Intervention de Jean-Pierre Raffarin

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 21 mars 2018 à 9h35
Nouvelles routes de la soie — Audition de M. Jean-Pierre Raffarin ancien premier ministre ancien président de la commission des affaires étrangères de la défense et des forces armées du sénat

Photo de Jean-Pierre RaffarinJean-Pierre Raffarin :

Je suis très heureux de retrouver votre commission ; merci de me donner l'occasion de vous retrouver. Je fréquente beaucoup de cénacles de politique étrangère mais je n'en connais pas beaucoup qui aient votre qualité...

Il faut bien replacer le projet des Routes de la soie dans la stratégie globale de la Chine. Depuis la fin de la révolution culturelle, depuis Deng Xiaoping, la Chine a suivi une stratégie que l'on qualifierait dans le Poitou de « mine de rien » : quand on veut paraître puissant, on souligne son PIB - on est alors la deuxième économie du monde -, et quand on veut être faible, on souligne son PIB par habitant - on est alors parmi les pays émergents.

Mais, depuis une dizaine d'années, la Chine devient un champion dans beaucoup de secteurs - dans l'aspirine, les raquettes de tennis, etc. -, et elle a un rôle international majeur. Il est donc de plus en plus difficile de faire « mine de rien ». On voit ainsi s'affirmer un changement stratégique, et les Chinois eux-mêmes parlent de « leadership » ; ils veulent être parmi les premiers. Par conséquent, après avoir disparu pendant la révolution industrielle, ils redeviennent au premier rang des nations du monde.

Tout d'abord, la Chine a un grand projet, une grande « vision », celle de la communauté de destin de l'humanité ; elle se positionne comme un pays voulant participer à l'équilibre du monde et faire de la coopération la réponse à toutes les tensions. Cela s'articule autour de deux idées - l'idée multilatérale et la planète, le changement climatique - et elle est, sur ces deux sujets, en ligne avec nos positions ; elle défend ces deux optiques, contrairement aux États-Unis, qui se retirent des instances multilatérales et de l'accord de Paris.

Voilà pour la grande fresque, et la boîte à outils pour y arriver est la « belt and road initiative », les Routes de la soie. Cela ressemble à un plan Marshall, mais de 1 000 milliards de dollars - je rappelle que le plan Marshall s'élevait à 13 milliards de dollars, soit peut-être 150 ou 200 milliards de dollars d'aujourd'hui. Cet investissement colossal est déjà construit autour de deux pivots : une banque, dont 70 pays, y compris la France, sont membres, malgré les réserves des États-Unis - le Canada souhaite aussi la rejoindre -, et le Silk Road Fund, destiné à faire des investissements en capital et du développement, y compris en France.

La vision de la Chine s'appuie sur l'Eurasie, où elle a l'intention d'occuper une position de leader. Il s'agit d'une stratégie « gigogne » de leadership : en interne, il y a le leadership du parti, et à l'international, la Chine veut exercer son leadership en Asie et en Eurasie. Les Chinois souhaitent, comme tout le monde, être les premiers, mais, contrairement aux autres pays - Russie, États-Unis -, ils se fixent un horizon de 100 ans, donc sont moins brutaux.

Ils veulent donc être leaders en Eurasie, au travers de l'internationalisation de leur monnaie et du développement de leurs capacités de surproduction, afin d'écouler leurs produits. Ils règlent des sujets de dissension avec la Russie et avec des républiques voisines, et ils vont même jusqu'en Afrique. Il y a donc une carte à jouer pour l'Europe, dans cette vision géopolitique à deux grandes ailes : l'aile euro-africaine et l'aile euro-asiatique.

Par ailleurs, la Chine s'appuie sur une pensée politique, le socialisme à caractéristique chinoise ; tous les mots sont pesés dans cette locution. Cette vision conduit essentiellement à la dictature - ou au « leadership » - du parti, qui réunit plus de 90 millions de personnes, soit plus que la totalité des Français. En toute hypothèse, ceux qui pronostiquent une évolution à l'occidentale de la Chine se trompent...

Enfin, la Chine a une diplomatie très active. On était naguère dans une logique d'émergence ; on est maintenant dans une logique de leadership. Ainsi, la Chine a organisé l'année dernière le grand forum des 200 grands partis du monde ; aujourd'hui, elle organise cette année une conférence sur le marxisme et une autre sur la philosophie. Il faut bien mesurer l'effet de cette diplomatie active dans la constitution du leadership chinois.

Il y a donc un volet interne, avec le durcissement de l'autorité du pouvoir, qui emporte certaines conséquences, et le volet externe, dans lequel les Routes de la soie occupent une position centrale. Ce projet est structuré autour des infrastructures - routes, ports, voies ferrées, télécommunications et infrastructures numériques.

La France et l'Europe expriment des réserves à cet égard. En France, la direction du Trésor, notamment, a le sentiment qu'il faut être vigilant et se prémunir contre une mondialisation à la chinoise, dans laquelle les règles chinoises remplaceraient les règles précédentes - l'OMC et les traités. La seconde réticence est d'ordre plus géopolitique ; la Chine peut exercer une action de division de l'Union européenne. Elle a en effet défini seize pays - les « 16+1 » -, qui sont concernés par les Routes de la soie, soit principalement les pays de l'est de l'Europe, et l'Union européenne voit cela d'un mauvais oeil.

La grande difficulté, c'est que la machine est en train d'avancer. Ainsi, une grande foire des importations sera organisée à Shanghaï du 5 au 9 novembre, sous la présidence Xi Jinping, accueillant de nombreuses entreprises. Le danger est donc que les États émettent des réserves vis-à-vis de cela mais que les entreprises y participent fortement.

C'est pourquoi, dans le cadre de ma mission de représentant spécial pour la Chine, je veux proposer au Président de la République et au ministre de l'Europe et des affaires étrangères que l'on sélectionne quelques projets, et que l'on se refuse aux réponses idéologiques. Ce n'est pas en faisant une conférence sur les règles que l'on pourra imposer quoi que ce soit, il faut être pragmatique et avancer nos projets, avec nos entreprises et nos règles.

Par exemple, un grand partenaire des services de transport de la région parisienne est chargé de la gestion de deux lignes de métro à Shanghaï. On a donc des règles et des partenariats, et l'on peut proposer un développement de ce type de projets, en partant de quelque chose qui existe, avec nos entreprises et nos règles. Il faut avoir avec les Chinois une attitude ouverte sur les sujets abordés, chercher la coopération avec un résultat gagnant-gagnant, en défendant nos entreprises et les règles déjà engagées.

Dans un monde instable, dans lequel on peut s'inquiéter de l'imprévisibilité des États-Unis et de la Russie, de l'ambition de l'Iran et de la Turquie, la Chine présente l'avantage d'être prévisible ; elle dit ce qu'elle veut et on sait quelles sont ses ambitions. Dans ce contexte, à nous de trouver notre place. On peut notamment proposer des choses pour le continent africain, car, si l'on attend qu'on nous propose des projets, ce ne sera pas forcément dans notre intérêt. Le risque est que l'on soit trop passifs, pas assez forts sur nos propositions.

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