Merci Madame la présidente. Mes chers collègues, nous avons publié un rapport d'étape en juillet qui établissait un constat de rapide et profonde dégradation des centres-villes et centres-bourgs. Le groupe de travail, issu à la fois de notre délégation et de la délégation aux collectivités territoriales, a repris intensément ses travaux dès que le Sénat a été renouvelé. Notre présidente a souhaité que je vous fasse part de l'état d'avancement de ces travaux, qui concernent la plupart d'entre nous. Nous ressentons une forte attente de la part des élus locaux aussi nous ne devons pas décevoir.
Parallèlement, le Gouvernement a senti que le projet était d'importance et le ministre de la cohésion territoriale a rendu public un plan appelé « Action coeur de ville », qui concerne un nombre déterminé de villes moyennes. Le ministre a par ailleurs inséré dans l'avant-projet de loi sur le logement, qui a fait l'objet de la récente conférence dite de « consensus » sur le logement au Sénat, un article 46 qui porte sur la revitalisation notamment dans les villes moyennes.
Nous avons mené de nombreuses auditions, souvent diffusées sur internet et qui rencontrent un franc succès d'audience. Nous avons entendu des commerçants indépendants, des grandes surfaces, des associations d'élus. Nous avons reçu les acteurs du commerce de détail, mais aussi les grandes enseignes spécialisées dans les centres-villes, comme Monoprix ou les Galeries Lafayette qui revendent des concessions en plein centres-villes. Ils nous disent que la charge fiscale mais aussi les travaux à effectuer sont d'un coût trop important par rapport à leur chiffre d'affaires.
Quelques auditions doivent encore se tenir. Parmi elles, il nous reste à entendre les représentants, très actifs en coulisses, des centres commerciaux, mais aussi les chambres consulaires, les financeurs, comme la Caisse des dépôts et consignations, les professionnels du foncier, les spécialistes du e-commerce et les ministères concernés. Nous voudrions achever l'ensemble des auditions le mois prochain pour ensuite travailler à la rédaction de propositions.
Après nous être rendus à Moulins, nous avons effectué un déplacement à Châtellerault, une belle ville touchée de plein fouet par la dévitalisation de son coeur de ville avec une équipe municipale très mobilisée mais qui fait face à des flux structurants qui emmènent vers la périphérie des consommateurs qui étaient auparavant en centre-ville. Nous avons lancé une consultation nationale des élus locaux, dont les 4 000 réponses nous encouragent dans l'idée qu'il faut absolument faire quelque chose et que c'est à présent le dernier créneau utile pour le faire car l'attente est extrêmement forte.
Que pouvons-nous dire aujourd'hui ? Le constat, partagé lors de la conférence de « consensus » sur le logement, est que la dévitalisation n'est pas simplement commerciale, elle est le produit d'un ensemble de difficultés. Cela est très important, car si l'on s'entend sur le constat il sera beaucoup plus facile ensuite d'aborder les remèdes. La vacance commerciale, qui atteint un niveau préoccupant sur le territoire national, n'est pas le seul sujet à traiter : la fragilisation des centres est le produit d'un « cocktail » dont les ingrédients sont la dégradation du bâti, les difficultés d'accès et de stationnement, la baisse de la population du centre, parfois la paupérisation du centre-ville, la fuite des équipements attractifs structurants et des services du quotidien, le développement du e-commerce qui aggrave cela aujourd'hui et, bien sûr, la concurrence des grandes surfaces en périphérie.
Notre conviction, profondément partagée avec Rémy Pointereau et l'ensemble des participants à ce groupe de travail, est que si la dévitalisation est le résultat d'un ensemble de causes, nous ne pourrons la stopper que par un ensemble cohérent de mesures fortes. La situation est telle que des mesures cosmétiques ou isolées ne suffiront pas. Il est certain qu'il n'y a pas de solution à l'échelle du problème qui ne soient structurelles. Nous avons affaire à un changement de flux de consommateurs qui est allé à la périphérie et il faut mettre en place un ensemble structurant pour le reconduire vers les centres-villes et les centres-bourgs. Avez-vous remarqué que parfois, quand une communauté de communes établit son siège, elle ne le fait pas dans un centre, elle le fait à la périphérie : même chez les élus, cette culture de la périphérie a gagné contre la culture de la centralité.
Il est d'abord indispensable de rééquilibrer les coûts entre le centre et la périphérie. D'ailleurs, les représentants de la grande distribution restée au coeur de ville ont attiré notre attention sur le fait que, sur la valeur des bases et sur le coût du foncier, la différence entre l'implantation en centre-ville et en périphérie est impressionnante. Sans un tel rééquilibrage, rien n'est possible.
Cela suppose, sous une forme ou sous une autre, la réduction de la fiscalité en centre-ville et nous y travaillons avec la commission des finances. Non seulement la fiscalité du commerce est pour l'essentiel basée sur le foncier, ce qui défavorise nos commerces physiques par rapport au e-commerce, mais, en plus, cette fiscalité ne tient pas compte de la situation spécifique des centres-villes qui supportent des charges de centralité qui sont lourdes. D'où l'idée avancée par certains de mettre en place des zones franches urbaines de centre-ville. Il nous faudra discuter de la faisabilité de ce projet et déterminer qui fiscalement le supporterait, mais si nous ne rééquilibrons pas les coûts, inévitablement, les mêmes causes produiront les mêmes effets.
Deuxième axe de travail : l'offre de locaux adaptés en centre-ville, commerces et logements, à un prix abordable doit être accrue. Les commerces ferment et les centres-villes périclitent faute d'un chaland suffisant sur place. Il faut donc de l'habitat de bonne qualité, socialement équilibré de façon à ce que des familles, mais aussi des personnes à revenus suffisants, puissent consommer en centre-ville.
Faciliter la construction en centre-ville exige de se pencher sur quatre freins spécifiques : un foncier rare et coûteux, un foncier morcelé, des projets en réhabilitation parfois moins aidés que les projets en neuf, des normes particulièrement contraignantes, en particulier, en matière patrimoniale. Pour faire une zone d'aménagement concerté (ZAC) de centre-ville, cela nécessite dix ans. Cela vaut la peine de le faire mais ces dix ans doivent devenir trois ou quatre. Les maires et les équipes municipales ont besoin d'avoir les moyens de mettre en place ces projets de grande envergure qui mélangent à la fois habitat, services et commerces. Ce que nous avons fait pour l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), il va falloir le faire pour les coeurs de villes et les centres-bourgs : le même niveau de force de frappe, le même volontarisme. Il faudra bien sûr que nous soyons aidés sur ces questions, que nous nous penchions sur les financements croisés pour arriver à faire en sorte que nous fassions en grand en centre-ville ce que l'on a fait dans nos quartiers.
La réduction du poids des normes est justement un troisième axe de travail. Il y a avait, lors de l'une de nos tables rondes, le Maire de Joigny, qui nous a rapporté à quel point cela représentait un coût faramineux de remettre aux normes des bâtiments dans un centre-ville historique, voire même qu'il était impossible de le faire. Ces normes renchérissent la construction-réhabilitation en centre-ville. Beaucoup de travail a été fait sur l'accessibilité, mais ce point revient encore souvent dans la consultation nationale des élus locaux. Un autre sujet épineux est celui des Architectes des bâtiments de France (ABF). Dans les villes soumises à une protection patrimoniale, ou dans le cadre d'une zone protégée [zone de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP)], des projets de qualité ne voient pas le jour : enseignes refusées, réorganisations de devantures rejetées...
Quatrième axe de travail : la modernisation du commerce de détail. Elle passe par la professionnalisation, la formation, la mise à profit de l'évolution vers le e-commerce par des plateformes mutualisant l'offre et les services des détaillants. Des managers de centres-villes peuvent aider les commerçants indépendants à travailler sur la communication et la valorisation de leurs produits. Les grandes surfaces ont parfois une ou deux personnes chargées de ce travail d'animation.
Enfin, dernier axe : si nous ne révisons pas le système de régulation des implantations de grandes surfaces, nous aurons fait de la communication, mais nous n'aurons rien réglé : les actuelles Commissions départementales d'aménagement commercial (CDAC) accordent presque toutes les implantations (à 90 %), sans considération de l'impact sur le tissu commercial local. Le résultat est que, depuis dix ans, les surfaces commerciales croissent trois plus vite que la consommation. Dans le même temps, plusieurs pays voisins sont beaucoup plus rigoureux sur les implantations de grandes surfaces en périphérie, notamment la Grande-Bretagne, l'Allemagne, ou l'Espagne. Quand nous avons reçu la grande distribution dans le cadre du groupe de travail, les personnes auditionnées ont fait valoir la liberté du commerce comme principe fondamental. La liberté du commerce existe dans toute l'Europe, mais parfois elle est encadrée par rapport aux sols agricoles, par rapport à l'impact sur les coeurs de ville. La liberté du commerce ne signifie pas augmenter sans réfléchir les surfaces commerciales en périphérie et tuer par là-même nos centres-villes.
Nous sommes nombreux à avoir le sentiment que la France est allée trop loin, notamment en 2008, sur la loi de modernisation de l'économie (LME) et sur la transposition de la directive « services » qui a détricoté notre dispositif de régulation. Déjà, en 2009, notre présidente s'était inquiétée, à juste titre, de l'impact de la LME sur les centres-villes. Nous avions, sur cette question, émis des doutes sur les modifications de seuils, passant de 400 m2 sans autorisations à 1000 m2, soit disant pour se mettre en accord avec l'Europe. Nous sommes pourtant les seuls à l'avoir fait. Cela a eu un impact absolument négatif sur le commerce et aujourd'hui, nous avons des surfaces de 999 m2 qui se mettent en place partout sans autorisations, sinon des autorisations d'urbanisme.
Notre point de vue vient d'être sérieusement renforcé par une décision de la Cour de justice de l'Union européenne qui, le 30 janvier dernier, a admis que la préservation d'un centre-ville pouvait être une raison impérieuse d'intérêt général justifiant un encadrement de la liberté du commerce. Je cite les conclusions extrêmement claires de l'avocat général, reprises par la décision : « La protection de l'environnement urbain, invoquée comme une raison impérieuse d'intérêt général, est reconnue à l'article 4, point 8, de la directive européenne 2006/123 (...). Une ville peut avoir un intérêt à contribuer, au moyen d'un plan d'occupation des sols, à ce que son centre reste vivant et maintienne son caractère original. Déterminer quels commerces peuvent s'installer dans quels endroits peut, en général, faire partie d'une telle politique ». Ce que font de nombreux pays européens, nous pourrions aussi le faire en France pour faire en sorte d'arriver, non pas à un moratoire général, mais un moratoire à chaque fois qu'il sera justifié par la préservation des coeurs de ville et des centres-bourgs.
La mise en oeuvre des mesures structurelles que nous proposons exigera du temps. Or, la situation est urgente. C'est pour cela que nous restons favorables à un dispositif de stabilisation des implantations commerciales. Il faudra revoir les CDAC, leur composition, mais aussi le contenu des rapports qui sont présentés en CDAC. Si un moratoire national peut paraître trop complexe, nous pourrions mettre en place des moratoires locaux dans les zones en difficulté. Cela nous paraît être une piste intéressante pour éviter des dérapages qui seraient difficiles à rattraper.
Comment articuler nos travaux avec l'arrivée du projet de loi logement ? Le calendrier de ce texte est très flou : on a parlé de mars, puis d'avril, mais rien n'est sûr.
En tout état de cause, l'article 46 de l'avant-projet de loi est loin de traiter tout le sujet, ce qui justifiera que nous présentions des propositions complémentaires. Cet article permettrait la constitution d'opérations de revitalisation de territoire (ORT), sous forme de conventions avec l'État, les EPCI, les collectivités territoriales... Leur contenu serait un projet de territoire et des engagements du type opération programmée d'amélioration de l'habitat (OPAH)-renforcée, sur un périmètre défini par la convention. Par ailleurs, les éléments nouveaux de l'ORT par rapport aux dispositifs existants sont minces, si ce n'est, d'une part, la possibilité de soustraire à l'autorisation de la CDAC, quelle que soit leur taille, les projets commerciaux « situés dans le secteur d'intervention situé en centre-ville de la ville principale » du territoire de l'ORT et, d'autre part, un zonage qui est laissé à l'appréciation locale.
Cette possibilité de suppression de l'autorisation de la CDAC en centre-ville résulte d'une demande du Conseil national des centres commerciaux qui cherche des relais de croissance pour un modèle économique essoufflé. L'avantage serait triple pour les foncières : l'économie du dossier de présentation en CDAC (un cadeau d'environ 200 000 euros), la suppression du risque de contentieux par un concurrent s'estimant lésé par une autorisation qui, ici, n'existe plus, et un signal politique selon lequel les grandes surfaces aident les centres-villes.
Le risque est d'introduire la concurrence des grandes surfaces et galeries commerciales en plein centre-ville de façon incontrôlée et de ruiner définitivement les commerces indépendants et les enseignes type Monoprix. Il est aussi d'offrir une large voie de contournement de la loi, puisque la zone bénéficiant de la suppression de l'autorisation CDAC serait laissée à l'appréciation locale.
Il nous semble clair, à ce stade, premièrement, que ce dispositif ne suffira pas à renforcer les centres-villes, en particulier dans les zones en recul démographique. D'ailleurs, il n'est guère d'exemples, sur le territoire national, de centre-ville qui ait été ranimé par une très grande surface jouant le rôle de « locomotive ». Deuxièmement, ce dispositif, comme le plan Action coeur de ville, fait totalement l'impasse sur les petites villes et les bourgs. Troisièmement, le rythme d'échelonnement de la mesure ORT et du plan Action Coeur de ville ne correspond pas à l'urgence de la situation.
Il faudra donc amender cet article, en coordination avec notre commission des affaires économiques et en tout état de cause, de nombreux autres sujets resteront à traiter, quel que soit le contenu final du projet de loi logement. C'est pourquoi la rédaction de notre proposition de loi reste absolument indispensable. Dans mon département, dans le cadre de la loi de modernisation de la justice, le tribunal local va devenir une annexe avant de disparaître et tous les équipements structurants qui amènent de la population en centre-ville sont en train de le quitter. Il faut promouvoir une vision de la centralité et avoir une discussion avec l'État pour qu'il ne participe pas lui-même à la dévitalisation des centres-villes.