Général, la commission vous a connu pendant l'opération Serval, au Mali, puis commandant des opérations spéciales (G-COS). C'est un grand plaisir de vous retrouver sous-chef d'état-major Opérations de l'état-major des armées, c'est-à-dire auprès du CEMA pour planifier et conduire toutes les opérations des armées.
Nos questions sont nombreuses, en particulier sur Chammal et Barkhane, au moment où le Sénat s'apprête à examiner la loi de programmation militaire. Avec la chute de Mossoul et Raqqa, la défaite de Daech, le contexte de l'opération Chammal a radicalement changé : finalement nos objectifs politiques sont atteints. De quelle façon le dispositif militaire français va-t-il se réorienter - je rappelle qu'outre ses avions de chasse basés principalement à H5 en Jordanie, l'armée française est présente en formation et en appui artillerie des forces irakiennes, ainsi que dans le Kurdistan irakien. Où en sommes-nous aujourd'hui et où allons-nous ? Nos partenaires engagés sur ces théâtres ont des intérêts qui divergent ou interrogent, en particulier les Turcs. La Russie mène le jeu politique. Américains et Russes se trouvent parfois face à face. Enfin, il faut évoquer la Syrie, pour lequel le ministre des Affaires étrangères a lancé hier un cri d'alarme sur la situation humanitaire. Dans ce contexte illisible et instable, que va devenir Chammal ?
Pour l'opération Barkhane, nous avons tous en tête les opérations de la semaine dernière, où les forces spéciales françaises ont porté un nouveau « coup significatif » aux djihadistes. Malgré ces succès de nos forces sur le terrain, l'issue ne paraît pas évidente : sans solution politique peut-on espérer la réelle stabilisation du Mali, alors que l'insécurité se propage vers le centre du pays ? Barkhane est évidemment impuissante à faire surgir une solution politique, alors que la mise en oeuvre des accords d'Alger est au point mort. Quelle est votre analyse de chef militaire fin connaisseur de la situation politique malienne ? En étant provocateur, je pourrais vous demander : Barkhane est-elle prise au piège d'une absence de solution politique ? Je rappelle que cette opération coûte à la France 600 millions d'euros par an et que 19 soldats français sont morts au Mali depuis 2013, sans parler des blessés.
Les missions de Barkhane sont gigantesques : lutter contre le terrorisme dans un territoire grand comme l'Europe, faire émerger la force conjointe G5 Sahel, former les forces armées maliennes, soutenir la MINUSMA.... Faut-il se recentrer pour être plus efficace ? Comment ? Où en sont vos discussions avec l'autorité politique sur ce point ? Une mission de notre commission se rendra en mars auprès de nos forces armées engagées dans l'opération Barkhane pour se faire notre propre idée.
Je souhaitais enfin vous interroger sur les 800 militaires français de l'opération Daman, participation française à la FINUL, au Liban. Cette mission s'exerce depuis près de 40 ans du Litani, au Nord, à la « Blue Line », au Sud, ligne de démarcation entre Israël et le Liban, fixée par les Nations unies. Les tensions régionales ne font que s'accroître : que se passerait-il pour la FINUL si elle était prise dans une flambée de violence : est-ce possible, quelle est votre appréciation de situation ?
Au total, près de 30 000 soldats français sont en opération intérieure et extérieure. Les contrats opérationnels fixés en 2013 sont dépassés d'un tiers. La nouvelle loi de programmation militaire a choisi de ne pas les augmenter : on reste à trois théâtres d'opérations extérieures durables, et à une contribution majeure au sein d'une coalition.
C'est évidemment pour des raisons financières. Est-il réaliste, dans le contexte géostratégique décrit par la revue stratégique, de prévoir une LPM qui ne donne aucune nouvelle marge de manoeuvre d'engagement des armées au Chef des armées ? Est-ce à dire qu'on exclut d'emblée l'ouverture de tout nouveau théâtre pendant toute la période de programmation, ou bien est-ce qu'on escompte pouvoir se désengager et dans ce cas : quel serait alors le terrain d'opération concerné ?
Général Grégoire de Saint-Quentin. - Comme vous l'avez indiqué, nos deux principales opérations extérieures sont Barkhane et Chammal.
L'opération Chammal est aujourd'hui à un tournant. En effet, si l'on n'est pas encore tout à fait à la fin de cette mission, on peut constater la fin du protoétat de Daech. Pour Barkhane, nous sommes actuellement dans une situation importante d'un point de vue politique. Une période électorale va s'ouvrir, pour les présidentielles en juillet. Or, ce sont souvent des périodes riches en évènements et mouvements.
En ce qui concerne notre déploiement, nous avons actuellement 15 000 militaires en opération : au Sahel, dans le cadre de l'opération Sentinelle, au Levant, dans la FINUL et en République Centrafricaine. A cela s'ajoute notre marine nationale qui est déployée en permanence dans le Golfe de Guinée, dans l'Océan indien, en Méditerranée et bien sûr en océan Atlantique pour assurer le soutien et la protection de la Dissuasion. Au total, avec nos forces prépositionnées à travers le monde, ce sont 26 000 militaires français qui sont en posture opérationnelle.
Nous sommes actuellement dans une phase importante de la mission Barkhane. En près de 5 ans, la situation a profondément évolué. Le potentiel militaire des groupes terroristes est désormais réduit. Grâce à un effort soutenu en renseignement, nous avons ainsi pu les atteindre dans leurs sanctuaires. Toutefois, l'insécurité s'est déplacée dans les zones où elle n'était pas présente il y a cinq ans. Les terroristes cherchent à attiser le conflit, en s'appuyant sur les différents groupes ethniques et en jouant sur les frustrations locales, singulièrement dans le centre du Mali.
Parallèlement, le rôle de la force Barkhane s'est étoffé :
- Nous restons la première force capable de marquer des points significatifs contre les groupes terroristes, comme nous l'avons fait la semaine dernière en attaquant simultanément 3 objectifs distincts et en mettant hors de combat des chefs d'éléments armés qui terrorisent la population dans leurs zones d'influences. Ce sont des avancées significatives, pour peu que l'on arrive à faire revenir l'État, donc un minimum de sécurité et de développement dans ces zones. Actuellement, nous concentrons nos efforts sur la boucle du Niger élargie - de Gao à Menaka. Pour mettre fin à l'emprise des terroristes, nous devons à tout prix inscrire nos opérations dans la durée. Le climat et le terrain rendent cette présence prolongée exigeante pour les hommes et, plus encore, pour les équipements. C'est à chaque fois un défi pour nos maintenanciers que de remettre en état les matériels avant leur réengagement.
- Par ailleurs, Barkhane accompagne la montée en puissance de la force conjointe G5 Sahel, qui est devenue la matrice de la coopération régionale en matière de sécurité. Barkhane se coordonne avec les postes de commandement de cette force, prépare ses unités avant l'engagement et appuie les actions de cette dernière dans les zones transfrontalières. Deux actions communes ont été menées avec la force conjointe depuis que celle-ci a déclaré sa capacité opérationnelle initiale. La première du 27 octobre au 13 novembre, la seconde du 15 au 25 janvier. Une troisième est en cours de préparation, mais il n'est pas sûr qu'il soit nécessaire que Barkhane y participe. Le but recherché par toutes les parties prenantes est bien de permettre à cette force de s'autonomiser, et de progressivement mener à bien ses propres opérations. C'est une dynamique positive où Barkhane joue alors un rôle de réassurance.
- Enfin, le troisième rôle de Barkhane est de contribuer au retour de l'Etat et du développement là où elle agit. Avec l' « Alliance Sahel » constituée par les principaux bailleurs de fonds, la communauté internationale dispose d'un outil qui permet d'engager des actions très significatives au niveau local à partir du moment où l'administration est présente sur le terrain. La plus grande difficulté résulte dans la mise en cohérence de l'action de nombreux acteurs : forces de sécurité, administrations, acteurs du développement bi et multilatéraux. Pour figurer ce que doit être la synchronisation des efforts, nous avons organisé la semaine dernière à l'état-major des armées un « war game » réunissant l'ensemble des acteurs et administrations françaises concernés par la stabilisation du Sahel. Ce « jeu » sur carte a permis à chacun de prendre conscience des contraintes s'exerçant sur les autres, puis de chercher à mieux synchroniser les actions entre elles afin de gagner en efficacité. Ce fut une première étape très utile ; cet exercice facilitera la convergence des acteurs sur le terrain.
Au-delà de l'action de Barkhane, je voudrais souligner deux enjeux majeurs pour les mois qui viennent :
Au centre, le retour de la stabilité sera déterminant pour stopper l'insécurité rampante dans cette région qui menace désormais les voisins du Mali ainsi que la bonne tenue des élections de juillet. A cet égard, le nouveau Premier ministre malien, Soumeylou Boubèye Maiga, a annoncé récemment un plan d'action global prévoyant le déploiement de 4 000 hommes ainsi que des investissements dans des projets de gouvernance et de développement pour initier une nouvelle dynamique face aux groupes armés.
Au nord du Mali, le déterminant majeur reste la mise en oeuvre des accords de paix et de réconciliation. Le blocage actuel bénéficie en premier lieu aux groupes terroristes qui en profitent pour reprendre en main les différentes communautés et noyauter les groupes signataires (GAS). Une nouvelle fracture s'est mise en place de façon progressive entre les GAS, indépendamment de leur plate-forme d'origine : ceux qui sont indifférents, voire poreux, aux groupes terroristes et ceux qui s'y opposent. Cette dérive est la conséquence directe de la non application de l'accord de Paix. Il faut revenir à l'esprit de cet accord et le mettre en application de façon ferme et pragmatique. Le Conseil de sécurité de l'ONU s'est d'ailleurs prononcé récemment pour l'imposition de sanctions aux organisations et personnalités faisant de l'obstruction.
En ce qui concerne l'opération Chammal au Levant, la France intervient dans le cadre de la coalition contre Daech. L'emprise territoriale de Daech a diminué de 97% en trois ans, permettant aux Irakiens d'annoncer la victoire sur le califat. Il faut se réjouir de l'importance de ce succès et de la fin du protoétat islamique. Cependant, l'organisation n'est pas encore totalement vaincue. En Syrie, Daech résiste dans la moyenne vallée de l'Euphrate. Près de la frontière avec l'Irak, il a été battu à l'ouest du fleuve par les forces prorégimes et à l'est par les forces démocratiques syriennes - forces créées en 2015 autour des Kurdes et fédérant plusieurs tribus arabes, appuyées par la coalition. Les efforts doivent se poursuivre dans la poche de Dachicha, où Daech profite de la porosité de la frontière avec l'Irak. Il garde encore la possibilité de mener des attaques terroristes meurtrières- comme il y a 15 jours à Bagdad. Daech est en cours de mutation d'une organisation paraétatique à une organisation clandestine. Il conserve une remarquable faculté d'adaptation aux évolutions récentes et la mobilisation autour d'autres points de focalisation du conflit syrien (Ghouta orientale, Afrin) pourrait lui permettre de relever la tête.
En Irak, Daech a basculé dans la clandestinité. Les forces de sécurité irakiennes (FSI) continuent toutefois de mettre à jour des caches d'armes, témoignant d'une capacité résiduelle importante de cellules isolées. On constate d'ailleurs un nombre d'attaques croissant contre les civils et les forces de police, aussi bien dans le Nord que dans l'Anbar.
L'action de la France se poursuit sur les deux volets de son engagement initial : l'appui-feu et la formation des forces de sécurité irakiennes. Nos actions d'appui-feu ont diminué à mesure que la fin de Daech se précise et que la montée en puissance des forces irakiennes leur permet de prendre en compte l'ensemble des menaces par elles-mêmes. Nous avons d'ailleurs commencé à désengager un certain nombre de moyens du théâtre.
Les actions de formation devraient se poursuivre au même rythme mais ce sera au gouvernement irakien de dire ce qu'il attend de ses partenaires. Il est probable que les choses se préciseront après les élections législatives qui doivent se tenir le 12 mai.
La loi de programmation militaire ne prévoit pas de marge de manoeuvre pour de nouveaux engagements. Les contrats opérationnels auraient-ils dû être augmentés ?
Général Grégoire de Saint-Quentin. - La mission Chammal est fortement consommatrice de moyens. Le fait que Daech soit en passe d'être totalement vaincu et que les Irakiens agissent désormais en autonome nous permet déjà de pouvoir en rapatrier une partie. On peut espérer aller plus loin dans le désengagement à la fin de Daech en Syrie et récupérer ainsi de la marge de manoeuvre supplémentaire. Ce sera probablement également fonction de l'évolution des enjeux de sécurité dans la région.