Votre commission, d'après son intitulé, entend évaluer la menace terroriste après la chute de l'État islamique. Il faut insister sur cet événement car il s'agit d'une réelle victoire. Jouer les Cassandre est toujours facile. En l'occurrence, la chute de l'utopie califale portée par l'État islamique depuis 2013, provoquée essentiellement par la coalition de nos forces armées, est une victoire importante qui prive ce groupe terroriste de son argument de propagande fondamental. C'est en effet son assise territoriale qui assurait la prééminence de l'État islamique sur Al-Qaïda, lui garantissait la maîtrise de certaines ressources et lui permettait de disposer de camps d'entraînement desquels les combattants ressortaient propager le djihad avec une aura supplémentaire.
Cette victoire offre une fenêtre de calme. L'État islamique n'a sans doute plus à très court terme la capacité de concevoir des attentats de commando - à distinguer des attentats d'initiative, par lesquels un assaillant répond à l'appel d'un groupe terroriste. C'est aussi une fenêtre d'opportunité pour résoudre les deux crises politiques majeures qui ont joué un rôle essentiel dans la montée en puissance de l'État islamique : la situation en Irak depuis 2003, d'une part, et la recherche d'une paix en Syrie, d'autre part.
Simultanément, l'activité médiatique de l'État islamique est atteinte. Il faut en effet, pour produire un contenu médiatique sophistiqué, un niveau de compétences et de ressources - organisation, matériel, coordination d'acteurs... - comparable à celui que requiert une attaque complexe. Le rythme de publication de contenus de propagande est ainsi un bon indicateur de la capacité de frappe d'une organisation terroriste : il a par exemple sensiblement baissé après la chute de Raqqa. Les activités de propagande, notamment en ligne, ont repris depuis et les flux de contenus de propagande d'Al-Qaïda compensent désormais le déclin de ceux de l'État islamique.
Mais l'Histoire montre que le bénéfice offert par la destruction de la tête du groupe ne dure qu'un temps. On a constaté comment les groupes djihadistes ont fini par se réorganiser au Sahel après avoir été durement frappé par l'opération Serval. L'État islamique, intelligemment, a scénarisé son effondrement territorial en expliquant qu'une coalition inédite, quasiment mondiale, s'était acharnée pour détruire l'idéal califal. En mettant ainsi en scène sa chute territoriale, il s'exonère de ses responsabilités. Mais aussi longtemps que les crises perdurent au Moyen-Orient, les groupes djihadistes engrangent des moyens d'existence. Les opérations militaires sont donc nécessaires pour écrêter les capacités de ces groupes, mais elles ne suffisent pas à les défaire.
Il y a une autre bataille à mener : contre la radicalisation en France. L'État islamique a été très fort pour articuler les crises locales et mondiales, pour attiser les premières et pousser les combattants à les réinterpréter à une autre échelle. L'étude des groupes insurgés d'inspiration marxiste actifs pendant la guerre froide est de ce point de vue assez instructive. Reste que notre compréhension de la radicalisation est entravée par un certain nombre de préjugés, de clichés dictés par nos représentations socio-politiques. Sommairement, on considère, à gauche de l'échiquier politique, que la radicalisation est un phénomène social qui touche les déclassés et les marginalisés, qui trouvent dans le djihad une façon de lutter contre leur exclusion ; à droite, la radicalisation est vue comme un projet politique mené par un islam conquérant, et souvent lié à la question migratoire. Les deux préjugés sont également faux. Luttons contre ces clichés et prêtons une plus grande attention aux travaux de recherche, notamment d'Europe du Nord.
Prenons garde, en outre, à quelques effets d'optique. D'abord, ne nous laissons pas obnubiler par l'État islamique : sa visibilité n'implique pas qu'il s'agisse de la menace la plus importante. L'État islamique et Al-Qaïda sont deux organisations également dangereuses pour notre pays et ses intérêts, qui se situent largement dans la bande sahélo-saharienne... où l'État islamique n'est pas le mieux représenté. Le général Petraeus a dit naguère que la compétition entre les deux groupes pouvait conduire à leur affaiblissement réciproque : en 2014, en effet, la plupart des combattants français de l'État islamique morts au combat ont été tués par Al-Qaïda. Je pense plutôt qu'il faille voir la compétition entre ces deux groupes comme un élargissement de « l'offre » djihadiste, et donc tout sauf une bonne nouvelle.
Autre effet d'optique, ou effet de mode : la focalisation sur les revenants. Or, s'ils ont en effet été très nombreux en 2014 et 2015, il n'y en a plus guère aujourd'hui. Presque tous ont été judiciarisés et ils sont presque tous déçus par le projet califal, si ce n'est par l'idéologie djihadiste. L'an dernier, une douzaine seulement de revenants ont été identifiés. Reste la petite centaine de Français dont le ministre des affaires étrangères a dit récemment qu'ils étaient détenus par les Kurdes au nord de la Syrie : à terme, il nous reviendra de gérer cette question. Il faudra trouver une réponse sur la prise en charge des radicalisés non combattants, c'est-à-dire des femmes et des enfants, dont certains très imprégnés par l'idéologie djihadiste mais qui, n'étant pas des combattants, n'ont pas nécessairement vocation à être incarcérés, ou alors pas longtemps.
La radicalisation en prison est un autre défi qu'il faudra relever. Un peu plus de 500 détenus le sont pour des faits de terrorisme, auxquels s'ajoutent un gros millier de détenus pour des faits de droit commun mais considérés comme radicalisés. Certains sortiront de prison bientôt. D'ici 2020, ce sera le cas de plusieurs dizaines de revenants de Syrie.
Notre politique carcérale a connu une évolution en accordéon. Faut-il, par exemple, rassembler les djihadistes ou les disperser ? C'est l'un des sujets sur lesquels ma société travaille, avec le ministère de la justice. Nous plaidons pour le pragmatisme. Établir un score de radicalité ne suffit pas ; il faut aussi établir un score d'influençabilité, si je puis dire : un djihadiste modéré mais dissimulateur et prompt à manipuler ses codétenus doit être isolé ; un djihadiste passionné mais peu convaincant, pas forcément.
Autre sujet d'inquiétude : les migrants, c'est-à-dire les djihadistes qui migrent du terrain syro-irakien vers d'autres théâtres d'opérations. Parmi ces théâtres, il faut parler du Sinaï, ainsi que de l'Afghanistan, où se trouve une filiale de l'État islamique de taille réduite mais qui prend le contrepied de la stratégie des talibans : tandis que ceux-ci y se trouvent sur une ligne orthodoxe traditionnelle, le djihad de papa si j'ose dire, l'État islamique recrute, un peu comme en Europe, les jeunes éduqués, périurbains, souvent déplacés, qui n'ont guère connu que la présence internationale, dont les familles avaient parfois espéré du bien de l'intervention américaine, mais qu'eux ont appris à détester. Autres terrains de migration possibles : le Myanmar et le Bangladesh, où la crise des Rohingyas est instrumentalisée.
Le djihadisme non sunnite n'est pas à exclure de nos préoccupations. On a déjà connu un terrorisme sponsorisé par l'Iran, en France dans les années 1980. C'est une hypothèse à ne pas négliger, qui dépendra notamment de nos choix diplomatiques au Moyen-Orient. Les États-Unis ou Israël sont a priori plus concernés car ils appréhendent l'influence régionale de l'Iran davantage que nous dans le cadre d'une confrontation.
Enfin, il faudra garder à l'esprit la menace terroriste non islamiste. On pourrait imaginer en particulier un terrorisme de réaction, tel celui déclenché durant les « années de plomb », dans la décennie 1970 au sein de l'extrême-droite italienne et allemande par le terrorisme de l'extrême-gauche. Au Québec, à Londres, des mosquées ont été attaquées, prétendument en réponse au terrorisme djihadiste. Ce terrorisme peut venir de l'extrême-droite, par ressentiment antimusulman, comme de l'extrême-gauche, dont plusieurs dizaines de militants, notamment issus de la mouvance anarcho-autonome, se sont rendus en Syrie pour combattre l'État islamique, et sont donc formés au maniement des armes. Certains se retrouvent à Notre-Dame-des-Landes.