Mon intervention porte sur la situation interne de la Russie. Je vais vous proposer une lecture du dernier scrutin avant d'esquisser les contours du mandat à venir et d'envisager une éventuelle transition en 2024.
Le scrutin présidentiel s'est traduit par une victoire historique de M. Poutine, avec 14 % de voix en plus qu'en 2012 pour une participation plus élevée et moins de fraudes et d'irrégularités. Même les grandes villes, comme Moscou ou Saint-Pétersbourg, ont voté pour Vladimir Poutine.
Ce scrutin marque la fin des partis politiques russes sous leur forme actuelle. Le Parti communiste est très bas, le parti nationaliste de M. Jirinovski atteint tout juste 5 %, et M. Poutine s'est présenté en indépendant, et non sous les couleurs de Russie unie. Le parti Russie juste ne présentait pas de candidat et les autres candidats n'ont opéré que des rapprochements formels à des partis politiques, pour des raisons de confort.
Cet affaiblissement des partis politiques et de l'opposition systémique pourrait poser problème en 2021, au moment des prochaines élections parlementaires.
Quel est l'avenir de l'opposition libérale hors du système ? Sera-t-elle instrumentalisée, se remettra-t-elle de cet épisode ? Grigori Iavlinski a obtenu 1 %, Ksenia Sobtchak, a annoncé la création d'un parti dont l'existence sera sans doute dépendante du financement de l'administration présidentielle. M. Navalny est hors du champ politique et n'a plus de parti, Mme Sobtchak lui a proposé de se joindre à elle, mais c'est politiquement impossible pour lui. Il risque de demeurer une proie facile pour de futures accusations d'extrémisme.
M. Poutine a agi de manière très détachée de sa propre campagne. Il a présenté lui-même les contours de son mandat à venir, le 1er mars, dans un discours comme président en exercice devant l'assemblée fédérale, en insistant sur la nécessité d'une percée technologique. Cette percée, qui devra entraîner l'amélioration du niveau de vie et une évolution positive de la démographie russe.
Certains affirment que la probabilité que de véritables réformes soient mises en oeuvre augmente, parce que les dépenses militaires se réduisent et que M. Poutine peut se le permettre. Je suis pour ma part sceptique. En dix-huit ans de pouvoir poutinien, les choses ont certes évolué, mais peu sur le fond. Les promesses de diversification économique et de lutte contre la corruption sont toujours à honorer... Les réformes économiques ne peuvent aller sans réformes politiques, et le point de jonction est bien sûr l'indépendance de la justice, que réclame par exemple l'ancien ministre de la défense Alexeï Koudrine. Mais il est bien difficile pour le régime d'accepter cela, car les affaires, songez à celles impliquant MM. Jorodovski, Navalny, sont le meilleur moyen de verrouiller le champ du pouvoir politique. Les libéraux intégrés dans le système ne parviendront pas non plus à faire basculer la table.
Enfin, la Russie a des limites structurelles très fortes, notamment démographiques. Entre 2007 et 2017, le nombre des actifs a diminué de 7 millions. Selon une étude récente de l'OCDE, la Russie est l'un des rares pays où le niveau de vie baissera d'ici 2060 : la productivité du travail est basse, car le chômage est faible, les salaires augmentent et l'investissement en recherche développement reste quinze fois inférieur au niveau américain, dix fois inférieur au niveau chinois. Il n'y aura pas de réforme systémique, tout au plus une modernisation de l'appareil de gestion, avec des changements de dirigeants, au gouvernement, dans les régions, pour réprimer quelques cas de corruption flagrants ou faire monter une nouvelle génération - sans rien changer sur le fond. À la tête de la banque centrale, ainsi, Elvira Nabiullina gère parfaitement les crises sans rien modifier au système. Elle est l'un des premiers ministres possibles... Si le choix se porte à nouveau sur Medvedev, ce sera le statu quo. Une personnalité réformatrice serait un signe positif pour les investisseurs extérieurs et la société civile. Un politique ? Un pur technocrate comme Mikhaïl Fradkov ou Viktor Zoubkov ? Nous aurons la réponse dans les jours qui viennent.
Y aura-t-il libéralisation politique ou nouveau serrage de vis ? On a observé les deux tendances dans le passé récent. Depuis 2011, les démarches sont plus faciles pour faire enregistrer un parti ou présenter sa candidature aux élections. Navalny a pu participer aux élections municipales à Moscou en 2013 et a obtenu 27% des suffrages. Quelques candidats de l'opposition sont devenus maires. En septembre dernier à Moscou, Dmitri Boutkov a obtenu la présence d'élus de l'opposition dans les conseils municipaux. Mais l'étau se resserre et des lois répressives ciblées ont été votées. Depuis lundi, les signes ne sont pas bons : Telegram est menacé de fermeture s'il ne donne pas les clés de chiffrement au FSB, le service fédéral de sécurité russe ; un projet de loi a été déposé à l'assemblée régionale de Ekaterinburg, pour annuler des élections de maires et surtout celle de Ievgueni Roïzman, qui a notamment soutenu la ligne d'Alexeï Navalny.
Vladimir Poutine va-t-il mener une politique étrangère musclée ? La confrontation avec l'Occident est devenue structurante pour la politique intérieure russe ; elle remplit l'espace médiatique : on entend plus parler de l'Ukraine que des problèmes intérieurs. La lutte contre l'influence occidentale perçue comme agressive, et contre les révolutions de couleur, est une obsession du pouvoir. Les dépenses militaires et de sécurité, si elles demeurent dix fois inférieures à celles des Etats-Unis, représentent tout de même 3,8% du PIB et encore 5% récemment.
En 2024, quelle transition du pouvoir présidentiel ? Vladimir Poutine possède aujourd'hui une légitimité nouvelle. La Coupe du monde se déroulera en Russie l'été prochain. Il y aura une fenêtre pour les réformes, entre la fin de celle-ci et les élections législatives de 2021, car il est plus confortable pour le président d'opérer les réformes qu'il souhaite sous la Douma actuelle, qui lui est acquise. On évoque même la possibilité pour Vladimir Poutine de mettre fin à son mandat en 2021, après sécurisation du pouvoir par les réformes ; ou bien il terminera son mandat et choisira alors un successeur, comme Boris Eltsine l'avait choisi. Mais il existe un troisième scénario, avec un changement de Constitution. Il l'a déjà fait, contrairement à ce qu'il affirme, puisque le mandat présidentiel, à l'article 81, a déjà été porté de quatre à six ans. On évoque une République parlementaire avec un président élu par les parlementaires. Vladimir Jirinovski disait hier : « vous avez assisté aux dernières élections »... Un Conseil d'Etat serait créé, un organe de trente ou quarante membres, qui élirait son président, lequel pourrait être... Vladimir Poutine. Cette distanciation d'avec le modèle occidental, cette autocratie assumée, l'exemple chinois aidant, ne sont pas à exclure.
Les objectifs des Russes aujourd'hui sont clairs : maintien de l'intégrité territoriale - Poutine est arrivé au pouvoir à la faveur de la guerre en Tchétchénie ; stabilité politique, donc la sécurisation de ses moyens financiers, donc des voies d'exportation pour le secteur de l'énergie ; maintien de l'influence sur les pays voisins, notamment dans le choix des accords et alliances stratégiques comme l'OTAN et l'Union européenne ; et, objectif plus récent, préservation du rang international de la Russie. Il y aura peu de souplesse sur les objectifs. Il y en a plus quant aux moyens. Et beaucoup dépendra de la conjoncture intérieure et extérieure... Le troisième mandat de V. Poutine, par exemple en matière de protection sociale, aurait pu se passer différemment sans les événements en Ukraine. Le dosage entre coopération et confrontation avec l'Occident sera à suivre attentivement : la Russie est demandeuse d'un nouveau système de sécurité en Europe dans lequel elle tienne toute sa place.