Intervention de Christian Mouhanna

Commission d'enquête état des forces de sécurité intérieure — Réunion du 14 février 2018 à 15h20
Audition de M. Christian Mouhanna chargé de recherches au centre national de la recherche scientifique cnrs directeur du centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales cesdip

Christian Mouhanna :

Je pense qu'il existe aussi un problème de quête de sens. Ce ne sera pas le cas à l'hôpital, où le sens est clair et où il existe une distorsion par rapport aux moyens d'y arriver.

Cette quête de sens est fondamentale, aussi bien dans la justice que dans la police, où on a une difficulté à savoir pourquoi on travaille, et quel est l'objectif. Certaines personnes ont du mal à l'établir. Je ne ferai pas de cours de sociologie, mais il me semble qu'il est nécessaire d'avoir une direction très floue au quotidien pour connaître ses tâches et ses priorités.

Nous avons assez bien identifié le divorce que l'on constate avec une partie de la population. Je pourrai vous envoyer des documents à ce sujet. On le voit à divers titres, à travers les observations dont je parlais, mais aussi à travers des sondages européens, notamment lorsqu'on compare les différentes polices européennes. Le niveau de satisfaction reste généralement toujours très élevé mais, dans d'autres pays, la satisfaction vis-à-vis de la police s'est plutôt améliorée ces dernières années, ce qui correspond à un certain nombre de stratégies qu'on pourrait rapidement qualifier de stratégies de police de proximité, ou de politique volontariste de rapprochement avec la population.

Au contraire, en France, on observe un décrochage qui, de façon relativement claire, concerne plutôt les populations habitant dans les quartiers dits « sensibles », « difficiles » ou autres, selon la classification policière.

Ceci concerne plus les personnes relevant de minorités visibles, Français ou non, davantage les individus de sexe masculin, et principalement les jeunes, qui ont tendance à vivre à l'extérieur de chez eux et à occuper les espaces publics, une partie du temps d'ailleurs tout à fait légitimement, même si cela peut occasionner une gêne due au bruit, à leur comportement ou à leur simple présence.

Ce divorce avec la population résulte de plusieurs causes. Le constat remonte à 1977 et au rapport Peyrefitte, dont une des parties est consacrée à la prise de distance entre la police et la population, ainsi qu'aux difficultés que cela entraîne déjà à l'époque. Tout un chapitre traite des rapports difficiles entre police et population. Un certain nombre de politiques ont essayé d'y remédier dans les années 1980-1990 avec la relance de l'îlotage, pour aboutir à la police de proximité de 1997, qui a posé beaucoup de problèmes dans son opérationnalisation, mais qui avait au moins le mérite de soulever clairement la question de la prise de distance entre la police et la population.

Cette politique, selon les lieux, a rencontré plus ou moins de difficultés. Elle avait selon moi un tort essentiel, celui d'avoir en partie ouvert un certain nombre de postes de police dans les quartiers, ce qui a eu pour effet d'envoyer dans des bureaux un certain nombre de policiers, même s'ils étaient délocalisés par rapport aux commissariats. On a très clairement pu établir à cette époque qu'il existait des endroits où l'opération avait rencontré un certain succès, apaisé les tensions et permis un début de retournement de la population, notamment parmi ces jeunes occupant l'espace public, qui constituent souvent un objectif du travail policier.

Les enquêtes de victimation démontrent bien que ces jeunes sont parmi ceux où se recrutent les auteurs de délits, certes, mais aussi un grand nombre de victimes. Il existe en effet des tensions entre ces jeunes gens, et l'on constate une demande d'une police « normale ».

C'est le sentiment qui a fort bien été identifié par Dominique Monjardet, célèbre sociologue de la police dans les années 1990, qui avait clairement mis en évidence le symptôme d'une police à la fois trop présente et trop absente.

La police est trop présente dans ces quartiers, souvent en masse, à l'occasion d'opérations de sécurisation de CRS, ou en cas d'appel à Police secours, pour des raisons de sécurité. À d'autres moments, il est impossible de recourir à la police : les policiers ne répondent pas, mettent longtemps à intervenir, le font très rapidement avant de se rendre sur l'intervention suivante. On a le sentiment d'être « mal servi » par cette police.

Tout cela constitue un cercle vicieux, la police ayant de plus en plus de difficultés à s'ancrer dans ces quartiers et à les connaître.

Vous avez certainement évoqué avec d'autres interlocuteurs le système de recrutement national, où les jeunes recrues se retrouvent dans les quartiers les plus difficiles alors qu'ils ont peu d'expérience. Il n'est qu'à considérer le nombre d'adjoints de sécurité (ADS), contractuels qui forment les patrouilles dans les quartiers les plus difficiles. Le policier expérimenté est plus souvent derrière un bureau que dans la rue. Les policiers sont également très vite mutés ailleurs, d'où un manque d'ancrage dans la population.

Cette méconnaissance implique souvent la peur. Dès 2001, les premières grosses manifestations de policiers évoquaient déjà ce thème, que l'on voit émerger à nouveau en 2016, dans le contexte terroriste et l'affaire de Magnanville. L'idée que le policier est vulnérable constitue un tabou qui est tombé au début des années 2000. Auparavant, on ne parlait pas de la peur. À présent, on l'exprime assez facilement - et fort légitimement d'ailleurs, car il s'agit d'un métier dangereux.

La relation avec le public est donc très dégradée. Les policiers essayent de bien faire leur travail, compte tenu de leurs contraintes, mais ne reçoivent pas d'écho d'une partie de la population, parce qu'ils ne répondent pas aux attentes de celle-ci. Il est assez intéressant de constater le décalage entre la demande publique dans certains secteurs et la réponse policière.

Je pourrai répondre à vos questions à ce sujet s'il y en a.

L'autre point sur lequel vous insistez, c'est celui des relations avec la justice. Il y a deux façons de les envisager.

En premier lieu, on peut dire que le fait de rejeter toutes les responsabilités sur l'institution judiciaire permet à la police d'éviter de se poser un certain nombre de questions sur son fonctionnement, notamment hiérarchique, qui est extrêmement lourd. Le corporatisme policier est à la fois une protection par rapport à ceux que les policiers appellent « les autres », les non-policiers, qui ne peuvent les comprendre, mais il est aussi très lourd.

J'ai travaillé il y a quelque temps sur les questions de déontologie : il est très difficile pour un policier de dénoncer le comportement d'un de ses collègues. Cela ne se fait pas.

C'est une partie du malaise sur lequel vos interlocuteurs se sont certainement peu exprimés, mais j'insiste sur la difficulté qui existe à travailler dans un univers où beaucoup de choses ne se disent pas, et où domine une certaine pesanteur hiérarchique. Même les syndicats, qui sont un atout dans le jeu des mutations pour obtenir plus rapidement un certain nombre de choses, sont très fortement dénoncés pour leurs pouvoirs. Il n'est qu'à considérer les manifestations de 2016, qui ont été totalement conduites en dehors d'eux.

L'institution fonctionne avec des règles judiciaires, une hiérarchie et un pouvoir syndical très forts, mais cette hiérarchie manque de légitimité et est extrêmement critiquée. En effet, ce que les policiers appellent la « politique du chiffre », primes de résultats à l'appui, a contribué assez fortement à casser son image. Même si ce système a tendance à devenir moins prégnant, la hiérarchie, en jouant ce jeu, a longtemps été désavouée aux yeux de policiers pour qui cette politique allait à l'encontre de leurs objectifs.

En résumé, soit on suit des directives hiérarchiques avec des ordres et des évaluations venant du sommet - plan cambriolage, etc. - soit on répond aux sollicitations des personnes du quartier.

On voit bien que les logiques ne sont pas toujours permanentes : on ne peut répondre rapidement à la demande sociale, locale, s'il faut, de l'autre côté, répondre à d'autres exigences, dont quelques-unes apparaissent totalement paradoxales : dans les unités spécialisées constituées pour répondre à certains délits, on explique au citoyen qu'on n'a pas le temps d'enregistrer sa plainte, car on travaille sur un autre dossier !

Je pense que c'est l'un des défis de la PSQ. On verra dans la pratique, après les annonces faites le 8 février dernier par M. Collomb. Toute la question est de savoir si l'institution policière va pouvoir redonner de la responsabilité aux policiers de terrain, et si ces derniers y sont prêts. C'est un double objectif qui rend toute réussite très difficile. L'institution policière va-t-elle ou non accepter de sortir de sa logique hiérarchique très pesante pour laisser un peu de subsidiarité aux acteurs locaux ?

Deuxième point : les relations avec la justice. J'observe les relations entre la police et la justice depuis les années 1990. À la fin de celles-ci, lorsqu'on interviewait des officiers de police judiciaire ou des magistrats, le maître mot était celui de « confiance ».

Tous les policiers n'avaient pas confiance dans tous les magistrats, mais certains policiers avaient confiance dans certains magistrats - parquetiers, juges d'instruction - qui faisaient eux-mêmes confiance à certains OPJ, et on voyait ainsi se constituer des équipes relativement pérennes, où la confiance était très forte.

Ce système n'existe quasiment plus actuellement. Je ne parle pas des grands services de police judiciaire, dont le mode de fonctionnement est différent, mais du secteur judiciaire courant, où la confiance a disparu. Comme vous l'avez dit, on est plutôt sur des relations de méfiance, voire de tensions quasi déclarées.

Il y a à cela plusieurs raisons. Du côté policier, cela s'explique par la course aux chiffres, qui constitue une logique propre au ministère de l'intérieur. On a demandé à la justice d'enregistrer des résultats. Sans vouloir défendre à tout prix l'institution judiciaire, je dois dire qu'un certain nombre de procès-verbaux transmis aux services judiciaires sont des PV portant la mention d'auteur inconnu, ou des PV où l'infraction est mal caractérisée. Le taux de perte est assez important. Sur 5 millions de PV, on était, il y a deux ans, à plus de 2 millions de PV où l'auteur est inconnu, soit 40 %.

Quand on est OPJ, on est dans ce double système de hiérarchie administrative et judiciaire, les officiers étant rattachés au parquet ou devant répondre aux demandes du juge d'instruction dans le cadre de la procédure pénale. Dans les faits, la carrière d'un policier dépend plus de la hiérarchie administrative que judiciaire. Il aura donc très naturellement tendance à répondre plus à l'une qu'à l'autre.

Le deuxième point important, c'est la réforme des corps et carrières, qui a débuté en 1996 et qui a connu une nouvelle étape en 2004. Auparavant, il existait deux corps dans la sécurité publique. On trouvait, dans les commissariats d'une part les agents en tenue, qui se chargeaient des patrouilles, gardaient les espaces à surveiller, etc., d'autre part les officiers de police judiciaire - inspecteurs, inspecteurs principaux. C'était là deux carrières distinctes. On entrait dans les services de sécurité publique ou dans la carrière en tenue. Cela posait éventuellement des problèmes de coopération entre les deux corps, mais surtout, lorsqu'on entrait dans la police comme OPJ, on y faisait quasiment toute sa carrière.

Dans l'espace parisien, ceci se traduisait par la présence de commissariats de quartier dotés d'officiers de police judiciaire - quatre par arrondissement - et de commissariats constitués de policiers en tenue - un par arrondissement.

On a fusionné les deux pour des tas de raisons, mais ceci a créé un effet pervers : dorénavant, le fait d'être OPJ - bien que la réforme de 1998 donne la possibilité aux gardiens de la paix de devenir officiers - n'est qu'une étape dans une carrière de policier : on peut être OPJ pendant trois ans, aller ensuite dans un service administratif, puis faire autre chose.

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