Intervention de Romain Sèze

Commission d'enquête menace terroriste après chute de l'Etat islamique — Réunion du 27 mars 2018 à 14h15
Audition de M. Romain Sèze chargé de recherches à l'institut national des hautes études de la sécurité et de la justice inhesj

Romain Sèze, chargé de recherches à l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ) :

On trouve toujours des mosquées avec des prêcheurs de haine ou des discours qui, sans légitimer la violence, favorisent l'adhésion à une idéologie violente. Les jeunes que j'ai rencontrés sont passés par le salafisme et sont vite devenus homophobes et antisémites, mais l'appétence pour le djihad reste en revanche mal vue dans les mosquées salafistes, majoritairement à tendance piétiste, c'est-à-dire non violentes, même s'il s'y déploie un discours victimaire. Les jeunes tentés par le djihad y sont très vite qualifiés de takfiris, de khariji et mis au ban.

Très souvent, l'entrée dans la radicalité est précédée d'un moment de conscientisation politique qui advient par le biais de deux media concourants : la découverte de contenus Internet pro-djihad ainsi que l'intégration de groupes restreints où s'exercent des influences fortes, notamment via des personnes clés qu'on appelle des « personnes ressources ». Car, dans ces petits groupes, une personne se dégage toujours, par son autorité, son charisme, et elle joue un rôle clé en encourageant moralement au djihad et en apportant un soutien logistique pour le départ vers les zones de conflit. Sur treize personnes interrogées lors d'une première enquête, onze personnes avaient fait ce type de rencontres et une personne avait ce profil.

Je parle de « conscientisation politique » dans la mesure où il s'agit d'une phase au cours de laquelle ces personnes s'identifient à une minorité opprimée, et plus particulièrement à l'un de ses héros. L'un des jeunes avec lequel j'ai conduit un entretien s'était donné un prénom arabe renvoyant à l'idée de fierté, au moment même où le groupe Forsane Alizza, « les cavaliers de la fierté », faisait parler de lui : ils s'inscrivaient dans le même imaginaire. C'est après cette phase que la plupart de ces jeunes - et je ne parle toujours que de ceux que j'ai rencontrés - se sont impliqués dans des activités qui ont pu après-coup être incriminées pour relever de l'association de malfaiteurs, de l'apologie du terrorisme, etc., et cela passe souvent par un premier départ, pas forcément dans une zone de conflit. C'est ainsi que beaucoup commencent par se rendre en Égypte par exemple, avec l'idée de faire leur hijrah. Cependant, aucun ne s'intègre, n'apprend l'arabe. Il s'agit plutôt d'une forme d'escapisme, via des réseaux fluides mais où ils rencontrent des partisans du djihad et leurs convictions évoluent au contact de leurs membres, c'est à ce moment aussi qu'ils peuvent entrer dans la clandestinité et qu'ils finissent par chercher et trouver des opportunités pour atteindre des théâtres de combat. C'est le contexte qui se dégage de ces trajectoires de vie.

Si je devais maintenant insister sur certains des éléments qui me semblent tout particulièrement contribuer au cheminement dans la radicalité, je pourrais évoquer les suivants.

En premier lieu, L'effet de la propagande djihadiste, tout particulièrement des vidéos qui mettent en scène des massacres de civils, qui sensibilisent à une cause, activent des émotions comme la colère, la haine, la honte ou la culpabilité de ne rien faire, c'est-à-dire des émotions réactives qui poussent au passage à l'acte. C'est en ce sens que nous avons indiqué avec plusieurs collègues que la propagande djihadiste était productrice de chocs moraux.

Deuxième facteur décisif, les séjours à l'étranger. Cette expérience est souvent décisive alors même que certains sont juste partis pour la hijra, l'aventure, non pas pour mourir mais avec le projet de revenir. Sur place, ils se « sur-radicalisent ». Il est frappant de voir que beaucoup partent pour faire leur hijra et/ou apprendre l'arabe, mais que finalement aucun ne se sédentarise et n'apprend réellement l'arabe. Sur place, ils intègrent des réseaux terroristes internationaux. C'est aussi souvent à cette période qu'ils entrent dans la clandestinité, alors qu'en France ils étaient prosélytes et appelaient ouvertement à la violence. À partir de là, ils sont pris dans une spirale, dans des dynamiques de groupes restreints, s'abreuvent de contenus pro-djihad, s'entraînent au combat, etc. Ils se mettent alors à rechercher des opportunités de djihad, peu importe où et avec qui. Ils veulent d'abord agir. Cette dimension viriliste (sports de combats, musculation, mépris des « mauviettes », etc.) est d'ailleurs très marquée dans les parcours de ceux ayant été impliqués dans des violences.

La peur de la répression, à l'étranger souvent, et l'expérience pour certains d'entre eux de la torture, qui fonctionne comme un point de non-retour : ils narrent ces expériences comme l'épreuve des mujâhid, celle à partir de laquelle ils s'inscrivent dans une lignée militante.

Et enfin, l'expérience de la détention. J'ai insisté sur le rôle clé des personnes ressources, c'est-à-dire des personnes dont on retrouve l'influence dans le parcours des terroristes, parce qu'elles apportent des encouragements moraux à l'engagement et/ou un soutien logistique. Or, la détention produit, par effet pervers, des personnes ressources. Les jeunes incarcérés pour des faits de terrorisme présentent des profils très différents et ils font souvent figure de novices. Mais en prison, ils se constituent un capital culturel militant. J'ai constaté que les personnes que j'ai interrogées, même celles qui n'avaient pas un profil intellectuel, s'étaient mises à lire les écrits du juge Bruguières, Étienne de La Boétie, Anna Harendt, Claude Levi-Strauss, Olivier Roy ou Pierre-Jean Luizard, un historien spécialiste de l'Irak ; que certaines se mettaient à suivre une licence en histoire contemporaine, axée sur le Proche Orient, et sans que cela ne corresponde à un projet professionnel post-détention. Bref, elles intellectualisent leur parcours. D'autre part, elles se constituent aussi un capital social militant, des réseaux, d'autant que leur expérience sur les zones de combat leur confère souvent un charisme qui leur vaut l'attention des autres, qui leur confère une certaine aura, une certaine autorité. Autrement dit, elles lisent, font des rencontres, s'affirment en militants aguerris. Leur radicalité mûrit et je n'imagine pas qu'elles soient moins dangereuses, bien au contraire.

Je ne sais si vous souhaitez que je revienne sur les présupposés à déconstruire touchant les processus de radicalisation ?

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