Intervention de Élise Massicard

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 14 février 2018 à 9h35
Audition conjointe sur les évolutions politiques et diplomatiques de la turquie

Élise Massicard, directrice de recherche au CNRS, attachée au Centre de recherche internationale - Sciences Po (CERI) :

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, merci de m'avoir invitée pour évoquer devant vous la situation de la Turquie. Dans la limite de mes compétences et du temps qui m'est imparti, je vais essayer d'apporter quelques éléments à l'analyse du contexte actuel et aux possibilités d'évolution qui peuvent se dessiner, tout en restant prudente, la situation turque étant de plus en plus difficile à décrypter.

La note d'actualité dont vous avez été destinataires résume bien la situation de manière factuelle.

Je m'attarderai sur la situation des Kurdes, qui est un facteur majeur de tension, ainsi que sur les possibilités d'évolutions de la situation politique intérieure globale, à court et moyen termes.

Je tiens à souligner à quel point la situation des Kurdes est critique et s'est détériorée depuis 2015, de manière continue, plusieurs faisceaux d'événements ayant contribué à cette détérioration.

Le premier faisceau, c'est la reprise des affrontements armés dans le sud-est de la Turquie entre le PKK et l'armée turque depuis l'été 2015, dont le niveau de violence rappelle celui des années 1990. Ces affrontements se déroulent dans les villes, entraînant beaucoup de victimes civiles.

Il existe des zones de couvre-feu, et l'usage de la violence est considéré comme excessif par le Parlement européen. On enregistre par ailleurs un certain nombre de déplacements de populations liés à cette situation sécuritaire critique, bien sûr en prise avec ce qui se passe en Syrie.

Le second faisceau, c'est la répression sévère du mouvement politique kurde légal. Le parti nationaliste kurde a un certain poids politique, notamment dans cette région.

Cette répression se manifeste de plusieurs manières. Tout d'abord, beaucoup de mairies ont été mises sous tutelle, et certains maires élus en 2014 sous cette étiquette ont été incarcérés. Il reste très peu de maires de ce parti en poste. Les mairies sont aujourd'hui pour la plupart gérées par des administrateurs nommés par le pouvoir.

L'immunité parlementaire d'un certain nombre de députés a également été levée. Plusieurs députés de l'opposition ont été traduits en justice, et les deux anciens coprésidents du parti ont été incarcérés.

Troisièmement, la tentative de coup d'État de 2016 et la répression qui a suivi ont particulièrement touché les Kurdes. Même si, officiellement, la principale cible du coup d'État demeure le mouvement de Fethullah Gülen, la répression ne se limite pas à ce mouvement, et s'est notamment portée sur la région du sud-est et sur le mouvement kurde légal. Des purges ont eu lieu dans l'enseignement. Les enseignants des écoles affiliés aux syndicats de gauche pro-kurdes ont été particulièrement touchés.

Beaucoup d'écoles de la région comptent moins d'enseignants, voire plus du tout.

Par ailleurs, certaines associations qui fournissaient une aide alimentaire et humanitaire à ces nombreux déplacés du fait de la reprise des affrontements ont été fermées.

Les moyens de diffusion de l'aide ou le fait de financer des projets ont été en partie bloqués.

Le dernier facteur, plus critique et récent encore, c'est l'opération turque en Syrie, dans la région d'Afrin, qui est dénoncée par la population kurde. Selon certains sondages, même les Kurdes qui ont voté pour l'AKP lors des dernières élections, qui sont nombreux, sont très critiques vis-à-vis de cette opération, qu'ils considèrent comme une offensive anti-kurde qui les vise indirectement.

Cette situation fait donc monter les tensions et renforce le sentiment anti-kurde. C'est une ligne de fracture qui s'approfondit de manière extrêmement nette.

J'en arrive aux possibilités d'évolution et de leviers.

La Turquie connaît une situation d'état d'urgence depuis l'été 2016, Celui-ci a renouvelé pour trois mois en janvier 2018. Peut-on anticiper la levée de l'état d'urgence ? Il me semble qu'il serait assez irréaliste de miser là-dessus, l'intervention militaire à Afrin s'étant accompagnée d'une mobilisation verbale et discursive sur des thèmes nationalistes va-t-en-guerre. Ce n'est pas là un signe de désescalade, pas même en politique intérieure.

Au-delà même de la reconduction de l'état d'urgence, des décrets-lois liés à cette situation continuent à être pris. L'un d'eux, qui date de décembre 2017, assez critique, accorde l'immunité à tous les civils, quelle que soit la nature de leurs actes, dès lors qu'ils agissent dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ou pour prévenir une tentative de renversement du gouvernement.

Cette sixième extension de l'état d'urgence a été largement critiquée et considérée par l'opposition, le Parlement européen et d'autres comme abusive, dans la mesure où l'état d'urgence est largement utilisé pour museler les dissidents et va au-delà des mesures légitimes de maintien de l'ordre ou de prévention des menaces contre la sécurité nationale.

Certains craignent que l'état d'urgence soit prolongé jusqu'aux prochaines échéances électorales, qui doivent avoir lieu en 2019, date des premières élections présidentielles sous le régime adopté par la réforme constitutionnelle, et des élections législatives et locales.

Il est tout à fait possible voire probable que l'état d'urgence soit prolongé jusqu'à ce moment, étant donné qu'il a des conséquences sur l'organisation des élections à différents niveaux - possible interdiction de manifestations de l'opposition et nomination du Haut Comité électoral chargé de superviser les élections.

Les élections de 2019 sont-elles susceptibles d'entraîner un changement dans les rapports de force politiques, et dans quelle mesure ? Je suis assez dubitative à ce sujet.

On a à la fois un blocage très clair des dynamiques de politique intérieure, bien qu'un important mécontentement se fasse jour en Turquie. C'est un point qu'il faut souligner.

Il existe des recherches d'alternative politique, avec la création par Meral Ak°ener d'un nouveau parti (le Iyi Parti), qui constitue une scission du parti nationaliste turc, qui a jusqu'à présent largement fait alliance avec le parti au pouvoir, l'AKP.

Ce nouveau parti issu du mécontentement n'est cependant pas assez fort pour proposer une alternative crédible. L'opposition au pouvoir, si elle est très forte en Turquie, est aussi très divisée. On a également d'un côté les kémalistes, de l'autre les nationalistes kurdes, ces derniers cherchant une nouvelle voie. Ce sont des groupes qu'il est très difficile de réunir autour d'une même table.

On a surtout un véritable doute sur la probité des élections de 2019, qui pourraient être anticipées et avoir lieu en 2018, doute qui a commencé à s'exprimer lors du référendum constitutionnel de 2017 entaché de soupçons d'irrégularités.

Il faut également souligner que des mécontentements s'expriment à l'intérieur de l'AKP, ou dans des cercles proches, à l'encontre du président, même si c'est de manière discrète, la liberté d'expression étant aujourd'hui remise en cause.

Certaines personnes, dans les meetings de l'AKP, réclament des emplois, ce qui est totalement nouveau. On voit bien qu'il existe une insatisfaction, même si celle-ci ne trouve pas les moyens de se structurer.

C'est au niveau économique que les choses vont se jouer en matière de dynamique sociale et politique, mais aussi de soutien au pouvoir.

L'AKP, au pouvoir depuis 2002, a profité d'une croissance économique remarquable, qui s'est ralentie ces derniers temps. La majorité des citoyens considère que la situation va en se dégradant, et ceci est assez nouveau.

La situation économique apparaît aujourd'hui, selon les sondages, comme le principal problème exprimé par les citoyens.

Une embellie est intervenue en 2017, mais elle était alimentée par certaines mesures prises par le pouvoir visant à faciliter le crédit, et qui ne sont pas durables.

Les inquiétudes sont liées à la fragilité de l'économie turque en termes d'inflation - celle-ci s'est réinstallée de manière assez durable au-dessus de 10 % -, en termes de chômage, qui a lui aussi franchi la barre des 10 %, voire par rapport au cours de la livre turque, qui se dégrade continuellement depuis un certain temps, avec des conséquences importantes pour les investissements étrangers sur leur rentabilité et leur durabilité.

De ce point de vue, les évaluations des différentes agences concernant la stabilité ont tendance à se dégrader.

Il existe donc de véritables faiblesses économiques, et c'est là que se trouve peut-être un levier important.

C'est au niveau de la dimension européenne que l'on trouve des possibilités d'actions, le Parlement européen ayant demandé non seulement le gel du processus d'adhésion de la Turquie, notamment suite à la situation des droits de l'homme, mais aussi la diminution des aides destinées aux autorités turques au titre de la pré-adhésion, ces aides devant être subordonnées à des améliorations dans le domaine des droits de l'homme.

En 2018, certains fonds de pré-adhésion ont ainsi été réduits de 105 millions d'euros par rapport à la proposition de budget initiale de la Commission européenne. Il s'agit là très clairement de sanctions ou de tentatives de faire levier.

Il faut aussi noter que, depuis la visite du président Erdoðan à Paris et le programme de coalition du nouveau gouvernement allemand, la perspective de l'adhésion est enterrée au moins pour un certain temps. D'autres types de partenariats sont aujourd'hui à l'agenda.

Cela signifie-t-il qu'il n'existe plus de levier sur la situation en Turquie ? Ce n'est pas si simple. Cela fait en effet un moment que la perspective d'adhésion de la Turquie à l'Europe n'est plus crédible.

En revanche, il existe une vraie question au niveau sécuritaire concernant l'accord sur les réfugiés entre l'Union européenne et la Turquie. De ce point de vue, la Turquie désire approfondir certaines formes de coopérations. Elle a à nouveau demandé ces derniers jours la libéralisation du régime des visas, mesure largement attendue par l'opinion publique turque pour pouvoir circuler librement en Europe.

Cette mesure, promise par l'Union européenne, est aujourd'hui bloquée, l'Europe demande que la Turquie remplisse des critères en matière de droits démocratiques, de définition du terrorisme et d'indépendance du secteur judiciaire. Il semble que la Turquie soit disposée à faire certaines concessions de ce point de vue.

C'est peut-être à ce niveau qu'il existe des possibilités de leviers.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion