Intervention de Jacques Toubon

Commission d'enquête état des forces de sécurité intérieure — Réunion du 7 mars 2018 à 15h45
Audition de M. Jacques Toubon défenseur des droits

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

Vous avez bien défini notre mission. Depuis que je suis Défenseur des droits, voire depuis la création de cette instance il y a six ans, le nombre des saisines a considérablement augmenté pour désormais dépasser le millier. Parmi les cinq missions qui sont les nôtres, la part prise par l'enregistrement de réclamation est, de loin, la plus grande. La commission nationale de déontologie de la sécurité, auquel le Défenseur des droits a succédé, n'avait quant à elle enregistré que 250 réclamations, alors qu'existait, il est vrai, un filtre parlementaire. Ce chiffre est également représentatif des événements qui ont ponctué l'année 2016 ; les manifestations contre la loi travail ayant, à elles seules, induit plus d'une centaine de réclamations. Le recours des citoyens au Défenseur des droits est donc clairement en augmentation. Est-ce à dire qu'il est possible de se prononcer sur les relations entre la police et la population à l'aune de ce chiffre ? Force est de constater la différence entre la manifestation du 11 janvier 2015, qui témoignait de l'harmonie des citoyens avec leur police, et le malaise généralisé, deux années plus tard, au sein des forces de l'ordre, qui a motivé la création de cette commission d'enquête. Certains sujets suscitent manifestement un malaise entre la police et la population, sans pour autant légitimer le constat d'une perte de confiance de la population dans les forces de sécurité.

D'emblée, la question de la formation est essentielle. Dans toutes les relations que nous avons avec les représentants de la police nationale, de la gendarmerie nationale, des polices municipales, ou encore des gardiens de prisons ou des vigiles privés, le constat de l'insuffisance de la formation, tant initiale que continue, est posé. Le Défenseur essaie de participer à cette formation en sensibilisant, chaque année, les élèves-gardiens de la paix aux questions qui relèvent de sa compétence. Les moyens que l'État entend consacrer aux forces doivent également répondre à ces besoins de formation.

Je reviendrai sur six sujets. Le premier concerne le maintien de l'ordre ; sujet actuel puisque le Défenseur des droits a été saisi par le Président de l'Assemblée nationale d'une demande d'étude sur l'amélioration des méthodes et des principes de la doctrine du maintien de l'ordre dans notre pays. Notre rapport, récemment transmis au Président de Rugy, aborde le thème des « violences policières », ainsi que le contexte particulièrement tendu où évoluent les forces de l'ordre depuis ces trois dernières années. Le constat, tant chez les chercheurs que les acteurs du maintien de l'ordre, est unanime : les méthodes de maintien de l'ordre doivent évoluer vers plus d'accompagnement et contribuer davantage à l'apaisement ; cette tendance s'inscrivant dans la continuité de certaines expériences étrangères. Le renforcement de la formation initiale et continue de toutes les forces employées dans le maintien de l'ordre figure effectivement parmi les propositions de ce rapport. L'intervention de forces non dédiées dans des opérations de rétablissement de l'ordre suscite de nombreuses difficultés. L'utilisation des armes de force intermédiaire doit également évoluer. À cet égard, Bernard Cazeneuve, alors Ministre de l'intérieur, conformément à la recommandation du Défenseur des droits et après le drame du Barrage de Sivens en 2014, a décidé de la fin de l'usage des grenades offensives. D'ailleurs, plus de vingt réclamations concernent des personnes, décédées ou grièvement blessées, dans la plupart des cas, par des personnels non dédiés, ayant utilisé ces armes intermédiaires. Le Défenseur des droits a également demandé un moratoire pour l'utilisation de l'ensemble de ces armes. Les manifestations de 2016 et 2017 ont illustré la tendance à la pénalisation du maintien de l'ordre. Or, nous pensons qu'il faut plutôt recentrer le maintien de l'ordre sur des opérations de police administrative et veiller à mieux encadrer la possibilité de manifester, qui relève d'un droit fondamental. La Préfecture de police va dans ce sens et l'Institut national des hautes études judiciaires vient de lancer des études sur ce sujet. En s'inspirant de l'expérience d'autres pays et en utilisant davantage la communication et l'information préalable, il devrait être possible de contribuer significativement à l'apaisement et à la réduction des tensions. Cette démarche incombe aux ministères de l'intérieur et de la défense, qui ont connu des coupes budgétaires sévères, du fait de la révision générale des politiques publiques (RGPP) ; ce manque de moyens avivant les tensions actuelles.

Le deuxième sujet concerne les contrôles d'identité. Ceux-ci sont-ils conduits de manière discriminatoire ou avec objectivité ? D'une part, ces contrôles suscitent un grand nombre de réclamations, à l'instar des affaires fortement médiatisées, qui sont traitées à la fois au niveau judiciaire et en termes de déontologie policière. D'autre part, le récépissé n'est nullement la panacée. Ce qu'il faut, c'est pouvoir objectiver le choix de la personne contrôlée.

Pourquoi faut-il que dans un groupe de scolaires, en voyage de classe, seuls quelques-uns soient contrôlés, du fait de caractéristiques visibles évidentes ? Il est clair qu'un tel contrôle d'identité n'a pas été conduit de manière objective. Tel est ce que rappelle l'avis de la Cour de Cassation en 2017 qui confirme une décision de la Cour d'appel de Paris établissant la responsabilité pour faute de l'État lors d'un contrôle au faciès. Les personnes contrôlées doivent être informées sur le motif du contrôle. En outre, la traçabilité peut être assurée par d'autres voies que le récépissé, comme les nouvelles technologies, qui ont fait leurs preuves pour le contrôle des stationnements à Paris. Les caméras-piétons ont commencé à apporter une réponse et leur utilisation fait actuellement l'objet d'une évaluation conjointe au Défenseur des Droits, à la Gendarmerie et au Ministère de l'intérieur. L'utilisation de ces nouveaux instruments efficaces, au service des nouvelles compétences conférées, par la loi Savary, aux forces de sécurité des transports et à la police dans les gares et les trains, doit être évaluée. Globalement, la discrimination dans les contrôles d'identité a fait l'objet d'une étude sur 5 300 personnes publiée en janvier 2017 : ceux-ci ne concernent certes que 16 % de la population française, mais dans cet échantillon, 40 % des jeunes de 18 à 24 ans indiquent avoir été contrôlés, parmi lesquels les hommes perçus comme maghrébins ou noirs sont 80 % à avoir été contrôlés. Il y a là clairement un motif de discrimination. Le sujet des contrôles d'identité demeure irritant, parce que les représentants des forces de l'ordre invoquent leur nécessité pour conduire la politique du Gouvernement vis-à-vis des migrants. Or, comme le Défenseur des droits n'a eu de cesse de le rappeler depuis ces cinq dernières années, les conditions actuelles des contrôles d'identité créent un climat nocif qu'il serait possible d'améliorer, sans abaisser pour autant le niveau de sécurité.

Troisième sujet : les comportements discriminatoires de certains fonctionnaires que le Défenseur a dénoncé et pour lesquels il a demandé des sanctions disciplinaires. Ce type de comportements porte atteinte à l'image des forces de l'ordre et érode le lien de confiance avec la population. La formation doit jouer un rôle très important : ce qui n'est pas admissible chez un individu l'est moins encore, d'un point de vue déontologique, chez un membre des forces de l'ordre, dépositaire de l'autorité de l'État.

Quatrième sujet : Calais. En 2012, Dominique Baudis s'y était déjà rendu. En octobre 2015, j'ai remis un rapport sur ce sujet qui a conduit à l'établissement du camp de la Lande qui a cependant été démantelé l'année suivante. Entre 2014 et 2017, le Défenseur a ouvert 51 dossiers impliquant des agissements des forces de l'ordre sur cette zone et dans la plupart desquels la preuve des violences policières alléguées n'a pu être établie. L'avis du Défenseur des droits, rendu public en juin 2017, a ainsi donné lieu à toute une série d'avis. Il y a quinze jours encore, j'ai dépêché une mission pour évaluer la situation des plusieurs centaines de migrants implantés dans des campements et des bidonvilles notamment situés à Calais. Il est manifeste que les forces de sécurité, face aux migrants, que ce soit sous le métro parisien ou à Calais, demeurent laissées à elles-mêmes, faute de consignes fermes ou claires. Cette tâche est particulièrement difficile, puisqu'elle va à l'encontre des missions normales de protection assumées par la Police et la Gendarmerie. Sur le sol de France, ces migrants sont les personnes les plus vulnérables. Or, aujourd'hui, ce rôle essentiel de protection est largement occulté par la répression, via l'utilisation d'armes intermédiaires et suite aux consignes du Ministre de l'intérieur, visant à éviter l'implantation de ces personnes. Sept dossiers sont actuellement instruits par le pôle de déontologie du Défenseur des droits et un rapport retraçant les dernières visites des lieux d'implantation de migrants devrait être prochainement publié.

Cinquième sujet : le refus d'enregistrement de plaintes est récurrent, en matière notamment de harcèlement sexuel. En effet, il est très difficile pour les victimes de déposer plainte dans les brigades de gendarmerie ou au commissariat. En outre, lorsque le Défenseur des droits dénonce un manquement et demande une sanction disciplinaire, il n'obtient aucun retour que ce soit de l'Inspection générale de la Gendarmerie nationale ou de l'Inspection générale de la Police nationale. Une formation plus poussée à l'écoute et à l'enregistrement systématique des plaintes, alliée à une plus grande transparence du système disciplinaire, contribuerait à apaiser les esprits et infirmerait le sentiment, dans la population, d'une impunité des forces de l'ordre.

Je terminerai mon propos en évoquant l'état moral des forces de sécurité. L'augmentation du nombre de suicides, qui a concerné 47 policiers et 16 gendarmes, est à l'origine de la création de votre commission d'enquête. La lassitude ou la colère des membres des forces de l'ordre et de leurs conjoints s'explique notamment par leur sollicitation croissante. Certains comportements, relatés dans les dossiers enregistrés par le Défenseur des droits, peuvent s'expliquer par la fatigue physique et l'usure des personnels ; l'année 2016 étant particulièrement éprouvante, suite à la lutte contre le terrorisme, après les massacres du 13 novembre 2015, et aux différentes manifestations contre la loi travail, sans compter Nuit debout et Notre Dame des Landes, ou encore la situation des migrants. Pour preuve, le démantèlement du camp de la Lande a mobilisé des centaines d'effectifs. La pression exercée par la politique du chiffre participe également à ce climat. D'autre part, les forces de sécurité ne sont pas placées dans une situation homogène ; la réforme de 2009 n'ayant pas été poussée à son terme. En effet, subsistent des différences entre les fonctionnaires de la Police nationale et les militaires de la Gendarmerie, ainsi qu'entre territoires. Le directeur général de la Police nationale a envisagé la création en 2019 d'une académie de police destinée, je le cite, « à regrouper en un seul et même lieu la totalité des commissaires, des officiers et des gardiens de la paix, afin de faciliter le brassage, la connaissance et la reconnaissance mutuelle de l'ensemble des corps de police ». Une telle proposition souligne les différentes disparités entre les différents grades de la Police nationale qui transparaissent dans les dossiers que nous instruisons. De nombreux policiers éprouvent la violence et l'hostilité de la population. Est-ce à dire que le seuil de tolérance réciproque entre populations et forces de l'ordre s'est abaissé depuis ces vingt dernières années ? D'autres se sentent visés par des personnes cherchant à atteindre leur intégrité physique. Cette perception de la violence par les forces de l'ordre alimente leur sentiment d'insécurité et de peur.

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