils en fassent partie. C'est aussi un enjeu majeur et je suis de ceux qui considèrent que la communication est une mission de police à part entière, pour peu que les préfets encouragent les chefs de service à communiquer et que les parquets ne prennent pas ombrage d'une communication factuelle qui ne nuit pas au secret des enquêtes. Nous sommes sans doute l'une des seules démocraties du monde à trouver mauvais que les policiers communiquent eux-mêmes ; ce qui entraine de fâcheuses dérives, depuis la parole portée par des organisations syndicales jusqu'aux pseudos experts des plateaux de télévision.
Je souhaite conclure mon propos en abordant la douloureuse question des suicides, en tenant un langage de vérité, tant sur le phénomène lui-même que sur l'humilité que chacun doit avoir pour aborder un sujet aussi complexe, qui s'accommode mal des discussions de comptoir et des raccourcis simplificateurs. Pour cela, il faut commencer par faire un peu de statistique, même si cela peut paraître obscène sur un sujet aussi humainement sensible.
L'année 2017 aura été une année difficile, avec 50 suicides recensés. Au cours des années 2000, nous avons malheureusement connu d'autres années sombres : 54 suicides en 2000, 50 en 2005, 49 en 2008, 55 en 2014. Vous donnant ces chiffres, je ne suis pas en train de vous dire que l'année 2017 s'inscrit dans une sorte de bruit de fond statistique admis par la police nationale. J'indique simplement que ce tragique phénomène n'est pas nouveau et n'a pas connu une explosion qui caractériserait un contexte récent. Dès lors, j'ose affirmer qu'il serait intellectuellement malhonnête de rattacher ces disparitions violentes de ce que l'on a appelé récemment le malaise policier.
En poursuivant, avec une infinie prudence, sur le chemin de la statistique, les derniers chiffres - 55 suicides en 2014, 44 en 2015, 36 en 2016 - révèlent une baisse très significative de dix cas par an au moment même où les fonctionnaires de police étaient soumis à une tension forte et une sollicitation opérationnelle inédite. Tout statisticien vous dira qu'il est bien présomptueux de dégager des tendances sur des petits nombres, qui plus est sur des périodes courtes, mais il m'arrive de m'interroger sur la part que prend le sens de la mission dans la psychologie d'un policier : ce sens de la mission était évident en ces années de menaces inédites, et les policiers se sont tous incroyablement engagés.
Le fait que le nombre de suicides dans la population policière soit plus important que dans la population générale n'est pas non plus une aberration statistique : le suicide est un geste éminemment masculin et les hommes sont surreprésentés dans notre institution. En revanche, peu d'hommes et de femmes sont exposés dans leur vie quotidienne à autant de stress traumatiques que peut l'être un policier. Ce quotidien use et peut fragiliser même les plus solides. L'autre élément caractéristique qui singularise le policier est la détention d'une arme - et 60 % des policiers qui se suicident utilisent leur arme de service. C'est un problème majeur pour moi : lorsque l'idée noire survient, lorsque l'idée suicidaire finit par s'imposer, même de manière fugace, le fait de détenir une arme favorise évidemment le passage à l'acte, aux conséquences tragiquement définitives. La question de l'arme n'est pas, dans la police, un sujet consensuel, et je suis soumis à une contradiction majeure entre la volonté de permettre à tout policier de conserver son arme hors service pour protéger et se protéger, et celle de lutter efficacement contre le suicide. Lors des discussions avec les organisations syndicales, l'idée de ne pas porter son arme hors service est immédiatement balayée.
Les statistiques révèlent également que l'on se suicide un peu moins chez les CRS, un peu moins dans la police judiciaire, et beaucoup moins dans la gendarmerie nationale. Il serait sans doute nécessaire d'approfondir ce constat mais je suis intimement convaincu que la cohésion est un facteur évident. Elle dépend de nombreux éléments comme la qualité du management, à tous les étages de la hiérarchie, la convivialité, qui à certains égard a disparu de nos commissariats, le sport ou encore la capacité à déterminer les stratégies opérationnelles au plus près du terrain en associant étroitement les personnels pour qu'ils aient une parfaite conscience de leur place et de leur valeur dans les politiques publiques que nous assumons.
En ce sens, je ne trace pas une ligne étanche entre vie professionnelle et vie personnelle, même si, dans une immense proportion des cas, le facteur déclenchant du suicide est d'ordre personnel : une vie familiale déstructurée, une déception affective, des problèmes financiers, une addiction, une maladie grave... Ces éléments interviennent dans un contexte et, dans le contexte, la vie professionnelle compte énormément. Si l'on se sent bien au travail, on a bien plus de chance de résister aux mauvais coups de la vie. La qualité de vie au travail fait donc évidemment partie du sujet.
À cet égard, la question du temps de travail et des rythmes de travail est essentielle, notamment pour le travail en cycles et le travail de nuit. La police nationale a défini en 2016 des cycles horaires qui respectent la directive européenne de 2003 sur la sécurité et la santé au travail. Elle parachève actuellement cette entreprise par la mise au point d'un arrêté d'application qui sera très bientôt soumis à l'avis des comités techniques compétents. L'un d'eux devait siéger aujourd'hui, mais la réunion a été reportée car Bercy voulait relire notre texte.
J'ai toutefois souhaité que ces cycles de travail, assez différents les uns des autres, puissent être très sérieusement évalués tout au long de l'année 2018 par l'inspection générale de la police nationale (IGPN), appuyée par une équipe pluridisciplinaire. Cette étude portera sur deux aspects : la capacité opérationnelle des services selon les cycles, et le bien-être des personnels, tant dans leur vie professionnelle que dans leur vie privée. Les résultats de cette étude me seront présentés début 2019 et ils seront intégralement partagés avec les organisations syndicales. Nous en tirerons alors toutes les conclusions utiles. Si la vacation forte, qui a la préférence des policiers, est généralisée, il faudra davantage d'effectifs. Pour les quelques 15 % de services qui fonctionnent ainsi, nous avons dû ajouter 500 ETP. Il faudrait donc un total de 3 000 ou 4 000 ETP - soit plus de la moitié des 7 500 postes attendus. Il serait dommage qu'un tel effort ne nous fasse pas gagner des marges opérationnelles.