Intervention de Bernard Cazeneuve

Commission d'enquête état des forces de sécurité intérieure — Réunion du 3 avril 2018 à 17h30
Audition de M. Bernard Cazeneuve ancien premier ministre

Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre :

Merci de m'offrir l'hospitalité de cette commission d'enquête parlementaire. Je n'étais pas revenu depuis plus d'un an, j'y reviens avec beaucoup d'émotion, même si je n'avais pas le choix...Vous avez quelques moyens coercitifs - sans avoir eu besoin de les utiliser. Lorsqu'on a exercé des responsabilités gouvernementales, il est très important de pouvoir rendre compte de l'action conduite, avec le plus de précision possible. J'ai gardé un excellent souvenir de la qualité des débats que nous avons eus au Sénat, y compris dans les moments les plus difficiles auxquels notre pays a été confronté.

Je suis dans le contexte particulier d'un ministre ayant quitté ses fonctions depuis plus d'un an, qui a laissé ses archives au ministère, comme le veut l'usage, et qui n'a pas voulu solliciter ses anciens collaborateurs pour ne pas les compromettre. J'ai donc puisé mes informations dans mes souvenirs et dans quelques documents budgétaires.

Le contexte entre 2012 et 2017 était très exceptionnel, en raison de la conjonction d'événements mettant durement à l'épreuve les forces de sécurité, avec un niveau de tension important. Jamais nous n'avions subi, conjointement, des épreuves d'une telle ampleur. Je pense à l'importance des attaques terroristes qui nous ont obligés à adapter les forces de sécurité et à mettre en place des moyens exceptionnels face à des attaques terroristes inédites, ou aux manifestations parfois violentes avec des manifestants déterminés à casser, aux zones à défendre, à la crise migratoire exceptionnelle de 2015-2016 qui a conduit plus de deux millions de migrants vers l'Union européenne. Les forces de sécurité ont fait face à une situation particulièrement difficile et à des violences dans un certain nombre de quartiers. Je rappelle l'extrême violence dont le policier Yann Saillour avait été l'objet à Saint-Denis. Nous avons été obligés de renforcer les moyens des brigades anti-criminalité (BAC) et de la gendarmerie, et d'adapter le dispositif de sécurité pour faire face à la menace. D'où le phénomène que vous avez très bien décrit, un sentiment d'épuisement et de sur-sollicitation des forces de l'ordre, et un lourd tribut payé par elles. Les événements récents montrent à quel point ils paient ce tribut avec un sens du sacrifice et de l'héroïsme exceptionnel.

L'exécutif a d'abord rehaussé les moyens de la police et de la gendarmerie, avec la création de 9 000 emplois dans les forces de sécurité et les services de renseignement pendant le quinquennat. Dès 2012, le précédent président de la République s'était engagé à créer chaque année 500 emplois supplémentaires dans la police et dans la gendarmerie, engagement tenu dès le premier exercice budgétaire. Cela augmentait les effectifs de 2 500 personnes. Puis il y a eu les attentats de janvier, le plan de lutte antiterroriste, puis le pacte de sécurité après les attentats du Bataclan de novembre 2015. L'effort cumulé s'est traduit entre 2012 et 2017 par une augmentation des effectifs de 9 000 agents. Les détails sont dans les documents budgétaires sur lesquels vous travaillez. Le solde net cumulé des schémas d'emploi pour la police nationale était excédentaire de 5 649 agents. Il y a une différence entre le solde net cumulé des schémas d'emploi et l'évolution des plafonds d'emplois autorisés. Pour la période 2013-2017, ce dernier était de 5 390 emplois. Le constat réalisé pour la police nationale était de 4 483 agents. La gendarmerie nationale a eu un solde net cumulé des schémas d'emploi de 3 188, une évolution du plafond d'emplois de 4 334 et une évolution des effectifs constatée de 3 709. Au total, de 2013 à 2017 il y a eu une augmentation de 8 192 agents. Si l'on intègre l'année 2012, date des premiers efforts, les effectifs ont augmenté de 9 000 sur le quinquennat. Ces dernières semaines, j'ai parfois entendu que les effectifs avaient essentiellement augmenté dans les forces antiterroristes et qu'ils seraient désormais augmentés pour la sécurité du quotidien. Sur la période 2013-2017, si des efforts ont été réalisés en faveur des services de sécurité intérieure, notamment des services de renseignement - Service central du renseignement territorial (SCRT) et DGSI - à hauteur de 2 500 agents, le solde des effectifs, près de 6 000 agents, a été consacré à des forces assurant précisément la sécurité quotidienne des Français : unités de forces mobiles demandées par tous les maires pour renforcer la police de sécurité publique dans les quartiers où des actes de délinquance peuvent se produire, brigades anti-criminalité mobilisées comme les pelotons de surveillance et d'intervention de la gendarmerie (PSIG) pour faire face à de fortes violences dans certains quartiers... On est dans la police du quotidien lorsqu'on crée des effectifs de policiers pour la préfecture de police de Paris, on est dans la sécurité du quotidien lorsqu'on arme et équipe de moyens de protection - gilets pare-balles - les forces de sécurité, quel que soit l'endroit où elles se trouvent : ainsi, la police de sécurité quotidienne peut assumer ses prérogatives.

Le budget du ministère de l'intérieur consacré à la sécurité a donc augmenté de 1,1 milliard d'euros entre 2012 et 2017. Il est passé de près de 12 milliards à 13,1 milliards d'euros, hors contribution aux pensions des fonctionnaires. Dans cette somme, 400 millions d'euros ont concerné les moyens d'investissement, de fonctionnement et d'équipement - véhicules, moyens matériels, armes, moyens de protection, immobilier... Nous avions négocié avec le général Favier, à l'époque directeur général de la gendarmerie, l'augmentation de 70 millions d'euros par an des crédits alloués à la gendarmerie, pour moderniser les casernements et les équipements. Nous avons profité des plans successifs d'augmentation des crédits de la police et de la gendarmerie pour faire le même effort pour la police, avec un plan de rénovation des commissariats, qui se déclinera dans le temps, mais qui mettra du temps à se voir, en raison des sous-investissements chroniques pendant de nombreuses années. Il faut un effort budgétaire de longue durée pour constater l'effet sur les commissariats et les brigades de gendarmerie.

Cet effort budgétaire doit être poursuivi de manière significative. Le Gouvernement veut créer 10 000 emplois supplémentaires nets. Cela suppose d'augmenter aussi les crédits hors T2 - équipements, véhicules et moyens immobiliers - en conséquence. Le Gouvernement fixera cette somme selon les éléments dont il dispose - et moi non ; j'ai toujours été agacé d'entendre des commentateurs dire qu'il n'y en avait pas assez...

Nous avons alloué une partie des moyens budgétaires à la modernisation des moyens de communication de la police et de la gendarmerie. En octobre 2014, à la faveur du retour de terroristes du théâtre des opérations en Irak et en Syrie, nous avons constaté que leur retour ne nous avait pas été signalé par les autorités turques et qu'ils étaient arrivés à Marseille au lieu d'Orly ou de Roissy. Le dispositif de surveillance n'avait donc pas fonctionné. Il a été décidé d'engager un plan de création d'un outil moderne numérique qui modernisait à la fois les infrastructures numériques et les équipements des forces de police et de gendarmerie. Depuis 2014 leur ont été attribuées des tablettes numériques. En septembre 2014, le projet est lancé. En octobre 2014, un Comité de pilotage a réuni les différents acteurs. Dès l'automne 2014, plusieurs applications métiers sont définies et la solution Android sécurisé SecDroid est adoptée par le Gouvernement. Le groupement de gendarmerie du département du Nord et la Direction départementale de la sécurité publique (DDSP) de Seine-et-Marne ont expérimenté l'outil. En juin, 2 000 caisses des premiers smartphones et tablettes sont distribuées dans les sites d'expérimentation de la gendarmerie et, fin 2016, près de 10 000 appareils collectifs et individuels sont distribués aux gendarmes sur tout le territoire. Ce dispositif dote les gendarmes d'équipements mobiles leur permettant d'accéder dans un environnement très sécurisé aux systèmes d'information en utilisant des matériels grand public et d'utiliser les réseaux opérés en fonctionnement nominal ou en situation de crise ; je pense notamment à Rubis ou Acropol.

Le même plan a été décidé pour les policiers. Plus de 90 millions d'euros ont été mobilisés dès 2014, et ont servi en grande partie à la modernisation des infrastructures sur lesquelles des investissements n'avait pas été faits depuis longtemps, notamment Cheops. La montée en puissance du plan d'équipement des policiers en moyens numériques et en tablettes a fait l'objet de crédits de paiement à hauteur de 700 millions d'euros en 2015, de 2,2 millions d'euros en 2016, et de 5,5 millions d'euros en 2017. En 2018 étaient prévus 11 millions d'euros. Le Gouvernement a décidé d'abonder un peu cette enveloppe. Au total, presque 20 millions d'euros d'autorisations d'engagement et de crédits de paiement ont été alloués sur la période. Lorsqu'il m'arrive d'entendre que l'on veut faire passer la police du XIXe siècle au XXIe siècle, je dirais que le XXI e siècle a commencé en 2014... Il est tout à fait judicieux que le Gouvernement poursuive dans cette voie. Cela correspond à une demande des policiers pour moderniser notre police et notre gendarmerie. Les crédits hors T2, qui avaient diminué de 17,77 % entre 2007 et 2012, ont augmenté de 10,37 % entre 2012 et 2016 pour la gendarmerie nationale ; pour la police, ils avaient diminué de 15,97 % entre 2007 et 2012, ils ont augmenté de 15,26 % entre 2012 et 2016. Ces chiffres figurent dans les documents budgétaires. Le Sénat est une maison de sagesse, et vous vous inspirez de ces documents pour faire vos travaux...

Concernant la lutte contre les risques psychosociaux, nous avons constaté entre 2014 et 2015 une augmentation du nombre de suicides. Nous avons mis en place un plan de prévention des suicides le 28 janvier 2015, après avoir débattu avec les organisations syndicales, présentes également lors de l'annonce. Nous avons recruté sept psychologues au sein du SSPO, cellule dédiée à l'écoute des agents en souffrance, et créé six postes supplémentaires de psychologues cliniciens pour accompagner les élèves policiers de tous grades durant leur scolarité. Nous avons diffusé une instruction rappelant l'obligation qu'ont les chefs de service de s'assurer que les policiers répondent réellement aux convocations des médecins de prévention, l'identification d'un référent de l'accompagnement des personnels - agent volontaire spécifiquement nommé pour les assister et les orienter, le cas échéant, vers les professionnels de soutien.

La DGPN a signé une convention avec l'établissement de soins Le Courbat, bien connu des policiers, pour le suivi du retour en service après un congé de longue maladie. Nous souhaitions mettre en place un accompagnement psychologique important des policiers. L'expérimentation du dispositif permettant aux policiers de déposer leurs armes de service, à la fin de leur vacation, dans des casiers individuels, a été remise en cause lorsque nous avons décidé, en lien avec les organisations de police, d'autoriser les policiers à porter leur arme en raison des agressions dont ils faisaient l'objet, notamment après Magnanville. Nous avons refondu les cycles de travail, demande des professionnels de la police, en raison du niveau de stress auquel ils étaient confrontés. Ces mesures ont été négociées. Tous les psychologues ont été recrutés. La hiérarchie a été sensibilisée. En 2015, nous avons recréé la Direction de la formation de la police nationale, supprimée en 2008, et qui est redevenue une direction d'administration centrale du ministère de l'Intérieur, au même titre que la DGPN. Cette direction a mis en place des dispositifs d'accompagnement, même s'il est encore trop tôt pour avoir des résultats précis.

Ce plan ne sera efficace que s'il est suivi en permanence, que de nouvelles mesures sont prises, tenant compte de l'évolution des contraintes auxquelles les policiers sont confrontés. La lutte contre les suicides dans la police et dans la gendarmerie est un travail de longue haleine, qui en appelle à l'attention la plus grande de la hiérarchie, tant de la part du DGPN, du DGGN que du ministre lui-même. Le ministre Gérard Collomb a raison de faire de ce sujet une priorité ; c'est en travaillant sur ces questions au long cours que l'on obtiendra de véritables résultats.

Vous avez insisté sur la politique du chiffre et la pression excessive qu'elle peut faire peser sur les policiers et les gendarmes. Manuel Valls a annoncé dès juin 2012 la fin de la politique du chiffre. Le chiffre unique de la délinquance, indicateur dépourvu de pertinence statistique et de rigueur scientifique, a été abandonné. L'Inspection générale de l'administration et l'INSEE ont réfléchi à la manière dont on pouvait rendre compte de la délinquance de façon transparente et avec de véritables outils d'évaluation des statistiques. Notre réforme a abouti à la création d'un service de statistiques ministérielles, qui a intégré les statistiques de la délinquance enregistrées par les services de sécurité intérieure dans le champ labellisé de la statistique publique avec les mêmes critères d'exigence que l'ensemble des statistiques publiées. Cela permet d'avoir des outils d'évaluation et de travailler avec les policiers sur la manière de l'utiliser non pas comme un outil de pression, mais comme un outil de travail.

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