Intervention de Christian Cambon

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 21 mars 2018 à 9h35
Nouvelles routes de la soie — Audition de M. Jean-Pierre Raffarin ancien premier ministre ancien président de la commission des affaires étrangères de la défense et des forces armées du sénat

Photo de Christian CambonChristian Cambon, président :

Dernière question, quelle est l'attitude de Russie vis-à-vis de la Chine ? Celle du partenariat, de l'hostilité ?

Jean-Pierre Raffarin. - Toutes ces remarques révèlent une forme d'incompréhension, de réserve ; votre commission exprime une attitude interrogative, il est important de le relever et les partenaires chinois doivent en être conscients.

Monsieur Allizard, la grande foire de Shanghaï sera un évènement non seulement économique mais aussi politique, destiné à montrer l'ouverture de la Chine. Les Chinois ont bien compris leur situation fragile sur le protectionnisme, et ils veulent montrer que leurs marchés sont ouverts. D'ailleurs, l'entreprise française Seb est un leader en Chine, c'est une réussite incroyable.

Au fond, la Chine est paradoxale. Quand on saisit une vérité à son propos, la vérité contraire se révèle aussi. Il faut être grand pour y réussir, mais des petits remportent des succès majeurs ; il faut discuter longtemps, mais certaines réussites sont fulgurantes ; le pays est centralisé mais les provinces y ont beaucoup de pouvoir, puisque Carrefour a pu y installer 50 supermarchés sans jamais passer par Pékin - c'est au 51e que le distributeur a dû s'y présenter.

À cette foire, les entreprises seront mises en avant. Cela ne deviendra pas une sorte de Davos asiatique - ils ont déjà le leur. Ce sera un outil de communication sur l'ouverture du marché ; « on nous reproche d'avoir des marchés fermés, regardez ! » Néanmoins, il faut accompagner nos entreprises qui réussissent.

Sur la feuille de route suggérée par le Président de la République, il faut bien définir le mot de réciprocité. Ce terme n'est pas accepté par les Chinois, qui considèrent qu'on ne peut pas être dans une démarche de réciprocité, car on n'est pas rendu au même niveau de développement. Le Président de la République propose l'expression de « coopération équilibrée », cela me semble positif. Nous devons rechercher l'équilibre des intérêts.

Faut-il les pousser dans le Club de Paris ? Il faut les pousser dans toutes les instances internationales. En effet, puisqu'ils ont une position de plus en plus dominante, s'ils ne sont pas autour de la table, on est fragilisés. En outre, les États-Unis ont eux-mêmes une position commerciale très défensive, ils ne sont pas ouverts, donc avoir autour d'une table les États-Unis et la Chine peut équilibrer les choses...

Bien sûr, les Chinois pratiquent le dumping, mais ils ne sont pas les seuls à le faire et ils ont intégré l'OMC, malheureusement très affaiblie aujourd'hui, ce qui nous offre des possibilités de discussion et de contestation.

S'agissant de la foire de Shanghai, il faut en comprendre la dimension promotionnelle pour la Chine, mais il faut également réfléchir à nos intérêts.

Madame Jourda, l'important me semble être de trouver la place des régions dans ce processus. Les autorités françaises doivent comprendre que l'action économique est territorialisée. J'ai ainsi proposé au Gouvernement que les régions soient invitées en tant que telles à la foire de Shanghai et qu'elles fédèrent les entreprises. La politique économique se fait aujourd'hui d'abord dans les régions, depuis la loi NOTRe. Les présidents de région disposent des moyens matériels nécessaires de mobiliser leurs territoires. Il faut un dialogue entre l'État et les régions sur ces questions.

Quand j'étais président de région, à la tête de l'ARF - Association des régions de France -, j'avais obtenu que l'article de mon contrat de plan qui contenait des actions avec le Vietnam soit signé par l'ambassadeur et non plus par le préfet. Aujourd'hui, je suis un peu inquiet quant à l'évolution du rôle des chambres de commerce en matière de soutien à l'export, alors que les régions sont puissantes.

Cédric Perrin, il est vrai que la mise en place de code social est une évolution très préoccupante. Le signal est d'autant plus important que cela concerne potentiellement le monde entier, avec, en filigrane, la question du big data. Le risque est que d'autres sociétés épousent ce genre de dispositions de manière plus clandestine. En Chine, ce code social régit tous les domaines de la vie et permet d'imposer des interdictions en fonction des comportements. C'est très grave. En Chine, cette technologie est du ressort du public, mais ailleurs, aux mains du secteur privé, elle pourrait être utilisée, par exemple, pour décider de recrutements. Le sujet du big data s'impose donc à tout le monde.

Est-ce une utopie d'envisager de traverser le Moyen-Orient ? On constate un véritable changement de stratégie. Il y a dix ans, le président chinois ne serait jamais allé en Arabie-Saoudite et en Iran, aujourd'hui, il a visité ces deux pays. Auparavant, la Chine cherchait à rester à l'écart des conflits en mettant l'accent sur la stabilité et donc le soutien aux régimes en place.

Pour la première fois, les Chinois discutent aujourd'hui avec les belligérants. Ils veulent accrocher l'Europe à leur développement et donc de surmonter le Moyen-Orient. Ils sont le premier partenaire économique de l'Iran, ils entretiennent des relations positives avec la Turquie, et jouent un jeu complexe avec la Russie.

Reste la grande question de l'Inde, et de l'arc de résistance que ce pays semble vouloir constituer avec le Japon et l'Australie. Nous verrons ce qu'il en adviendra. L'Inde peut sembler plus proche de nos valeurs démocratiques, mais, hélas !, le monde économique est plus attiré par la Chine. Paradoxalement, l'Inde apparaît comme plus complexe et plus bureaucratique que la Chine. Une fois que l'on a négocié certaines choses, la Chine offre en effet une prédictibilité plus importante.

S'agissant de nos infrastructures, monsieur Vial, je suis nostalgique de la Datar et du commissariat au plan. Durant les dix-huit années que j'ai passées à la tête d'un exécutif régional, je suis toujours ressorti plus intelligent de mes rencontres à la Datar avec des gens de haut niveau, qui nous éclairaient. La dérive vers le court terme est tragique pour notre démocratie, alors que les Chinois disposent du treizième plan.

Nous avons maintenant un Commissariat général à l'égalité des territoires, dirigé par un préfet de très haut niveau, mais nous avons besoin de moyens en matière d'infrastructures. Notre démocratie doit ainsi prendre en charge une vision à moyen terme ; à défaut, nous apparaîtrons comme fragiles à l'international, par rapport aux États autoritaires.

Ladislas Poniatowski a raison, les Chinois font de la politique, comme tout le monde, à commencer par M. Trump. Aucune action internationale n'est innocente. Comment pouvons-nous préparer l'avenir ? Nous sommes heureux de parvenir à vendre des sous-marins à l'Australie, mais c'est également inquiétant, parce que cela signifie également que ce pays n'est pas assuré de sa situation.

Les Chinois ne sont pas ceux qui déstabilisent le plus le monde, ils en veulent seulement le leadership. Quel est notre intérêt ? Souhaitons-nous un monde multipolaire avec des leaders dans chaque pôle ou voulons-nous défendre l'ensemble de nos valeurs partout dans le monde ? La vision gaullienne nous dicte que notre politique étrangère doit être au service des intérêts de la France et des Français. Or nous avons besoin de pôles forts. La question est simple : voulons-nous un monde stabilisé ou non ? Si oui, alors les forces de stabilisation prévisibles ne sont pas toujours négatives.

Il vous revient de définir ce qu'est une politique extérieure. Selon moi, l'intérêt de l'Europe n'est pas de repousser M. Poutine dans les bras de la Chine, quoi que l'on pense de lui. Pour disposer de points d'appui, nous avons besoin de leaders. Nous avons fait le constat du manque de leadership en Afrique, nous le ressentons également en Europe. C'est un facteur de stabilité, même si cela peut emporter des conséquences plus négatives.

Monsieur Patriat, lors du dernier voyage de M. Macron en Chine, nous avons confirmé qu'un accord était en cours sur l'exportation de viande, qui devrait pouvoir s'ouvrir. La ligne Lyon-Wuhan est très importante, même si des trains partent à vide durant un certain temps, parce que sinon, les trains s'arrêteraient dans le nord de l'Allemagne. Il faut accrocher une ville française à la partie occidentale de la route de la soie ! Lyon dispose de la puissance, de l'économie et de l'ouverture internationale nécessaires pour cela. Il faut valoriser la ligne et assurer une meilleure rentabilisation, c'est vrai, mais il était important de placer Lyon dans cette perspective.

Madame Perol-Dumont, il y a des résistances. Avec l'Inde, les relations ont toujours été subtiles. Certes, les deux pays étaient en conflit, mais la situation était présentée de manière pacifiée. Néanmoins, les ennemis de l'Inde étaient souvent les amis de la Chine. Nous verrons ce qu'il adviendra de l'arc rassemblant l'Inde et le Japon, voire l'Australie et la Corée du Sud.

François Jullien a montré que la Chine avançait grâce au potentiel de situation, c'est-à-dire grâce à la constitution du rapport de force, avant d'avoir besoin de l'éprouver. On avance tant que l'on n'est pas arrêté. La réponse européenne est donc très importante, comme l'organisation qui émergera des résistances.

Néanmoins l'axe eurasiatique me semble aller dans le sens de l'histoire et la Chine parviendra à avancer dans cette direction.

Sur le marxisme, monsieur Vallini, la pensée chinoise est différente de la nôtre. Nous sommes sortis du Moyen Âge par la bourgeoisie avide d'initiative, les Chinois en sont sortis par l'administration et la bureaucratie qui a asphyxié les avancées qu'ils avaient réalisées auparavant. L'empire leur a permis d'unifier les royaumes combattants, ce qui explique qu'aujourd'hui, la valeur supérieure à leurs yeux, c'est l'unité et non la liberté.

M. Gorbatchev est ainsi l'homme politique qu'ils critiquent le plus, car il a porté atteinte à l'unité de l'URSS. Les mêmes reproches sont faits au dalaï-lama. L'unité, pour eux, est plus forte que la liberté. Or le socialisme à caractéristique chinoise porte également cet idéal d'unité au-delà de l'égalité et de la liberté. En Chine, les leaders ne sont peut-être pas aimés, mais ils sont reconnus, parce que personne ne souhaite porter les germes de la division. À côté de cela, il est vrai que les valeurs de fraternité ou d'égalité présentes dans le marxisme sont largement laissées de côté.

Monsieur Boutant, c'est vrai, la Chine est impérialiste, mais les États-Unis et la Russie aussi. Nos eaux territoriales sont très fréquentées ! Tout le monde prétend au leadership, au moins les Chinois mettent-ils leurs ambitions sur la table. D'autres sont plus discrets. Le cas Trump est caricatural, mais souvenez-vous des incertitudes que nous avions au sujet de Barack Obama, en particulier au moment de sa volte-face sur la Syrie.

S'agissant de l'influence culturelle, madame Garriaud-Maylam, mon point de vue personnel est que l'histoire de la relation entre nos deux pays est d'abord culturelle. Il y a une ancienne curiosité de la France vis-à-vis de la Chine, et réciproquement.

Toutefois, nous ne devons pas nous laisser enfermer dans le romantisme et laisser les choses sérieuses à « Das Auto », car nous savons aussi faire « Das Auto » !

Néanmoins, l'image culturelle importe beaucoup. De ce point de vue, la victoire d'Emmanuel Macron face à Marine Le Pen, dont la Chine avait grand peur, a été signifiante. Nous sommes encore ce peuple qui peut se dresser face à l'extrême droite et surprendre le monde en élisant un jeune président. Avec les Chinois, il ne faut jamais abandonner la culture. Eux pratiquent le soft power, avec les instituts Confucius, mais aussi avec le Nouvel An chinois, par exemple. Aujourd'hui, c'est devenu une fête française, comme nous avons installé la Saint-Valentin en Chine.

Sur le Brexit : ils ne comprennent rien, parce que pour eux, seule l'unité compte. De ce point de vue, la position de la France est forte, il nous faut la protéger. De même, les Chinois ne comprennent pas la volonté d'indépendance de Barcelone, les difficultés de Meckel à gouverner après avoir gagné les élections, etc. Dans ce contexte, la France apparaît comme une force qui va et qui sait où elle va, alors que ce n'est pas le cas de tous nos voisins.

Jean-Paul Émorine a raison sur l'environnement, mais, comme toujours en Chine, il y a le yin et le yang. La Chine est le plus gros pollueur, mais également le champion de l'énergie photovoltaïque et de l'éolien. Les villes sont extrêmement polluées, mais il existe de très importantes mesures antipollution et le plan intègre une puissante dimension de croissance inclusive et qualitative. Ce sens de la balance donne une coloration paradoxale au système.

S'agissant des droits de l'homme, monsieur Cadic, les désaccords politiques s'expriment régulièrement dans les contacts entre présidents, mais pas en public, car les Chinois ne le veulent pas. Le problème pour nous, c'est de parvenir à en parler sans arrogance et avec humanité. Nous avons tout de même été, avec les Anglais, le pays qui a mené la guerre de l'opium, c'est-à-dire le pays qui a empoisonné un peuple entier pour le diriger, les Chinois ne l'ont pas oublié. Défendons nos valeurs, mais en assumant nos erreurs passées, et en accusant les Anglais de nous avoir entraînés !

Monsieur Todeschini, certains projets d'investissement réussissent, d'autres échouent. Nous ne disposons pas toujours de la bonne ingénierie financière pour cela, en particulier, nous manquons de fonds mixtes franco-chinois, à l'exception du fonds Cathay, conjoint entre la Caisse des dépôts et consignations et la China Development Bank. C'est nécessaire, car les investissements chinois peuvent être rejetés localement et les seuls fonds français ne sont pas adaptés à la demande chinoise. Nous devrions disposer d'un fonds franco-chinois par région. Chez nous, le problème de transmission des PME est important, nous ne le réglerons pas avec les seuls capitaux chinois, nous avons besoin de la BPI (la Banque publique d'investissement) ou de la Caisse des dépôts et consignations pour les apprivoiser.

Monsieur le président Cambon, s'agissant de la Russie, il faudra faire un jour le bilan des sanctions. Certes, elles servent à exprimer notre mécontentement avant la guerre, mais nous avons fait subir des difficultés à notre agriculture et nous avons isolé M. Poutine, qui est allé chercher le soutien de la Chine. Nos diplomates affirmaient que les systèmes de ces pays étaient trop opposés, mais deux hommes isolés parviennent à créer des solidarités.

Nous devons prendre ce rapprochement au sérieux, et développer les liens entre M. Poutine et l'Europe, afin de ne pas lui laisser le seul choix de la Chine. À défaut, l'Europe serait marginalisée dans l'Eurasie.

Merci, Jean-Pierre Raffarin, de nous avoir fourni une grille de lecture de ce continent complexe et passionnant en nous invitant à en relever les défis. Faisons en sorte que la France ne manque pas le train qui passe.

M. Jean-Pierre Raffarin s'investit également dans la lutte pour la paix avec la fondation Leaders for peace, que nous retrouverons le 14 mai prochain au Sénat avec le président Larcher.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

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