Intervention de Dorothée Schmid

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 14 février 2018 à 9h35
Audition conjointe sur les évolutions politiques et diplomatiques de la turquie

Dorothée Schmid, chercheur, responsable du programme Turquie contemporaine et Moyen-Orient de l'Institut français des relations internationales (IFRI) :

Mais comment l'ensemble des banques turques fonctionnent-elles ? Que se passe-t-il dans leur bilan ? J'ai abordé le sujet hier soir, lors d'un dîner ayant pour thème le Moyen-Orient, avec des banquiers et des assureurs. On a évoqué la question des créances privées extérieures de la Turquie et la fragilité que cela fait peser sur l'économie turque.

L'économie turque est une économie du court terme qui, jusqu'à présent, fonctionne bien et dont les résultats sont très spectaculaires, avec des mises en scène symboliques, notamment autour des grands travaux. L'aéroport d'Istanbul va ouvrir avec je ne sais combien de mois d'avance, alors qu'on doutait beaucoup de pertinence et de la faisabilité de ce projet. Il y a un véritable paradoxe dans la rapidité de l'exécution des grands travaux, qui démontre à la fois la puissance de la Turquie et la capacité de l'AKP à maintenir la croissance à moyen terme, mais c'est une croissance très fragile.

S'agissant de l'OTAN et des alliances, en préalable, il faut préciser que la Turquie est un partenaire extrêmement important sur tous les dossiers du Moyen-Orient, mais également économiquement. Le but n'est donc pas de dire qu'il faut rompre avec la Turquie. Au contraire, le but est de savoir comment arriver à organiser les relations avec la Turquie pour que celles-ci se déroulent bien.

J'ai travaillé avec une collègue allemande sur un projet d'article qui tourne autour de l'idée d'une initiative franco-allemande pour améliorer les relations avec la Turquie, parallèlement au cadre de négociation avec l'Union européenne, où tout est bloqué.

L'intérêt d'une politique franco-allemande sur cette question vient du fait que l'Allemagne a récemment pris des positions politiques extrêmement fermes dans son dialogue un peu tendu avec la Turquie, la France étant considérée comme peut-être le seul grand pays arrivant au contraire à dialoguer avec la Turquie de manière apaisée. C'était vrai jusqu'à la visite de Tayyip Erdoðan en janvier, qui a démontré que le dialogue pouvait être assez musclé.

L'idée est que la Turquie doit être apaisée, ou à tout le moins amenée à des positions coopératives avec ses alliés, au sein de ces clubs que constituent l'Union européenne et l'OTAN. Est-ce encore facile ? J'ai eu des entretiens avec des diplomates américains il y a quelques semaines, qui m'ont confessé leur grande inquiétude au moment du début de l'opération turque à Afrin. Nous savons, nous, Français, combien il est parfois difficile de travailler avec les Turcs, mais la difficulté sera plus grande encore pour les Américains car beaucoup de questions bilatérales brûlantes restent non réglées - je pense notamment au dossier Gülen.

Personne n'a intérêt à ce que la Turquie sorte de l'OTAN, ni nous, ni bien entendu la Turquie. Elle serait alors isolée, et n'a pas les moyens de maîtriser l'ensemble des dossiers conflictuels sur lesquels elle intervient actuellement.

On repartira donc certainement sur des configurations avec des alliances ponctuelles et négociées. Le but de l'intervention à Afrin est à la fois de tenir les Russes en respect à propos de la question syrienne, en montrant que la Turquie est un acteur potentiellement aussi important que la Russie ou l'Iran dans le dossier syrien, mais aussi de parvenir à une négociation « à l'os » avec les Américains au sujet de la question kurde.

La grande question est de savoir si les Américains vont s'impliquer aux côtés des Kurdes et jusqu'à quel moment. La priorité des Américains en Syrie, c'est de trouver des alliés dans la lutte contre Daech, qui n'est pas totalement achevée. Si les Turcs peuvent proposer un plan de travail alternatif crédible, pour rendre non indispensable la coopération avec les forces démocratiques syriennes (FDS) dans la lutte anti-Daech, il est possible que cela satisfasse les Américains et la coalition.

Le deuxième objectif des Américains en Syrie est de faire en sorte que la Pax Syriana ne passe pas par les Russes, et donc de démontrer qu'ils ont quelque chose à dire sur l'avenir politique et la future solution politique en Syrie, ainsi que sur le fait de savoir si cet avenir sera avec Bachar al-Assad ou non. Ce n'est pas réglé.

Tous les détails que vous nous avez donnés sur la situation à Afrin sont extrêmement justes. Il existe une préoccupation humanitaire très forte exprimée par le Gouvernement français au moment du déclenchement de l'opération turque, et sans cesse répétée depuis.

Afrin est une enclave où beaucoup de réfugiés s'installaient parce qu'elle était relativement apaisée. Or aujourd'hui, il existe une succession de fronts sur la frontière turco-syrienne qui rendent la situation chaque jour plus terrible. La guerre dure depuis plus de six ans, et la situation humanitaire est catastrophique.

Les tensions arabo-kurdes que vous mentionnez sont réelles. On les constatera également en Irak à l'avenir, et on aura probablement des développements arabo-kurdes négatifs, et peut-être aussi des conflits intra-kurdes, en Irak, au cours de l'année 2018.

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