Intervention de Eric Trappier

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 21 février 2018 à 9h35
Loi de programmation militaire 2019-2025 — Audition de M. Eric Trappier président du conseil des industries de défense françaises cidef

Eric Trappier, président du Conseil des industries de défense françaises (CIDEF) :

Merci de me recevoir et de me donner la parole.

Ainsi que vous l'avez dit, ce secteur est d'importance stratégique, aussi bien en termes de défense qu'en termes de capacité technologique et industrielle.

Il est bon de rappeler en premier lieu quelques grands sujets avant d'échanger ensuite librement.

L'industrie de la défense représente environ 20 milliards d'euros de chiffre d'affaires, dont 50 % à l'exportation. Près de 2 milliards d'euros sont consacrés à la recherche et au développement, dont 0,7 milliard d'euros financés par l'industrie.

Ce secteur représente environ 200 000 emplois directs, et fait vivre un certain nombre de régions grâce aux emplois indirects. Le taux de qualification est important, 50 % de ces emplois étant des emplois d'ingénieurs.

L'industrie de défense est implantée dans toutes les régions, où elle est souvent le principal employeur industriel.

C'est aussi un élément important de réduction du déficit de la balance commerciale. Le solde de l'industrie de défense est dans ce domaine largement positif et récurrent, à plus de 3,5 milliards d'euros.

Enfin, le secteur n'est pas simplement fait de grands industriels comme Airbus, Naval Group, Safran, Thales ou Dassault, mais aussi d'un tissu d'ETI et de PME qui représentant environ 4 000 sociétés identifiées par la DGA comme partie prenante de ce tissu industriel stratégique.

La LPM 2019-2025 est la bienvenue et est accueillie favorablement par l'ensemble des industriels que je représente - groupement naval (GICAN), groupement terrestre (GICAT) et groupement aéronautique (GIFAS), que je préside par ailleurs.

La précédente LPM avait été qualifiée de « LPM de survie », avec un décalage de nombreux programmes et le maintien d'un certain nombre d'études amont, toutefois de manière insuffisante selon nous à l'époque.

Cette nouvelle loi marque l'ambition de la France de demeurer la nation référente en Europe dans le domaine de la défense.

Cette LPM fait suite à la revue stratégique de défense, qui a eu lieu de manière extrêmement rapide et à laquelle l'industrie a aussi contribué. Je tiens à saluer mon prédécesseur, Hervé Guillou, d'y avoir largement participé avec les autres acteurs du secteur.

Je me félicite de voir que cette LPM pose l'autonomie stratégique comme un axe majeur de la stratégie de défense du pays, et reconnait la place de l'industrie dans l'outil de défense.

L'effort fait sur les acquisitions, destiné à combler les trous capacitaires et à renouveler les capacités opérationnelles, va assurer l'activité de nombreux acteurs de la BITD et leur donner la visibilité essentielle à l'investissement dans l'outil de production, dans les bureaux d'études et pour leur politique de recrutement de jeunes talents.

Nous sommes des industries à longs cycles et il est important de respecter autant que possible la programmation, car les changements dans le domaine industriel sont peu aisés à réaliser dès lors qu'il existe des décalages non programmés. Il faut ensuite les rattraper, ce qui peut poser problème.

Cette visibilité est importante aussi bien pour nos usines de production, qui créent principalement l'emploi, mais aussi pour nos bureaux d'études et pour la préparation du futur.

La montée progressive à un milliard d'euros des études amont est évidemment accueillie favorablement. Nous le demandions depuis une dizaine d'années. Elle va permettre de préparer l'avenir, dans un contexte marqué notamment par l'arrivée des nouvelles technologies, souvent tirées par des acteurs se situant en dehors du champ de la défense comme le numérique et les nouveaux matériaux, ou encore la robotique, autant de nouvelles technologies qu'il va falloir appréhender dans la préparation et la conduite des programmes du futur.

Le contexte a aussi été marqué par l'émergence et le renforcement de certaines industries étrangères concurrentes. On pense bien évidemment aux États-Unis, qui restent la principale puissance au niveau mondial. D'autres sont toutefois en train de monter en puissance. La Russie comble progressivement son retard, et l'on voit se développer certaines industries en Asie.

C'est vrai dans le domaine militaire, mais on le voit aussi dans le cyberespace ou dans l'espace exo-atmosphérique, où la concurrence va se renforcer. Ainsi, nos amis américains reviennent en force dans le domaine des lanceurs spatiaux.

Il s'agit aussi d'un contexte de menaces renouvelées. Mon prédécesseur a dû vous en parler. Il va falloir faire face, dans le futur, à de nouvelles menaces sous-marines ou au déni d'accès dans le domaine aérien, avec la dissémination des systèmes d'armes de type S-300 et S-400, certains pays désirant interdire le survol de leur territoire par nos avions de combat.

Cette progression des études amont doit contribuer à la politique de préparation du futur. Je me suis exprimé à ce sujet. Ce que souhaitent les industriels - tout comme, je pense, la DGA - c'est une politique de démonstrateurs ambitieuse. Il faut que se mette en place les boucles entre les industriels qui en amont maitrisent la technologie, les opérationnelles qui ont un besoin en fonction de leur perception de la menace et cela avec les arbitrages de la DGA.

Le démonstrateur permet cette boucle d'itération entre industriels, étatiques et opérationnels et limite les risques dans le cadre de développements ambitieux, puisqu'on valide à un moment donné - par exemple en vol pour les avions - un certain nombre de concepts nouveaux.

Cette politique permettra également de démontrer le niveau de maitrise de nouvelles technologies pour éviter une perte de compétences ou un décrochage technologique. Plusieurs domaines peuvent justifier, en effet, le lancement de démonstrateurs ambitieux afin de rattraper plusieurs années de sous-investissement. A titre illustratif, je citerai :

- la numérisation (connectivité, intelligence artificielle, big data,...) et ses contraintes attachées de cybersécurité ;

- l'hyper vélocité ;

- la furtivité ;

- les systèmes autonomes, les drones (combat, surveillance, saturation des défenses ennemies etc.),

- l'alerte spatiale, la surveillance de l'espace ;

- l'acoustique,

- l'optimisation énergétique pour plateformes navales.

La mise en oeuvre d'une politique de démonstrateurs pourra également favoriser le dialogue avec les opérationnels pour mieux comprendre leurs besoins, tester l'apport de nouvelles technologies, réfléchir au combat du futur. Une telle démarche bâtie de façon pérenne doit faciliter l'émergence d'une culture commune, permettre un fonctionnement en boucle courte en validant ou infirmant rapidement des solutions et éviter des impasses.

Cette politique de démonstrateur permettra aussi de faciliter l'intégration des nouveaux acteurs technologiques, la base industrielle devant s'élargir dont des start up en organisant le dialogue avec les maîtres d'oeuvre intégrateurs et tout ceci au bénéfice des armées.

Elle permettra aussi de militariser les technologies développées par le secteur civil. Je vous rappelle qu'un grand nombre d'industries de défense sont duales, et que leur développement est issu de technologies civiles. C'est ce qui permet à la BITD française d'être compétitive. Cette militarisation des technologies peut concerner certains domaines comme le numérique ou l'énergie par exemple.

J'ajoute que ces développements technologiques permettront à la base industrielle de préserver son savoir-faire et de l'exporter car, sans l'exportation, l'équilibre n'est pas possible.

Le grand enjeu technologique et opérationnel repose avant tout sur la dissuasion nucléaire. La volonté de renouvellement des deux composantes a été affichée par le Président de la République. Des efforts vont donc être réalisés en matière de sous-marin, de missiles et d'avions pour prendre en compte le déni d'accès.

Il va falloir évaluer de manière réaliste les menaces à contrer dans une vingtaine d'années.

J'ajoute que les avancées technologiques réalisées pour la dissuasion irriguent de manière générale la capacité à développer des équipements dans le conventionnel, et que ces technologies serviront dans le développement de nombreux systèmes.

Conserver notre capacité à être une nation cadre nous obligera à développer des systèmes d'information et de communication robustes et interopérables pour le futur, afin de donner son autonomie stratégique non seulement à la France, mais aussi à l'Europe, et être capable d'interopérabilité avec nos grands partenaires.

La capacité d'entrer en premier, qui reste une demande forte de nos armées et contribue à l'autonomie stratégique, nécessitera d'augmenter les capacités de nos systèmes.

Les axes d'efforts ont été tracés. En dehors du nucléaire, un des grands domaines sera le système de combat aérien du futur, annoncé par le Président de la République, en coopération avec les Allemands. On verra si d'autres pays peuvent s'y joindre. Il faudra également à cette occasion évoquer l'axe franco-britannique, qui constitue un sujet important.

Il ne s'agit pas simplement de faire l'avion, il faut aussi réaliser le grand système qui permettra l'interopérabilité entre les différents acteurs de ces domaines au sein des forces françaises ou européennes.

Le futur porte-avions est également en projet majeur. Un certain nombre d'arbitrages technologiques dimensionnant seront à prendre, en particulier pour les catapultes électromagnétiques, ou la propulsion.

La composante de coercition sera articulée autour du char en ce qui concerne l'armement terrestre et l'artillerie du futur. Ils permettront de surclasser les adversaires que nous aurons en face de nous dans les années à venir.

Il est par ailleurs fondamental que l'Europe conserve un pied stratégique dans le spatial en restant autonome. Il sera important de veiller qu'un certain nombre de satellites d'observation puissent voir le jour dans le futur pour alimenter cette veille de l'espace et identifier les menaces dans ce domaine.

Enfin, les systèmes d'information devront non seulement être capables de gérer et d'intégrer les différentes plateformes terrestres, navales et aériennes, gérer l'intégration de drones mais aussi être résistants aux menaces cybers.

Le numérique et l'intelligence artificielle seront des points fondamentaux à développer dans nos futurs systèmes, tout en garantissant l'interopérabilité issue de la volonté de nos armées de coopérer avec d'autres pays.

Au-delà de l'évolution budgétaire, nous estimons que des efforts doivent être poursuivis dans quatre domaines, l'exportation, la coopération, la compétitivité des produits et l'innovation. La LPM marque le renforcement d'un certain nombre d'effectifs à cette fin.

L'exportation - je suis bien placé pour le savoir - n'est pas une science exacte. L'obtention de contrats n'étant jamais acquise, il est fondamental que l'industrie et les pouvoirs publics travaillent la main dans la main pour obtenir des succès dans ce domaine.

L'effort doit par ailleurs porter sur la coopération. L'important pour nous n'est pas le choix des pays avec lesquels nous allons coopérer, mais la solidité de leur engagement. Une fois que la coopération aura débuté, elle s'installera pour 50 ans au moins. Il est fondamental de savoir qui sont les pays qui s'engagent à coopérer sur le long terme, le partage du travail rendant quasiment irréversible la manière de faire.

Il faut que cette coopération soit efficace. Si l'on veut exporter, les produits doivent non seulement être performants, mais aussi compétitifs. La coopération doit donc être basée sur l'intérêt commun et non sur l'intérêt individuel de chaque pays, les retours géographiques grevant très souvent la compétitivité des produits que l'on développe.

Une nouvelle forme de coopération doit être étudiée. Les démonstrateurs, on l'a vu avec le nEURON, peuvent permettre d'être plus efficace dans le futur.

On doit noter que l'Europe a pris des initiatives fondamentales en 2017, au-delà même de la coopération structurée permanente, comme la mise en place du Fonds européen de défense, qui permettra à la Commission d'abonder des programmes décidés en coopération, dont le drone de surveillance décidé par quatre pays, pour lequel les trois grands industriels que sont Airbus, Leonardo et Dassault Aviation coopèrent.

Ce fonds doit être considéré comme un élément susceptible d'améliorer la coopération en Europe et non de se substituer aux efforts des États. Néanmoins, l'effort de 500 millions d'euros durant les premières années, puis d'un peu plus d'un milliard ensuite, est notable et nouveau. Nous espérons que le Parlement européen émettra un vote favorable à ces dispositifs dans les jours qui viennent.

Tout ceci permet d'avoir une vision pour 2030, ce que nous souhaitions. Nous serons attentifs à la réalisation, l'important étant maintenant de suivre la mise en oeuvre de la LPM.

Un bémol s'agissant du franco-britannique. Indépendamment et au-delà du Brexit, nos amis d'outre-Manche nous semblent quelque peu dans l'embarras au plan budgétaire. On aurait souhaité que le traité de Lancaster House puisse permettre de poursuivre une coopération que les industriels appellent vivement de leurs voeux. Je pense à MBDA, qui est principalement franco-britannique. L'absence de nouveaux projets structurants, voire une relation stratégique compliquée par le Brexit risquent de poser problème.

Je ne m'exprimerai pas sur le processus d'acquisition. Néanmoins, pour répondre aux questions du président, je pense que nous pouvons aller plus vite à condition de partager avec les pouvoirs publics - principalement la DGA - des ambitions communes et que nous les respections.

C'est faisable s'il existe un plan et si chacun est prêt à réaliser des efforts. On ne peut cependant pas décaler les programmes régulièrement dans le temps et réclamer des industriels des efforts. Il faut savoir tenir ses engagements de part et d'autre. Les industriels prendront leurs responsabilités. Nous souhaitons que les pouvoirs publics, quitte à opérer des arbitrages, s'engagent à respecter les contraintes de temps, ce qui nous permettra d'optimiser la gestion de nos équipes de développement et industrielles ; à nous en retour de tenir les coûts, les performances et les délais.

L'industrie, comme les militaires, gère aussi des hommes, des ingénieurs, des ouvriers, des compagnons, des techniciens. Il est important de pouvoir manager les compétences de l'ensemble de ces femmes et hommes qui contribuent à l'effort de défense au travers de nos industries, au service des armées.

Quant au MCO aéronautique, nous prendrons là aussi nos responsabilités et accompagnerons cette volonté de réforme et d'amélioration en matière de fiabilité et de disponibilité des matériels, en espérant travailler de la manière la plus intégrée dans ce domaine. C'est ce que nous faisons déjà à l'exportation, avec nos partenaires, pour améliorer la disponibilité.

Aux Émirats arabes unis, la disponibilité des Mirage 2000 est de 85 % du parc. Il suffit de trouver les bons accords entre la puissance publique et l'industrie pour arriver à ces taux de disponibilité.

En matière de développement, on peut toujours promettre d'aller plus vite. Nos systèmes sont toutefois de plus en plus complexes. C'est pourquoi nous plaidons en faveur des démonstrateurs, afin de mieux s'engager sur la base d'une levée de risques technologiques, sous réserve d'engagements budgétaires stables.

S'agissant de l'innovation, le milliard d'euros consacré à la R&T nous satisfait pourvu qu'il soit redistribué en grande partie à l'industrie.

Enfin, concernant les restes à payer, nous y sommes attentifs, mais il n'y a pas d'alerte particulière, puisqu'on a cru comprendre que la limitation à 50 milliards d'euros ne s'appliquerait pas aux investissements de défense.

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