La présentation de notre travail devant vous représente un moment important, auquel je souhaite associer les secrétariats de nos délégations : espérons que cette rencontre permettra à nos propositions, que nous avons souhaitées concrètes et précises, d'aboutir. Et je salue comme un gage de réussite la présence de nombreux sénateurs et sénatrices, de métropole comme des outre-mer, à cette réunion.
Lorsque je me suis rendue en Martinique en décembre dernier pour présenter notre rapport à Annick Girardin, ministre des outre-mer, Leïla Laviolette, jeune enseignante, venait, avec ses enfants, de mourir sous les coups de son ex-compagnon. C'est dire l'urgence et l'importance de ce sujet ! En 2015 et en 2016, pas moins de dix femmes ultramarines ont été tuées par leur compagnon dans les outre-mer ; elles étaient onze en 2014. On voit que le chiffre ne baisse pas. Cela représente un douzième des décès similaires enregistrés en métropole. Et encore, votre collègue Thani Mohamed Soilihi m'indiquait qu'à Mayotte, ces crimes n'étaient pas même répertoriés ! La proportion des femmes se déclarant, au cours d'une enquête, victimes de violences conjugales - sexuelles ou physiques - était, par rapport à l'hexagone, sept à neuf fois supérieure en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, et très supérieure également en Guyane. Les violences au sein des couples sont deux fois plus nombreuses en Guadeloupe et en Martinique qu'en métropole. Cet écart est identique s'agissant des violences sexuelles à La Réunion.
Les stéréotypes sexistes expliquent en partie cet état de fait. En Nouvelle-Calédonie, où nous nous sommes rendus dans le cadre de ce rapport, leur prégnance est particulièrement impressionnante. J'ai relu à cette occasion Françoise Héritier, qui écrivait que « dans l'histoire des sociétés, les hommes se sont rendu compte que c'était les femmes qui mettaient les enfants au monde ». Selon son analyse, les hommes se sont appropriés le corps des femmes pour avoir la certitude de leur paternité. Cette appropriation, qui concerne particulièrement la sexualité et la reproduction, a pris dans le temps et dans l'espace des formes différentes : la ceinture de chasteté dans l'Occident médiéval, l'infibulation dans certaines ethnies et, partout, l'enfermement, qui prive la femme de sa liberté sexuelle, de sa liberté de circulation et l'exclut du savoir, du pouvoir économique et politique. Les femmes sortent progressivement de cet état - nous l'avons constaté en Nouvelle-Calédonie -, ce qui crée, selon les termes de M. Magras, une confrontation entre modernité et tradition. Cela ne veut pas dire bien sûr que les hommes soient tous des agresseurs. Il faut aussi souligner que protéger une femme ne signifie pas que l'on en fasse une victime pour toujours, mais qu'on lui permette de reprendre sa vie en main.
Nous avons, dans ce document, souhaité dresser un bilan complet de la situation dans les outre-mer, aidés par les populations, les services des ministères compétents, notamment celui de la Justice, et les associations. Les quarante préconisations qui en découlent s'organisent autour de six axes.
Le premier axe vise à renforcer les connaissances sur les violences faites aux femmes. Les éléments statistiques manquent pour certains territoires ; ils sont, par exemple, inexistants en Guyane et à Mayotte. À cet effet, nous proposons que l'enquête Virage sur les violences, menée en Hexagone et, prochainement, en Guadeloupe, à La Réunion et probablement en Nouvelle-Calédonie, soit reproduite dans l'ensemble des territoires ultramarins. Si cette extension était difficile dans l'immédiat, l'enquête « Migrations, famille et vieillissement » de l'Institut national d'études démographiques (INED), déjà effectuée en outre-mer, pourrait utilement se voir adjoindre des questions supplémentaires relatives aux violences faites aux femmes. Déjà, l'enquête annuelle « Cadre de vie et sécurité » sera étendue à Mayotte d'ici 2020 et renouvelée à La Réunion, mais il conviendrait d'en élargir le champ. Plus généralement, il serait également utile de soutenir les travaux de recherche universitaires, à l'instar des thèses de médecine menées sur ce sujet à Mayotte.
Le deuxième axe porte sur le développement de la coopération et de la coordination entre les acteurs, afin de disposer d'un diagnostic partagé et de mettre en oeuvre des actions conjointes. La loi de programmation du 28 février 2017 relative à l'égalité réelle des outre-mer3(*) préconisait à cet égard la généralisation des observatoires territoriaux. Des partenariats existent déjà entre administrations et associations dans le cadre d'observatoires en Guadeloupe, à La Réunion et en Nouvelle-Calédonie, avec un quadruple objectif : diagnostiquer les cas de violences, enrichir les connaissances en la matière, promouvoir l'innovation et, surtout, évaluer les dispositifs existants. Les déléguées départementales et régionales aux droits des femmes et à l'égalité jouent également un rôle majeur, notamment en matière de subventions aux associations. Toutefois, elles ne sont pas partout installées : c'est le cas en Guadeloupe. Ce sera aussi le cas prochainement en Martinique, avec le départ en retraite de l'actuelle déléguée, prévu au mois de juin.
Le troisième axe a pour objectif de conforter la formation des professionnels (associatifs, médecins, forces de l'ordre, etc.). Nous recevions hier la responsable des droits des femmes de la province Sud de Nouvelle-Calédonie, qui rappelait ce besoin. L'accent doit particulièrement être mis sur la formation : celle des forces de sécurité, concernant la prise en charge des psycho-trauma, celle des magistrats - une réflexion est d'ailleurs en cours avec l'École nationale de la magistrature (ENM) pour renforcer la formation préalable à une prise de poste dans ces territoires - sans oublier la formation des professionnels de santé dans les unités médico-judiciaires (UMJ), les centres médico-sociaux et les services de protection maternelle et infantile (PMI). En Nouvelle-Calédonie, nous avons ainsi pu constater le rôle majeur joué par les nombreux centres médico-sociaux installés en province Nord pour l'accueil des victimes.
Le quatrième axe concerne l'amélioration de la prévention et de l'information auprès des populations, et notamment des jeunes. En outre-mer, les grossesses précoces non désirées sont plus fréquentes qu'en métropole, sur fond d'accès insuffisant à la contraception et à l'IVG, de précarité, de difficulté, voire d'échec scolaire, et de violences sexuelles. Dans ces conditions, il est indispensable de renforcer les moyens des antennes locales du Mouvement français pour le Planning familial, en particulier en Guyane, où ces situations sont nombreuses, et d'en ouvrir une à Mayotte. Ces antennes, fréquemment gérées par des bénévoles, réalisent un travail extraordinairement important, en distribuant gratuitement des moyens de contraception, en permettant de réaliser des IVG médicamenteuses et en dispensant un suivi gynécologique. Il convient également de travailler sur les stéréotypes sexistes dans les écoles et les universités. Des actions de lutte contre les violences faites aux femmes et contre le sexisme sont menées via la mobilisation du Fonds d'expérimentation pour la jeunesse, créé en 2014 et doté d'un million d'euros : elles doivent être évaluées, de manière à inscrire dans la durée des dispositions jugées efficaces. Il est enfin nécessaire de sensibiliser les populations à la gravité des comportements violents et sexistes. Déjà, des campagnes d'information sont conduites dans les territoires ultramarins, avec des effets positifs, comme en témoigne l'augmentation du nombre de plaintes déposées par des femmes victimes de violences. Mais ces campagnes doivent être amplifiées ! Les premiers États généraux contre les violences faites aux femmes, qui se sont ouverts en novembre 2016 à La Réunion, ont réuni plus d'un millier de personnes : c'est extraordinaire ! Les campagnes #metoo et #balancetonporc ont également conduit à une croissance de 30 % des dépôts de plaintes, et c'est extrêmement positif. Nous avons également été séduits par l'initiative mahoraise consistant à transmettre des messages de sensibilisation via les telenovelas populaires. Il serait utile de traduire ces séries en créole pour en étendre la diffusion à La Réunion et, plus globalement, de diffuser aussi les supports d'information dans les langues usuelles des territoires d'outre-mer.
Le cinquième axe porte sur la consolidation des procédures de soutien aux victimes, sur le modèle des actions menées en métropole : mieux les repérer et les orienter en développant les lieux d'écoute et d'orientation ainsi que les référents dans les commissariats ; d'un point de vue sanitaire, former les services d'urgence à l'accueil et au repérage ; créer des unités médico-judiciaires (UMJ) sur chaque territoire ; prévoir la gratuité des soins pour les psycho-trauma, comme pour les victimes du terrorisme ; en matière pénale, étendre le « téléphone grave danger » (TGD), malgré, parfois la faiblesse du réseau téléphonique ; établir des antennes des bureaux d'aide aux victimes là où le tribunal de grande instance n'est pas facilement accessible ; prévoir des traducteurs professionnels à tous les stades de la procédure ; renforcer les solutions de mise à l'abri, car il est particulièrement difficile pour une victime de se protéger des représailles sur une île ; sensibiliser les entreprises et améliorer l'accès à l'emploi et à la formation pour assurer, autant que possible, une autonomie financière aux victimes ; enfin, améliorer l'accompagnement des populations les plus fragilisées (femmes handicapées, migrantes, prostituées, etc.).
Le sixième axe de nos travaux porte enfin sur les moyens attribués à ces politiques publiques. Le ministère des Outre-mer doit, nous semble-t-il, dédier des financements spécifiques à ces actions et les faire figurer dans un document transversal. Les dispositifs doivent faire l'objet d'une évaluation préalable à leur montée en puissance. Comme l'indiquait mon collègue Dominique Rivière, je vous rappelle que le coût des violences faites aux femmes, estimé à 3,6 milliards d'euros, est bien supérieur aux 30 millions d'euros de budget annuel du secrétariat d'État chargé de l'égalité entre les femmes et les hommes !
Nous comptons sur votre soutien pour porter nos préconisations, qui s'inscrivent dans le cinquième plan interministériel de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes pour la période 2017-2019. Je conclurai par une phrase d'Aimé Césaire, qui illustre à la fois notre état d'esprit et notre combat : « Je suis du côté de l'espérance, mais d'une espérance conquise, lucide, hors de toute naïveté ».