Quels sont les buts de Vladimir Poutine vis-à-vis de la Turquie ? Tout se joue autour de la Syrie. Le premier but en Syrie était de neutraliser les Turcs, qui soutenaient des factions anti-Bachar al-Assad.
Comment cela s'est-il fait ? On leur a donné pour mission, à partir des processus de paix d'Astana et de Sotchi, de contrôler les factions rebelles djihadistes.
Le deuxième but évident était d'ennuyer l'OTAN et d'éloigner les Turcs du camp occidental. Une collègue turque me faisait récemment remarquer que si la Turquie sort de l'OTAN, les Russes seront parvenus à leur fin, qui est de détacher totalement la Turquie de l'orbite européenne et occidentale.
Je ne pense pas que Chypre constitue un dossier permettant de parvenir à un compromis aujourd'hui. Repartir sur une logique quasiment militarisée sur la question de la prospection pétrolière à Chypre, en envoyant des bâtiments militaires pour empêcher le passage des navires de prospection européens, est un assez mauvais signe.
Pourquoi les Russes laissent-ils les mains libres aux Turcs à Afrin ? Ce n'est pas extrêmement clair, mais je pense qu'ils n'ont pas tellement le choix. C'est malgré tout une concession qu'ils pouvaient faire. Je ne pense pas que cela arrange tellement les Russes que les Turcs se lancent dans une opération en Syrie.
Avec les États-Unis, tout dépendra de la capacité des Turcs à proposer des solutions alternatives sur la lutte contre Daech. Personne ne tient aux Kurdes en tant que Kurdes parmi les protagonistes qui en ont fait leurs alliés à différents moments.
Aujourd'hui, les Kurdes sont dans une phase de rapprochement avec Bachar al-Assad, et comptent sur lui pour les protéger des Turcs. On est donc dans une perspective de potentiel dérapage syro-turc, mais les derniers incidents très inquiétants qui concernent la crise syrienne sont les incidents syro-israéliens et irano-israéliens.
Hier, les Américains ont aussi annoncé avoir abattu des mercenaires russes du côté de Deir ez-Zor. On a là un autre risque de dérapage à l'est de la Syrie.
Quant à l'Institut du Bosphore, même si vous y rencontrez des « Turcs blancs », qui ne sont pas forcément d'accord avec Tayyip Erdoðan sur tout, il s'agit d'une enceinte où les gens ont une position officielle ou quasi officielle. Même en off, vous n'obtiendrez jamais des points de vue extrêmement critiques sur le gouvernement turc. Certains s'expriment, mais pas comme ils le font en privé, où les choses peuvent être bien plus claires.
Comme le disait Élise Massicard, l'opinion turque est captive du scénario gouvernemental. Tout le monde a intégré le fait que le coup d'État est un traumatisme majeur. La Turquie a connu beaucoup de coups d'État au cours de son histoire. On n'a jamais tiré le bilan de celui de 1980, mais je pense qu'il a marqué l'histoire de la Turquie de manière très forte. Or jamais vous ne pourrez avoir une discussion élaborée sur ce que cela a laissé dans la psyché des Turcs. C'est littéralement un impensé politique et social.
L'opinion est captive de ce que raconte le gouvernement, et utilise le motif du coup d'État pour exprimer son ressentiment vis-à-vis des Européens. En creux, cela signifie qu'ils ont besoin de nous et souhaitent plus d'intérêt de notre part.
Concernant la situation en Syrie, à Afrin : certes, les Turcs avancent avec difficulté, mais les Kurdes n'ont aucune chance. Quand les forces démocratiques syriennes affrontent Daech avec l'aide de la coalition, les frappes aériennes américaines et françaises, elles sont fortes. Mais si les Kurdes sont seuls confrontés à l'armée turque, ils ont peu de chances. Les choses vont certainement beaucoup moins bien se passer pour eux.
Un point très important me semble cependant devoir retenir notre attention : les Kurdes ont gagné la bataille de l'opinion publique internationale. Quand on parle des combattants engagés en Syrie, on ne parle pas seulement des foreign fighters qui vont rejoindre les djihadistes qui combattent aux côtés de l'État islamique (EI) ou anti-Bachar al-Assad : on y trouve aussi de plus en plus de combattants occidentaux qui vont rejoindre le camp kurde.
Il est donc fort possible que l'opération d'Afrin soit un moment symbolique qui permette de nouveaux recrutements. De ce point de vue, nous serons tous concernés, car les gouvernements seront mis en porte-à-faux vis-à-vis de leur opinion publique.