Intervention de Jean-Cyril Spinetta

Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable — Réunion du 14 mars 2018 à 10h00
L'avenir du transport ferroviaire — Audition de M. Jean-Cyril Spinetta

Jean-Cyril Spinetta, auteur du rapport sur l'avenir du transport ferroviaire :

Merci de me permettre de m'exprimer sur le rapport que j'ai remis au Gouvernement en février dernier.

J'ai été frappé de l'extrême qualité des rapports rédigés par diverses personnalités ou par des parlementaires : rapport de M. Rivier, rapport des députés Savary et Pancher, proposition de loi de M. Nègre, rapport Grignon... Malgré cela, la décision publique est restée en quelque sorte paralysée.

Contrairement à une idée courante, le transport ferroviaire de voyageurs regagne d'importantes parts de marché. Mode de transport en déclin ? Depuis un point bas en 2000, il a regagné des parts de marché sur l'ensemble des offres de mobilité offertes aux Français. Il reste tout à fait moderne et il pourra encore se développer dans les années à venir.

Mon deuxième sujet d'étonnement a porté sur l'état du réseau ferroviaire français. Avec le réseau allemand, ce réseau est le plus important d'Europe : 29 000 kilomètres de lignes et 50 000 kilomètres de voies. Depuis près de 30 ans, il a souffert d'absence d'investissement en matière de renouvellement et de régénération. En 2005, le professeur Rivier avait été mandaté par la SNCF pour dresser un état du réseau : « Si la situation actuelle devait perdurer (les moyens alloués à la maintenance des infrastructures se réduisent de 3 % par an en valeur constante), ne subsisterait à l'horizon 2025 qu'un tiers du réseau ferré national. La totalité du réseau capillaire - les groupes UIC 7 à 9 - ne pourra plus être normalement exploitée dès 2011-2015 ». Les conclusions de ce rapport étaient sans aucune ambiguïté.

Concernant les dépenses de renouvellement et de régénération du réseau, la grande oubliée de 1980 à 2010 a été la région Ile-de-France. Il n'y a eu pratiquement aucun investissement sur ce réseau qui est de très loin le plus utilisé. Les chiffres sont aujourd'hui encore extrêmement préoccupants. L'effort consenti à partir de 2010, accru à partir de 2013, devra à l'évidence être poursuivi dans la durée.

Troisième sujet d'étonnement, l'importance des concours publics au secteur ferroviaire. Loin de baisser, ils n'ont cessé d'augmenter. Pour le groupe SNCF, les besoins annuels de financement sont de l'ordre de 22 milliards alors que les recettes commerciales sont un peu inférieures à 9 milliards. Les concours publics - subventions d'investissement et de fonctionnement - dépassent 10 milliards. Le déficit de financement s'élève donc à 3 milliards par an depuis 2013 et il ne cesse de se confirmer année après année.

Le montant de ces concours publics est, à mon sens, justifié, ils sont inhérents au modèle économique de ce mode de transport. Le constat est identique dans tous les pays européens. Il faut s'assurer cependant que chaque euro public investi engendre une valeur supérieure pour les usagers. Je vise les externalités positives : gains de temps pour les personnes, effets externes sur la pollution, gains de productivité pour les entreprises. Bref, l'ensemble des données socio-économiques qui permettent de justifier les investissements publics. Il faut aussi s'assurer que chaque euro public investi l'est de la manière la plus efficace.

C'est à partir de ces deux constats de bon sens que j'ai essayé d'articuler l'ensemble de mes propositions. Vous avez, monsieur le président, évoqué un premier sujet - écarté par le Gouvernement - concernant les petites lignes. Comparé aux autres réseaux européens, le nôtre est le seul qui comprenne des lignes classées de 7 à 9. Le professeur Rivier disait en 2005 : « Parmi les réseaux européens comparés, seul le réseau national français compte une telle proportion de lignes à faible trafic. Il y a lieu de s'interroger sur la pertinence du maintien d'un trafic très faible sur un système conçu pour un transport de masse ». Ce qui conduit à s'interroger sur le domaine de pertinence du transport ferroviaire. Il s'agit d'un transport de masse qui arrive au coeur des agglomérations, dont l'empreinte environnementale est faible, dont l'intensité capitalistique est considérable... tout comme les coûts.

J'ai donc regardé la fréquence d'utilisation du réseau français. Les chiffres sont impressionnants : 90 % du trafic a lieu sur 30 % du réseau et 2 % du trafic sur 45 % du réseau. Dans leur brutalité, ils amènent à se poser des questions.

Je n'ai jamais proposé de fermer les petites lignes, mais j'ai dit qu'il fallait en établir un bilan socio-économique. Voici ma recommandation n°1 : « Confier à SNCF Réseau la réalisation avant l'élaboration des prochains contrats de plan État-région d'un état des lieux de la partie la moins utilisée du réseau, présentant ligne par ligne l'état de l'infrastructure, le besoin de rénovation et le bilan socio-économique des investissements. » Il faut selon moi confier l'élaboration de la méthode d'évaluation à France Stratégie, et une contre-expertise sur les évaluations au Commissariat général à l'investissement. Je propose que le rapport sur ces évaluations soit transmis au Parlement.

Aujourd'hui, ces petites lignes sont menacées sans que personne ne le dise, car SNCF Réseau a décidé il y a quelques années qu'elle n'interviendrait plus sur leur régénération ni leur renouvellement - sauf si les régions décidaient d'investir. Dans ce cas, SNCF Réseau verse un forfait de 8,5 % du coût total du renouvellement et de la régénération. Cette politique signe la fermeture inévitable de nombreuses petites lignes. Il m'a semblé préférable de désigner objectivement les lignes à conserver, plutôt que de laisser faire de façon aveugle.

Le réseau est donc vieillissant et parfois en mauvais état. L'effort décidé en 2010 et amplifié en 2013 se traduit aujourd'hui par une augmentation de 2,5 à 3 milliards de la dette de SNCF Réseau chaque année. Des décisions doivent être prises pour que SNCF Réseau puisse assurer son programme d'investissement sans recourir aux facilités de la dette. J'ai proposé que le coût complet du réseau ferroviaire soit calculé, pour éclairer les décisions de l'État, des régions et des opérateurs. Ce coût complet qui est une réalité économique se situe entre 8 et 9 milliards par an. Aujourd'hui il est financé à moins de 3 milliards. Il serait sain que le coût soit connu, sous le contrôle de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (Arafer). Il ne faut pas rééditer l'impasse faite depuis une trentaine d'années sur le coût réel du réseau ferroviaire.

Vous m'avez également posé une question sur la dette : j'ai été précis dans ma recommandation, tout en ne citant pas de chiffres. Le sujet est complexe car si la dette est reprise par l'État, elle sera intégrée à la dette publique, mais elle pèsera aussi sur le déficit public annuel. Je n'ai pas voulu mettre le Gouvernement dans une situation difficile. En revanche, je propose que la reprise de dette par l'État permette à SNCF Réseau d'équilibrer ses flux de trésorerie avant 2026, qui est le terme du contrat pluriannuel actuel. Mais il faudra des efforts de productivité à hauteur d'au moins 1,2 milliard dans le cadre du contrat pluriannuel. En contrepartie de quoi je recommande de renforcer le programme d'investissements de 500 millions par an, soit un total de 3,5 milliards, sans avoir recours à la dette.

En outre, une fois que SNCF Réseau aura été transformée en société nationale à capitaux publics - sorte de société anonyme - la dette ne devra plus augmenter. Je propose d'instaurer un ratio entre la marge opérationnelle de SNCF Réseau et sa dette.

Vous m'avez interrogé sur la date d'entrée en vigueur de la concurrence. Je n'évoquerai pas le considérant 17-44. La France a plaidé depuis longtemps pour que les autorités organisatrices en matière de transport ferroviaire soient des autorités doubles, autorités régionales et autorité de l'État. Dès lors, l'État aurait son mot à dire sur le moment où la concurrence devrait s'exercer. J'ai proposé l'année 2019 et j'ai souhaité que les régions puissent le faire sans que des limitations dans la loi encadrent leur volonté d'avancer sur le sujet. Je suis resté fidèle à la position du Gouvernement français depuis l'origine, mais en laissant aux régions toute liberté.

La concurrence pose la question du maintien ou de l'amélioration de la compétitivité de l'opérateur historique. Pour les lignes à grandes vitesse, il m'a été suggéré une concurrence dans le marché et non pour le marché. Le système des franchises anglaises a été écarté par la plupart de mes interlocuteurs. En revanche, le système allemand a été plébiscité. Cette concurrence dans le marché, si elle s'exerce de manière effective, car les barrières à l'entrée sont considérables du fait des investissements capitalistiques, risque de mettre en cause la péréquation entre les lignes rentables et celles qui ne le sont pas. C'est pourquoi j'ai suggéré que des obligations de service public puissent être instaurées, conformément à ce qu'avait conclu le rapport Abraham en 2011, financées par une taxe de péréquation perçue sur tous les opérateurs. J'ai aussi proposé d'utiliser les dispositions de la directive européenne sur les accords-cadre pour définir des ensembles de lignes rentables et moins rentables qui seraient attribués aux opérateurs.

La question de la concurrence se posera surtout dans le secteur conventionné, notamment celui des TER. Il est certain que des concurrents se présenteront et qu'ils auront de l'ambition : des régions y auront sans doute recours avant 2023. Dès lors, le problème de la compétitivité de l'opérateur historique se pose. Ces marchés conventionnés sont, pour l'essentiel, des marchés de coûts salariaux. Les investissements sont pris en charge par les régions, achat de matériel, ateliers de maintenance. Aborder cette nouvelle phase avec un handicap sur les coûts salariaux est une menace considérable pour l'opérateur historique. En Allemagne, Deutsche Bahn a perdu environ 40 % des marchés dont les Länder allemands sont les autorités organisatrices. Il est difficile de disposer de chiffres précis, mais Jean-François Collin (ici présent) et moi avons estimé l'écart de compétitivité à 25 ou 30 %, ce qui est considérable. La convention collective nationale sur le temps de travail a été approuvée en 2016 et elle s'applique aux opérateurs privés. L'écart est de 10 %. Le dictionnaire des filières et des métiers explique une part de cette différence de compétitivité. Les syndicats en conviennent. Il faut donc renforcer les polyvalences et mieux adapter les emplois de la SNCF à la numérisation et à la digitalisation. Il y a aussi les déroulements de carrière et les classifications : le GVT augmente la masse salariale de plus de 2 % par an. C'est un problème considérable, qui doit être résolu, sinon il aggravera l'écart avec les concurrents futurs. Enfin, les sureffectifs et les coûts de structure pénalisent la SNCF.

Le dialogue social devrait permettre de mener à bien les évolutions nécessaires. Contrairement à ce que l'on dit, la SNCF dispose de tous les moyens pour y parvenir. La commission mixte du statut a aujourd'hui un rôle purement consultatif, reconnu par une décision du Conseil d'État et consacré par un décret. La SNCF peut donc réduire ses écarts de compétitivité. Autre question : faut-il continuer à embaucher au statut et garantir au personnel le statut actuel ? Il faudra ne plus embaucher qu'en dehors du statut ; du reste, il existe déjà un cadre conventionnel pour les 15 000 contractuels de la SNCF.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion