Intervention de Divina Frau-Meigs

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 3 avril 2018 à 18h10
Fausses informations « fake news » — Diffusion d'un message et audition

Divina Frau-Meigs, professeure à l'Université Paris III Sorbonne-Nouvelle en sciences de l'information et membre du comité d'experts sur les « fake news » mis en place par la Commission européenne :

Comme Mme Gabriel, je crois qu'il n'existe pas de ligne Maginot de la mal-information : elle est transfrontière et, en ce sens et même si peuvent apparaître des enjeux de souveraineté nationale et d'intégrité des élections, la réponse doit être, à tout le moins, européenne. La Commission européenne a proposé, avec le groupe d'experts, une définition du phénomène, ce qui me semble constituer un préalable essentiel. La décision a été prise dans le rapport de ne pas utiliser les termes « fake news », car nombre de ces informations sont en réalité justes mais transformées dans leur contenu par des automates, et de leur préférer celui de « désinformation » pour insister sur l'aspect manipulateur. Je préfère pour ma part celui de « mal-information », qui rappelle la notion de malveillance très éloignée du canular de presse du XIXe siècle. La Commission a également mis en exergue deux cas différents, qui ne peuvent pas être traités à l'identique par une éventuelle réglementation : la mal-information à visée commerciale ou publicitaire et la mal-information politique portant atteinte, notamment, à l'intégrité des élections comme cela a pu récemment être constaté aux États-Unis. Il convient, en outre, de ne pas négliger le rôle des communautés d'usage, trop insuffisamment pris en compte dans la réglementation. Comment ramener les crédules dans le berceau d'un débat démocratique contradictoire dans lequel leurs idées ne sont pas rejetées et au sein d'un discours intelligible et intelligent ? Ils représentent, en réalité, les premières victimes de la mal-information.

Notre rapport prend de multiples précautions : les chercheurs n'ont pu prouver aucun effet avéré de la mal-information et nous ne disposons pas de suffisamment de recherches critiques pour affirmer qu'elle change une élection. Au contraire, les deux dernières recherches menées en Angleterre et en France font apparaître un résultat inverse : il y aurait une résilience des électeurs, qui ne seraient pas si crédules. En revanche, il est certain qu'il existe une volonté avérée de nuire et un effet diffus sur la population, celui du doute distillé par les marchands de soupçons sur Facebook comme sur d'autres médias sociaux, qui représentent les lieux de circulation, de diffusion et propagation privilégiés de ces contenus. L'absence de résultats scientifiques évidents a conduit l'Union européenne à avancer précautionneusement en matière de régulation en privilégiant l'autorégulation, qui nécessite une grande transparence dans les affaires publiques et commerciales. Elle demande également de la profession de journaliste, qui souffre du déséquilibre de la répartition de la valeur économique au profit des plateformes, une prise de conscience, notamment s'agissant de son comportement sur les réseaux sociaux. Il existe un hiatus entre l'information 1.0 véhiculée par les médias et la mal-information 2.0 favorisée par la viralité des réseaux sociaux et des communautés d'usage. La profession commence à se remettre en question et, ce faisant, à regagner la confiance populaire, d'après les sondages les plus récents. Nous préconisons en outre le renforcement de l'éducation aux médias, j'y reviendrai. Notre rapport propose, pour conclure, l'instauration d'un code de bonne conduite auquel les Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft (Gafam) ont accepté de participer. Son élaboration sera réalisée conjointement et sa mise en oeuvre évaluée après un an ; en d'autres termes, la Commission engage un processus de la carotte, qui pourrait être suivi d'un processus du bâton s'il s'avérait que la première étape se solde par un échec.

Sans se désolidariser du rapport commis par le groupe d'experts, ma position personnelle s'en éloigne quelque peu. J'estime qu'il aurait été utile que nous aboutissions à une enquête sectorielle sur les plateformes, afin d'évaluer la réalité de la concurrence et des positions dominantes et d'étudier les comportements publicitaires, qui représentent un soutien essentiel, bien que souvent involontaire, aux marchands de soupçons. Le système publicitaire et d'agrégation de contenus, avec l'algorithmique correspondant, ne se positionne pas par rapport à l'authenticité ou à l'objectivité de l'information, mais en fonction de l'engagement et de l'émotion qu'elle suscite. Nous aurions ainsi pu mesurer combien ce comportement a coûté à l'information de qualité et, le cas échéant, corriger cette perte en créant un fonds d'aide aux nouveaux médias, y compris par la fiscalité. Je propose, pour ma part, d'installer une dorsale complète du service public du numérique : des moteurs de recherche qui ne tracent pas, des réseaux sociaux qui ne diffusent pas de publicité et des médias de qualité marqués d'un label facilement identifiable, sur le modèle de celui de Reporters sans frontières (RSF). Disposer d'un lieu dédié à l'information de qualité permettrait également de pouvoir retracer le cours d'une campagne électorale, comme s'y attellent actuellement les Américains. L'Europe a les moyens de mettre en place une politique favorable à l'intérêt général du numérique, reste à se doter de la volonté politique...

La situation actuelle, qui pose un insoluble problème de temporalité, n'est pas soutenable : il faut de douze à quatorze heures pour éteindre une rumeur sur Twitter en la démentant, dès lors, sans mesures sérieuses en amont, le mal peut être fait une veille d'élection. Avant même la réglementation ou l'autorégulation des acteurs, le succès de la lutte contre la mal-information réside dans l'éducation aux médias, qui ne dispose que de faibles moyens. La Commission européenne a proposé à cet effet d'inscrire l'éducation aux médias, qui forge les valeurs et les comportements, dans les compétences du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), car c'est en étant évaluée qu'elle gagnera en importance. Elle ne doit pas être confondue avec l'éducation numérique, qui traite des outils et savoir-faire opérationnels, du code et de l'algorithme, dont elle est complémentaire.

La loi qui sera adoptée par la France sera observée avec attention à l'étranger avec la possibilité qu'elle soit à l'origine d'en effet domino, comme la réglementation allemande inspire la Russie et l'Indonésie. Prenons garde à ce que des lois liberticides votées dans d'autres pays ne se revendiquent pas du modèle français. Ayons conscience de notre responsabilité, comme pays des droits de l'homme. Nous devons sanctuariser les contenus et réfléchir à instaurer un statut des médias sociaux, par nature hybrides, les dotant d'obligations en matière de transparence et de droit de réponse. Je conclurai en insistant sur la nécessité de renforcer l'information aux médias et, surtout, de garantir son indépendance. Elle doit cesser d'être financée par les Gafam et intégrer les missions de l'école en étant prise en charge par les enseignants. Je mets d'ailleurs au défi les Gafam d'assurer cet enseignement à douze millions de jeunes Français de moins de seize ans ! Peut-être faut-il créer, si nécessaire, un fonds à cet effet, abondé par le fruit d'une fiscalité imposée aux Gafam.

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