Intervention de Christelle Hamel

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 22 février 2018 : 1ère réunion
Audition de Mme Christelle Hamel chercheuse à l'ined sur les statistiques de violences faites aux femmes

Christelle Hamel, chercheuse à l'INED, sur les statistiques de violences faites aux femmes :

Merci beaucoup, Madame la présidente. Je vais vous présenter brièvement les premiers résultats de l'enquête Virage en me focalisant sur les violences sexuelles, car ce sont celles qu'en tant qu'équipe nous avons décidé d'analyser en priorité. Les résultats sur les violences conjugales paraîtront ultérieurement. J'évoquerai successivement les objectifs généraux de l'enquête, les résultats sur les violences sexuelles au cours des douze derniers mois précédant l'enquête, c'est-à-dire pendant l'année 2015, les violences sexuelles déclarées au cours de la vie par les enquêté-e-s. Je préciserai ensuite les âges, les contextes ainsi que les modes d'extorsion du consentement des personnes victimes interrogées par les enquêteurs et enquêtrices de Virage.

Quelles étaient les connaissances statistiques sur les violences lorsque nous avons décidé de lancer le projet ? La première enquête nationale réalisée sur les violences faites aux femmes, l'ENVEFF, a été conduite par l'Institut de démographie de l'université de Paris-I en 2000 auprès de 7 000 femmes. Cette enquête avait été demandée à la suite de la Conférence de Pékin en 1995, lors de laquelle il avait été constaté que la France ne disposait pas d'outils statistiques pour mesurer les violences faites aux femmes. Depuis lors, plusieurs enquêtes ont permis de mesurer les violences, notamment les violences sexuelles. C'est le cas en particulier de l'enquête sur la sexualité en France de 2008, réalisée dans un contexte d'études des comportements face aux maladies sexuellement transmissibles4(*), mais aussi de l'enquête Événement de vie et santé, réalisé en 2006, par la DRESS5(*).

Les violences sexuelles sont assez bien documentées en France, car elles ont été prises en compte dans les grandes enquêtes sur la sexualité et la santé, depuis le début de l'épidémie de Sida. La création de l'Agence nationale de recherche sur le Sida au début des années 1990 a ainsi permis de financer de nombreuses enquêtes statistiques sur ce sujet et d'aborder les violences sexuelles. En revanche, toutes les autres formes de violences qui se produisent dans le contexte conjugal, dans le contexte du travail ou dans l'espace public restent très mal connues. L'enquête Cadre de vie et sécurité (CVS), qui a fait suite à l'enquête Événement de vie et santé, est réalisée tous les ans depuis 2007 par l'Observatoire national de la délinquance et de la réponse pénale (ORDP) et l'Insee. Elle apporte certains éléments sur les violences constatées dans et en dehors du cadre conjugal. Cette enquête est réalisée chaque année auprès d'un échantillon de 13 000 à 19 000 personnes - femmes et hommes -, selon les financements. Elle recueille des données sur les violences conjugales, mais elle a pour défaut de ne pas correspondre, dans son questionnement, aux standards internationaux de mesure des violences fondées sur les rapports de genre (Gender-based Violence dans la convention d'Istanbul). En effet, il existe aujourd'hui des protocoles très approfondis pour aider les pays qui souhaitent s'engager dans l'élaboration de données statistiques. Ces standards internationaux sont édictés par l'ONU.

Eurostat est également en train de mettre en place une enquête européenne sur la base de ces standards internationaux pour les pays membres de l'Union européenne et ce sont les offices nationaux de statistiques (équivalent de l'Insee) qui seront en charge de réaliser cette enquête. Ses résultats sont attendus à l'horizon 2021-2022 et induiront une transformation de l'actuelle enquête Cadre de vie et sécurité (CVS). L'enquête CVS sera donc amenée à évoluer très profondément dans son contenu. Cette enquête CVS a été instaurée dans le cadre de la Loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure (LOPSI6(*)), afin d'estimer le « chiffre noir » de la délinquance, des délits et de la criminalité. Elle pose donc des questions sur les violences conjugales et les violences sexuelles, mais de manière très succincte, au milieu de nombreuses questions sur les cambriolages, les vols de voiture, les vols de téléphone portable, etc. Ce cadre n'est pas très propice à la déclaration de violences commises dans un cadre intime. Surtout, l'enquête présente une mesure un peu différente de la nôtre.

Dans le cadre de l'enquête Virage, nous avons interrogé 27 000 personnes, hommes et femmes, âgées de 20 à 69 ans. Il s'agit d'un échantillon représentatif de la population résidant « en ménage ordinaire », c'est-à-dire qui vit dans une maison ou un appartement. En revanche, toutes les personnes vivant dans une institution (centre d'hébergement, hôpital de jour, prison, etc.) ne sont pas questionnées, ce qui a pour effet une sous-estimation de l'effectif des victimes de violences. Ces établissements accueillent en effet des personnes en situation de vulnérabilité, notamment parce qu'elles ont subi des violences ou d'autres situations difficiles. Pour obtenir une estimation juste du nombre de victimes, il faudrait interroger dans le même temps les personnes qui vivent en institution, mais ce travail ne peut se faire sans la collaboration du SAMU Social et de l'Insee. Il nécessite en outre de mettre en place un dispositif de collecte des données assez complexe. L'entrée dans ces institutions est soumise à autorisation administrative, et à des autorisations des administrations concernées, mais aussi de la CNIL. Ainsi, toutes les femmes accueillies dans des foyers d'hébergement d'urgence à cause de violences conjugales ne sont pas enquêtées, ni dans Virage ni dans aucune des enquêtes qui l'ont précédée.

Le questionnaire de l'enquête Virage dure une heure. Il a été mené par téléphone par 67 enquêtrices et 43 enquêteurs de l'institut de sondages MV2. La collecte a duré neuf mois, de février à novembre 2015. À la fin du questionnaire, une information systématique a été donnée aux personnes enquêtées, qu'elles aient ou non déclaré des violences, sur les dispositifs d'aide aux victimes, notamment le 39197(*) et le 08Victimes8(*).

Comment mesurons-nous les violences sexuelles ? Nous utilisons une terminologie différente du vocabulaire courant. Nous n'employons jamais les termes de « viol » ou d'« agression sexuelle », car ils sont associés à des représentations trop hétérogènes d'une personne à l'autre pour permettre une mesure fiable du phénomène. Les questionnaires demandent plutôt si les personnes ont subi des « rapports sexuels imposés par la contrainte » ou des « rapports sexuels forcés » (ou une tentative) ou des « attouchements forcés ». Lorsque la réponse est positive, les personnes doivent s'auto-classer dans l'une ou l'autre de ces catégories prédéfinies : attouchements forcés, tentatives de rapports forcés ou rapports sexuels forcés. Ce procédé est moins subjectif que le recours aux termes de « viol » ou « agression », en raison de la très grande variabilité des représentations de ces notions selon les individus. Néanmoins, il ne fait pas complètement disparaître le problème et reste assez éloigné des définitions légales. Nous ne reprenons pas non plus les définitions juridiques mot à mot dans les enquêtes, car elles peuvent apparaître un peu ésotériques pour les enquêté-e-s, comme la définition du viol prévue par l'article 222-23 du code pénal (« Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'autrui par violence, contrainte, menace ou surprise »).

L'enquête Virage a fait le choix de reprendre la méthodologie des enquêtes précédentes tout en essayant de se rapprocher des catégories juridiques, et de décrire plus précisément les actes subis par les personnes, afin de mieux inclure les violences subies par les hommes. Nous avions pour hypothèse que, pour les hommes, les violences sexuelles peuvent correspondre à des faits commis lors de bizutage (par exemple, intromission dans l'anus d'une bouteille ou d'un objet). Mais ces faits ne sont pas forcément perçus comme un « rapport sexuel forcé » qui induit une situation mettant en présence deux personnes et peut laisser de côté d'autres situation comme le bizutage. Nous avons donc légèrement modifié le dispositif de questionnement.

Trois questions sont posées à tous nos enquêtés. La première question est, pour les femmes : « Au cours des douze derniers mois, quelqu'un a-t-il, contre votre gré, touché vos seins ou vos fesses, vous a coincé pour vous embrasser, s'est frotté ou collé contre vous ? » et la réponse prévoit d'indiquer le nombre de fois. Il s'agit là d'agressions sexuelles relevant du délit. Pour les hommes, la question est : « Quelqu'un s'est-il, contre votre gré, frotté ou collé contre vous ? » Nous avons retiré, à la suite de l'enquête pilote, les mots « a touché vos fesses, vous a coincé pour vous embrasser, », car elle faisait souvent rire des hommes et certains ont pu en profiter pour se mettre à « draguer » les enquêtrices.

Comme nous craignions à l'époque d'être soupçonnés de sous-estimer les violences subies par les hommes, nous avons conservé cette seconde formulation, mais cela ne renvoie évidemment pas au même type de violences pour les hommes et les femmes. C'est la seule question de notre questionnaire qui soit différente pour les femmes et pour les hommes. Toutes les autres sont strictement identiques.

La deuxième question était : « Vous a-t-on forcé-e à faire ou à subir des attouchements du sexe, a-t-on essayé ou est-on parvenu à avoir un rapport sexuel avec vous contre votre gré ? ». Ensuite, les enquêtés devaient dire, à partir d'une liste d'actes qui leur était lus, desquels ils avaient été victimes, en précisant le nombre de fois. La troisième question était : « Vous a-t-on forcé-e à d'autres actes ou pratiques sexuelles ? » Nous n'utilisons plus dans cette dernière question la notion de « rapport sexuel forcé », pour englober les faits commis lors de bizutages ou d'actes sexuels collectifs. C'est en listant la nature des agressions ou gestes que les personnes ont subis que nous nous rapprochons des catégories juridiques.

Je dois souligner ici qu'avec ces trois questions, nous n'avons pas de mesure du harcèlement sexuel ni de l'exhibitionnisme. Le harcèlement sexuel recouvre des propos de nature verbale incitant à des relations sexuelles contre le gré de la personne, mais aussi des attouchements sur des parties du corps qui ne sont pas forcément des parties sexuelles : l'épaule, la nuque, la taille... Ces questions figurent seulement dans le module « travail » de notre enquête que je n'aborderai pas aujourd'hui.

Les données que je vais présenter concernent un nombre de victimes et non un nombre de faits. Celui-ci se révèle beaucoup plus important que le nombre de victimes, car souvent les actes sont répétés, en particulier pour les femmes.

À partir de la liste des actes, nous avons reconstitué les catégories juridiques. Dans la catégorie du viol, nous avons classé les individus répondant positivement aux agissements suivants :

- pour les femmes, « une pénétration du sexe ou de l'anus par le sexe » ;

- pour les hommes, « une pénétration de l'anus par le sexe (que vous avez subie) » ;

- pour les femmes, « une pénétration du sexe ou de l'anus par les doigts ou un objet ». C'est une situation mal identifiée par les individus comme caractérisant un viol ;

- pour les hommes, « une pénétration de l'anus par les doigts ou un objet (que vous avez subie) ».

Nous avons également mentionné « une pénétration de la bouche par le sexe (fellation forcée) », que les individus identifient là encore très mal comme un viol, et « un autre rapport sexuel avec un tiers ». Légalement, tous ces actes relèvent du viol, mais les enquêtés ne les considèrent pas forcément comme tels. En décrivant très précisément les actes, nous avons pu échapper au biais lié aux représentations des individus.

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