Intervention de François Molins

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 22 février 2018 : 1ère réunion
Audition de M. François Molins procureur de la république

François Molins, procureur de la République près le Tribunal de grande instance de Paris :

Merci, madame la présidente. C'est moi qui vous remercie de m'avoir invité et de me permettre de m'exprimer sur ce sujet, qui constitue un volet important de l'action menée au quotidien par le parquet de Paris. Je voudrais tout d'abord vous donner quelques informations pour vous permettre de comprendre comment nous travaillons.

Paris est un lieu particulier par le volume des affaires tout d'abord : nous traitons entre 350 000 et 400 000 procédures par an. Dans cet ensemble, les violences sexuelles représentent quelques milliers d'infractions.

Face à ce volume très important, nous avons mis en place un protocole de répartition des saisines, qui répartit les affaires entre les services de police judiciaire et les services de sécurité publique, la police judiciaire traitant des affaires les plus complexes et les plus graves, la sécurité publique prenant en charge les moins complexes et les plus faciles à traiter. Cette orientation des affaires vers un service plutôt qu'un autre peut être un facteur de complexité du traitement de la procédure et du parcours des victimes. C'est un point sur lequel nous essayons de travailler.

La politique pénale diffère selon que les infractions sexuelles interviennent au sein ou en dehors du couple. Au sein du couple, ces infractions peuvent venir d'une plainte pour viol ou agression sexuelle, mais aussi d'une plainte pour violence qui, lorsque nous approfondissons les choses, va déboucher sur une affaire d'agression sexuelle ou de viol commis entre conjoints. Notre travail consiste alors à déterminer très rapidement s'il faut traiter l'affaire dans sa globalité, réunissant dans un même dossier l'affaire de viol et celle de coups et violences volontaires ou, s'il faut, au contraire, dans un objectif d'efficacité, les séparer entre les services de sécurité publique pour l'affaire de coups volontaires, et la police judiciaire pour l'affaire de viol.

Nous n'avons pas de doctrine bien arrêtée sur le sujet. Nous traitons le dossier dans sa globalité, notamment lorsque nous observons que les violences constatées peuvent constituer un élément important pour caractériser la contrainte physique qui aura pu être déployée pour arriver au viol ou lorsque des éléments du dossier démontrent à l'évidence que la globalité du traitement facilitera la prise en charge de la victime. À l'inverse, nous pouvons parfois être conduits à dissocier les affaires, lorsque l'affaire de viol va nécessiter des investigations longues et complexes, alors que l'affaire de coups est parfaitement établie. Dans ce cas, nous poursuivrons l'affaire de violences volontaires en comparution immédiate devant le tribunal correctionnel, le viol donnant lieu à l'intervention du juge d'instruction dans une procédure qui va durer plusieurs mois, voire plusieurs années.

A Paris, nous avons la chance de disposer de services spécialisés dans chaque commissariat. Il s'agit des Brigades de lutte contre les violences familiales (BLPF), formées de personnels policiers compétents pour traiter ce genre d'affaires.

Nous n'opérons jamais de correctionnalisation des faits de viol au sein du couple ab initio. Nous choisirons toujours la qualification la plus haute et si nous saisissons un juge d'instruction, nous le ferons pour viol, à charge pour le juge d'instruction, en accord avec les victimes et avec nous, de procéder le cas échéant à la correctionnalisation des faits à l'issue de l'information. Dans le cadre des violences sexuelles au sein du couple, ce phénomène de correctionnalisation se produit souvent à l'issue de la procédure d'instruction, car de très nombreuses victimes préfèrent éviter la cour d'assises pour des raisons multiples, que nous pouvons entendre, notamment pour préserver les enfants, mais aussi pour des raisons de pudeur, autant pour la victime que pour l'accusé qui ne souhaitent pas évoquer, dans un débat public parfois très long, des relations de couple qu'ils ont envie de garder pour eux. Ainsi, de nombreux dossiers sont correctionnalisés, avec l'accord des parties civiles, à l'issue des procédures diligentées par les juges d'instruction.

Sur le traitement des violences sexuelles en dehors du couple, je vous ai apporté quelques statistiques, sachant qu'il y a toujours une marge d'erreur dans ce domaine. En 2017, nous avons enregistré 711 procédures de viol sur majeur. Je pourrai approfondir ces statistiques si vous le souhaitez. Nous recensons entre 600 et 800 procédures chaque année. Rapportés aux centaines de milliers de procédures que nous traitons, ces chiffres vous donnent une idée de la portée du phénomène.

Le protocole de répartition des saisines consiste à confier tous les viols aux services de police judiciaire à l'exception des faits commis dans le métro. Nous disposons en effet, au niveau du réseau RATP-SNCF, d'un service de police spécialisé, la Brigade des réseaux ferrés, qui dépend de la sous-direction régionale de la police des transports. Ce service est composé de fonctionnaires de police compétents, qui ont l'habitude de travailler avec la RATP, qui peuvent intervenir très rapidement et qui sont formés au décryptage des images vidéo. Cette brigade peut être amenée à traiter des viols lorsqu'ils se produisent dans le métro.

En dehors de cette spécificité, les districts de police judiciaire possèdent une compétence exclusive pour les viols, quels que soient le contexte, le type de faits et la personnalité de l'auteur. Nous disposons dans ce domaine de moyens d'investigation très classiques : recherche vidéo, déplacement sur les lieux, constatations, prélèvements, etc. Nous accompagnons systématiquement nos enquêtes d'un examen médical et d'une évaluation du retentissement psychologique du viol sur la victime. Chaque fois qu'une victime vient déposer plainte, que ce soit pour des faits qui viennent d'être commis ou dont elle a été victime parfois plusieurs années auparavant, cette expertise est réalisée. Elle permettra de valider ou non les déclarations de la victime. Ces faits sont traités en flagrance par la permanence criminelle du parquet. Au niveau de la section P12 du parquet de Paris, qui traite toutes les infractions en flagrance, une permanence est assurée du lundi au vendredi, puis du vendredi au lundi. Un collègue est en charge de toutes les affaires criminelles commises sur la ville de Paris, ce qui garantit la cohérence de traitement par un même magistrat.

Les agressions sexuelles relèvent en principe des Services de sécurité publique (SAIP), mais elles peuvent être traitées également par les services de police judiciaire lorsque nous faisons face à des faits particulièrement graves ou complexes, ou qui renvoient à des affaires de violeur ou d'agresseur en série. En termes de réponse pénale, les viols sont confiés assez rapidement à des juges d'instruction, comme le prévoit la loi. Pour les agressions sexuelles, nous privilégions des réponses rapides pour éviter tout risque de réitération, en particulier les poursuites par voie de comparution immédiate. À Paris, nous considérons que les agressions sexuelles constituent des infractions graves, qui nécessitent des réponses rapides et efficaces. S'il existe des alternatives aux poursuites, ce n'est qu'à la marge, pour des faits dont la gravité se situerait vraiment dans le bas du spectre.

Nous opérons là encore très peu de correctionnalisations ab initio. Nous saisissons presque systématiquement le juge d'instruction sous la qualification la plus haute. À Paris, de nombreux viols et agressions sont commis sur la voie publique ou dans des domiciles privés, par des individus qui repèrent leurs victimes, les suivent dans la rue et arrivent à s'introduire dans les halls d'immeuble ou les domiciles par violence, surprise ou contrainte, et qui vont commettre leurs méfaits dans ces lieux. Nous ne correctionnalisons jamais les viols commis sur la voie publique ou au domicile des victimes, sous la menace d'une arme, ou accompagnés de violences graves. Nous estimons que ces faits sont trop graves et, quelle que soit l'approche des victimes, la nôtre est celle de violences criminelles.

Dans la phase de jugement, nous avons de fait, même si elle n'est pas officialisée, une spécialisation de chambre correctionnelle. À Paris, tous ces dossiers sont en effet jugés par une même chambre du tribunal correctionnel qui comporte deux sections, la 10-1 et la 10-2, ce qui nous assure une unité de jurisprudence intéressante et des peines qui, en cas de correctionnalisation, restent sérieuses puisqu'elles se situent entre trois et cinq ans d'emprisonnement. Cela assure une réponse pénale qui a un certain sens.

Vous m'interrogez, madame la présidente, sur d'éventuelles modifications de la législation. À cet égard, les trois problèmes que nous rencontrons aujourd'hui renvoient directement aux réflexions conduites depuis plusieurs mois, notamment dans le cadre du groupe de travail de la commission des lois du Sénat devant lequel j'avais été entendu voilà quelques semaines1(*).

La première problématique, qui concerne les mineurs, renvoie à la question de la présomption de consentement ou de la définition d'un âge en deçà duquel il n'y a pas de discernement, et donc pas de consentement, dès lors que le viol a été commis par un majeur.

Nous avions été amenés à indiquer à la commission des lois, avec ma collègue qui dirige la section des mineurs, que nous étions favorables non pas à l'idée d'une présomption de consentement, mais à l'introduction dans le code pénal d'une disposition indiquant clairement qu'il n'existe pas de consentement pour un viol commis par un majeur sur un mineur, dès lors que l'âge de ce mineur est inférieur à 13 ans.

Cette position nous permettait de conserver une certaine cohérence avec l'ordonnance du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante, qui définit l'âge de 13 ans comme une séparation entre sanction éducative et sanction pénale. Cette approche présente aussi l'avantage d'éviter devant la juridiction saisie de ces affaires le débat que pourrait faire naître la notion de présomption.

Nous le savons, le droit positif et le Conseil constitutionnel n'aiment pas les présomptions irréfragables. Si l'on introduit dans le code pénal la notion de présomption, il ne s'agirait donc que d'une présomption simple. Or celle-ci pourrait être contestée, ce qui donnerait lieu à des débats sans fin devant les juridictions.

L'âge de 13 ans que je préconise s'appliquerait uniquement aux viols commis par les majeurs, il faut le préciser. Pour les viols commis par les mineurs, la situation est totalement différente, car de nombreux viols peuvent s'apparenter à des « jeux sexuels » qui tournent mal. Cette problématique différente devrait donc, selon moi, rester en dehors du champ des débats actuels. Certes, on pourrait choisir l'âge de 15 ans, mais l'âge de 13 ans nous semble présenter plus de cohérence avec le volet « auteur » de l'ordonnance de 1945.

Le second sujet a trait au renforcement de certaines sanctions. Nous imaginions l'introduction dans le code pénal d'une aggravation de peine au travers d'une circonstance aggravante pour les viols et agressions sexuelles ayant entraîné une incapacité totale de travail (ITT) supérieure à huit jours. Aujourd'hui, cette circonstance n'est pas prévue dans le code et il s'agit là d'une lacune.

Enfin, la troisième problématique sur laquelle porte le débat actuel concerne la prescription. Sur le sujet, nous avions indiqué que nous n'étions pas favorables à l'imprescriptibilité des crimes sexuels, qui nous paraissait devoir être réservée aux crimes contre l'humanité et aux génocides, et ne pas devoir être étendue à d'autres formes de criminalité, aussi graves soient-elles. Se posait alors la question de l'extension de la prescription. Certes, on peut toujours étendre ce délai de prescription, mais cela posera le problème des exigences probatoires, dans la mesure où nous devrons juger devant des juridictions criminelles des faits vieux de vingt ou trente ans, voire davantage si l'on considère que la majorité est le point de départ du délai de prescription. Dans ces dossiers, il n'existerait plus de preuves physiques, biologiques, et parfois plus de témoins.

Je crois que la vraie marge de progression sur ces sujets réside plus dans la recherche des « angles morts » de la politique pénale et des politiques publiques pour essayer de les corriger. Je suis convaincu que l'arsenal législatif est relativement complet aujourd'hui, sous la réserve que j'exposais tout à l'heure s'agissant de l'ITT supérieure à huit jours. La loi nous donne les moyens de travailler. La problématique renvoie peut-être davantage à des questions de moyens, d'organisation et de procédures.

À Paris, nous nous sommes penchés depuis plusieurs années sur ces questions et nous avons été amenés à accélérer cette réflexion en lien avec l'actualité, depuis septembre 2017. Nous avions d'ailleurs travaillé dans ce domaine depuis quatre à cinq ans. Nous avons bâti, en lien étroit avec la Mairie de Paris, un schéma départemental d'aide aux victimes tout à fait unique en France qui comporte un travail avec le réseau spécialisé dans la lutte contre les violences faites aux femmes notamment. Ce schéma, fruit d'un diagnostic de huit mois, contient 80 recommandations en cours de mise en oeuvre. Les trois quarts de ces recommandations sont appliqués aujourd'hui et il vit à travers un chargé de mission qui travaille à temps plein, sous la double tutelle du Secrétaire général de la ville de Paris et du procureur de Paris. Ce poste est financé par des fonds de la Mairie de Paris, du Fonds interministériel de prévention de la délinquance et des programmes d'accès au droit du ministère de la Justice.

Nous avons essayé de lancer un certain nombre d'actions et nous avons été amenés à reprendre cette réflexion pour franchir une dimension supplémentaire à compter de septembre dernier, avec les affaires de harcèlement venues des États-Unis, la campagne #Balance ton porc et toutes les dénonciations qui alimentent les médias depuis plusieurs mois et se traduisent par des évolutions statistiques significatives. Nous avons étudié la question avec les services de police il y a quelques jours. Nous n'avons pas enregistré plus de viols. En revanche, les signalements de harcèlement et d'agression sexuelle se révèlent beaucoup plus nombreux.

Entre janvier et août 2017, nous avions recensé chaque mois 87, 98, 103, 90, 126, 123, 98, 100 signalements. À partir de septembre, le nombre est passé à 120 signalements, puis 154 en octobre, 137 en novembre, 120 en décembre et 115 en janvier 2018. L'augmentation des signalements se situe ainsi entre 20 et 30 %. On peut clairement la relier aux débats et aux articles qui se sont répandus dans les médias et les réseaux sociaux depuis la rentrée de 2017.

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