Intervention de Christian Cambon

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 21 mars 2018 à 9h35
Russie — Audition conjointe de Mme Tatiana Kastouéva-jean chercheur directrice du centre russie

Photo de Christian CambonChristian Cambon, président :

Nous poursuivons maintenant notre cycle russe en accueillant M. Gomart et Mme Kastouéva-Jean, de l'Institut français des relations internationales.

Nos désaccords avec la Russie sont patents, qu'il s'agisse de la question ukrainienne, de la Crimée, de la gestion de la crise syrienne, des armes chimiques ou encore des tentatives de déstabilisation des démocraties occidentales par des actions dans le champ médiatique et dans le cyberspace.

Mais nous avons aussi avec la Russie une relation profonde à la fois sur le plan historique et stratégique qui nous pousse à vouloir malgré tout maintenir le dialogue. Nous nous retrouvons sur beaucoup de points.

C'est pourquoi le Sénat s'est engagé dans la rédaction d'un rapport commun avec le Conseil de la Fédération, qui sera présenté le 5 avril à Paris.

Alors que l'affaire de l'agent russe empoisonné au Royaume-Uni vient encore alourdir le contexte, faut-il toujours engager le dialogue avec la Russie, ou le moment en est-il passé ? Quel équilibre doit-on souhaiter entre fermeté et dialogue ? Comment cette nouvelle présidence de M. Poutine se présente-t-elle de ce point de vue ?

Au Sénat, nous pensons que le dialogue est toujours nécessaire. Le Président de la République le rappelle d'ailleurs dans son message de félicitations à Vladimir Poutine, en même temps que d'autres considérations plus polémiques.

Mais nous sommes heureux d'entendre votre analyse : de quels leviers disposons-nous pour tenter de faire évoluer la Russie et la rapprocher de nos points de vue ? Quels sont les sujets sur lesquels, dans notre intérêt, il vous paraît envisageable d'avancer ?

La réélection de Vladimir Poutine mènera-t-elle à un changement de ligne du président russe, qui pourrait se montrer davantage enclin à rechercher des succès diplomatiques et à jouer un rôle plus stabilisateur au plan international pour marquer sa dernière mandature ? Voyez-vous, dans l'actualité, des signes d'ouverture ou plutôt des éléments de continuité avec le passé récent ?

Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI). - Je vais commencer en évoquant l'action extérieure de la Russie, Mme Tatiana Kastouéva-Jean traitera des questions intérieures.

Depuis ma dernière intervention ici, en février 2017, la conjoncture a changé, avec la réélection triomphale de M. Poutine, l'évolution de la situation aux États-Unis, le choix de Xi Jinping de modifier les règles de durée de son mandat et l'accentuation corrélée de deux crises nucléaires, en Corée du Nord et en Iran.

Dans le même temps, l'Ukraine, que les officiels de ce pays décrivent comme l'épicentre de la confrontation entre l'Est et l'Ouest, ne s'est pas excessivement dégradée. En revanche, la situation en Syrie a évolué de manière très nette, avec la reprise de nombreuses villes par le régime, soutenu par Téhéran et par Moscou.

Du point de vue de l'Europe, le contexte international s'est dégradé fortement. Le mois de mai, en particulier, sera très compliqué, avec le moment de vérité concernant l'Iran.

La question qui se pose est la suivante : la Russie cherche-t-elle à modifier son positionnement au sein du système international ou cherche-t-elle à modifier le système international lui-même ? Je pense, à titre personnel, que la Russie cherche bien à modifier le fonctionnement du système lui-même.

À propos de la Russie, il faut être pointilliste. Nous assistons à un déluge médiatique au sujet de l'attaque dont a été victime M. Skripal, qui donne lieu aux thèses les plus variées et qui absorbe les analyses et les attentions. Nous essayons d'être pointillistes, c'est-à-dire de prendre du recul pour voir la figure sur la toile dans son ensemble, en évitant les débats stériles alimentés par les fake news et le travail d'influence des uns et des autres.

Afin de remettre les choses en perspective, je vous propose une chronologie de la politique étrangère russe un peu différente, en insistant sur la période 1972-1979, qui aide à comprendre la lecture que fait le Kremlin de son intervention en Syrie.

En 1972, les relations entre les États-Unis, la Chine et l'URSS connaissent un bouleversement qui modifie le système international. C'est aussi à ce moment-là que l'URSS perd l'Égypte et se rapproche de l'Irak et des régimes socialistes du Moyen-Orient.

En 1979, de nouveaux bouleversements se produisent : le renversement du Shah d'Iran par la révolution islamiste, et, en décembre, l'intervention en Afghanistan.

Depuis lors, la Russie se considère comme le précurseur du combat contre l'islamisme révolutionnaire, mais l'action de l'URSS a également, d'une certaine manière, provoqué cette situation. Il est important de garder cette charnière à l'esprit, d'autant qu'en 1981, l'URSS signe un accord d'amitié et de coopération avec la Syrie de Hafez-el-Assad, un des rares États qui avait soutenu son intervention en Afghanistan.

Il est aujourd'hui nécessaire d'envisager l'ensemble de cette stratégie intégrée, et l'articulation qu'elle fait entre la mer Noire et le Moyen-Orient. Nous pensons ces théâtres comme disjoints, mais pour la Russie, la domination acquise en mer Noire avec l'annexion de la Crimée et la déstabilisation du Donbass se conçoit au regard d'une présence plus forte en Méditerranée. Selon les mots de l'amiral Castex, la mer Noire n'a qu'un intérêt pour Moscou : lui donner accès à la Méditerranée.

La Russie est ainsi parvenue à inverser la situation stratégique en mer Noire après l'adhésion à l'Union européenne de la Roumanie et de la Bulgarie en y redevenant la puissance dominante. Elle a repris à son compte et mené à bien la stratégie américaine. C'est une rupture majeure.

Enfin, il faut souligner l'importance du dossier iranien. Les relations entre Israël et l'Iran se sont récemment fortement dégradées et un rapprochement semble se mettre en place entre l'Arabie-Saoudite, Israël et les États-Unis de M. Trump, contre l'Iran, ce qui laisse entrevoir une dégradation supplémentaire, plaçant la Russie dans une position centrale.

La Russie dispose de quelques outils au service de son action extérieure. Le premier est la politique énergétique, qui bénéficie de la stabilité du rouble et de mesures fiscales favorables aux groupes russes, en particulier au groupe Rosneft, qui occupe une position particulière, en raison des ambitions de son principal dirigeant, M. Igor Setchine. Cette compagnie agit également comme un outil de la politique extérieure russe. Elle est ainsi en charge de 50 % des exportations de pétrole vers l'Inde et vers la Chine.

Cette politique énergétique s'accompagne d'une institutionnalisation des relations entre la Russie et l'OPEP (l'Organisation des pays producteurs de pétrole), donc l'Arabie-Saoudite. Les accords de limitation de la production fonctionnent et semblent aller au-delà d'un simple arrangement tactique, vers un accord de plus longue durée.

Le deuxième outil de Moscou est la posture militaire. On peut en tirer trois enseignements. Le premier est le retour du débat nucléaire, avec l'obscurcissement de la doctrine nucléaire russe. Le deuxième est la capacité de Moscou à exporter des systèmes antiaériens très efficaces. Ceux-ci lui permettent la mise en place des bulles anti-accès qui modifient la manière dont les Occidentaux conçoivent leurs opérations extérieures. Le troisième est l'importance accordée à la maîtrise de l'espace et des constellations satellitaires.

Le troisième levier d'action extérieure se trouve dans la politique d'influence, en particulier dans la manière dont la Russie s'est invitée dans certains processus électoraux.

En conclusion, s'agissant de la relation entre la France et la Russie, l'espace me semble plus important qu'il y a un an, grâce à la réélection de M. Poutine, à l'élection de M. Macron, mais aussi à la situation en Allemagne et en Italie.

Notre diplomatie s'inquiète de la dégradation du système international, avec la mise en place d'un monde multipolaire sans multilatéralisme, en raison des vétos répétés de la Russie sur la Syrie et son attitude dans l'OSCE, mais aussi des ambitions de Pékin en mer de Chine ou des actions des États-Unis qui se sont retirés de l'accord de Paris et bloquent l'OMC et l'Unesco.

Dans ce contexte, la diplomatie française à l'égard de la Russie se trouve dans une position orthogonale : la menace russe a été réévaluée à la hausse dans la revue stratégique d'octobre dernier comme dans la revue cyber de février, mais M. Macron a fait part de sa volonté d'établir et d'entretenir des liens entre les deux sociétés civiles afin d'ancrer la Russie du côté européen. Ces ambitions vont être très vite testées par le dossier iranien.

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