Intervention de Romain Sèze

Commission d'enquête menace terroriste après chute de l'Etat islamique — Réunion du 27 mars 2018 à 14h15
Audition de M. Romain Sèze chargé de recherches à l'institut national des hautes études de la sécurité et de la justice inhesj

Romain Sèze, chargé de recherches à l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ) :

Le rapport dont je vous ai présenté les conclusions a été écrit à plusieurs. Il a donc suscité un débat interne, comme cela sera sans doute le cas de votre travail. Si j'emploie le nom de « soldats », c'est parce que ces djihadistes ont le sentiment de s'engager au nom d'une cause, pour la défense des opprimés. Mais l'entité à laquelle ils se rattachent est largement imaginée. Ce sont des soldats au service d'une cause plus que d'un État. Par comparaison avec un engagement nationaliste ou régionaliste, leur rapport aux organisations est beaucoup plus libre, détaché, fluide. D'où les discussions que suscite la revendication des attentats par l'État islamique. Les auteurs des attentats de janvier 2015 ont mené des opérations coordonnées, tout en en attribuant les bénéfices à Al-Qaïda pour les uns, et à l'État islamique pour l'autre.

J'ignore si c'est utile, mais par prudence et afin d'être sûrs que nous parlons de la même chose, je reviens rapidement sur ce qu'on entend par « déradicalisation ». Il est question de prévention primaire lorsque l'objectif est de réduire les vulnérabilités sociales qui favoriseraient la radicalisation. Cela passe par des campagnes comme Stop-Djihadisme, par la mobilisation de l'école autour des valeurs de la République voulue par la ministre Nadjat Vallaud-Belkacem, par le renforcement de l'islam de France engagé par Bernard Cazeneuve après les attentats de janvier 2015, etc. On parle de prévention secondaire lorsque l'action s'adresse à des individus identifiés comme étant en voie de radicalisation, avec la mise en place d'une plateforme de signalements, qui, une fois vérifiés par l'UCLAT, sont suivis d'un accompagnement sur les territoires. C'est dans ce cadre que l'on parle de désengagement, c'est-à-dire un renoncement à la violence sans renoncement à l'idéologie qui la sous-tend ou de déradicalisation, qui est un renoncement à l'une et à l'autre. C'est le CIPDR qui est en charge du pilotage de la prévention secondaire et il parle « désengagement » et non « déradicalisation ». Ça souligne le souci de ne pas intervenir sur des idées protégées constitutionnellement. Mais dans la pratique, c'est moins évident.

En théorie, oui, il est possible de faire renoncer à la violence. D'autres pays y parviennent, les cellules de prévention départementales et les centres de désengagement rencontrent quelques succès. C'est un fait. Il est important de le rappeler, sans se frustrer par des ambitions irréalistes. Mais dans quelle mesure et comment faire mieux ? Il est difficile de répondre à la seconde sans répondre à la première. Or, c'est à ce niveau déjà qu'on rencontre des difficultés. D'une part, parce que l'évaluation est malaisée en la matière. C'est un problème classique de la sociologie de la délinquance : il est difficile de savoir ce qui adviendrait en l'absence de politiques de prévention. D'autre part, les dispositifs d'action publique sont mal outillés en la matière. Tout ce dont on dispose, ce sont les retours d'expérience ou bilans produits par les associations impliquées dans la prévention. Or, elles sont naturellement enclines à valoriser leurs activités - ne serait-ce que parce que leurs subventionnements dépendent de leurs résultats - comme les décideurs publics - pour montrer qu'ils prennent les bonnes décisions. A contrario, toutes les dérives du marché de la déradicalisation minent toute confiance dans le dispositif. Donc, on obtient des polémiques récurrentes, mais aucune instance d'évaluation autonome des actions de soutien aux familles et de désengagement des personnes signalées. La première chose serait donc d'y remédier et il serait tout à fait possible de confier cette tâche à des équipes de recherche.

La seconde chose, si on veut améliorer ce type de prise en charge, est la collaboration et le dialogue. Un tour d'horizon prospectif des pratiques de prévention a révélé l'existence d'une multiplicité d'initiatives de qualités très variables, mais aussi un manque d'échanges entre praticiens. Le CIPDR recense et diffuse des guides de bonnes pratiques. C'est important, mais insuffisant. Lors d'une enquête conduite en 2015-2017 auprès d'une soixantaine d'acteurs de la prévention, il est apparu que ceux-ci étaient souvent perdus dans la vaste ingénierie sociale dont ils sont membres - ils ignorent par exemple qui fait quoi ou avec qui nouer des partenariats - ils ont rarement connaissance des expériences plutôt réussies qui ont cours chez leurs homologues et la situation se complique encore lorsqu'on se tourne vers des associations qui agissent en véritables entrepreneuses de la déradicalisation dans la mesure où leurs relations concurrentielles - puisqu'il est question de marchés - porte davantage au dénigrement de tous par chacun qu'à la collaboration. Il est donc essentiel de favoriser les échanges entre professionnels, ne serait-ce que pour qu'ils définissent, ensemble, ce qui fonctionne ou pas et qu'ils prennent connaissance des bonnes pratiques existantes qu'ils pourraient d'ores et déjà s'approprier. Les délégués des préfets qui sont au pilotage des dispositifs territoriaux pourraient très bien susciter des échanges réguliers et axés sur le partage des pratiques.

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