Pas du tout. Permettez-moi de vous raconter une anecdote.
Lors de l'attentat de janvier 2015, les frères Kouachi commettent leurs crimes abjects contre Charlie Hebdo. Alors que nous les cherchons, une opération est déclenchée le soir à Reims. Dans la salle du fumoir au ministère de l'intérieur où sont réunis l'ensemble des directeurs généraux du ministère, je vois des journalistes des chaînes de télévision d'information en continu à un mètre des policiers du RAID qui sont en train d'intervenir. Je suis très en colère et leur demande de m'expliquer comment cela peut être possible. Constatant qu'il y a un défaut de coordination et un manque de communication entre les services, chacun redoutant peut-être qu'un autre service que le sien n'attrape les terroristes, j'indique alors que nous ne quitterons pas ce fumoir aussi longtemps que ces derniers n'auront pas été retrouvés. Comme il y a eu ensuite les attentats de Montrouge et de l'Hyper Casher, puis le grand défilé du dimanche, nous n'avons quitté cette salle que le mardi matin, dans un grand état d'épuisement.
Lors de cet épisode humain extrêmement difficile, poignant, réunissant des hommes exerçant des responsabilités et ayant à faire des choix tactiques - fallait-il prendre le risque de retirer les forces de Dammartin-en-Goële parce qu'on nous avait indiqué que les frères Kouachi pouvaient se trouver ailleurs en région parisienne et prendre le risque de les laisser s'échapper ? -, la coordination a été exceptionnelle. La tension, l'agacement que vous avez évoqué, ont conduit à donner des instructions très fermes.
Le ministère de l'Intérieur, pour lequel j'ai un attachement sans limite compte tenu de ce que nous y avons vécu collectivement, est extraordinaire de loyauté, d'engagement et de fidélité. C'est un ministère dont la dimension humaine est exceptionnelle, mais qui ne peut pas être piloté sans coordination permanente. Si l'on ne fait pas attention aux gens, aux relations qu'ils entretiennent entre eux, si l'on ne veille pas à la coordination, alors le risque que vous évoquez est possible.
Les enseignements que je tire de mon expérience, c'est que la gestion du ministère de l'Intérieur n'est pas simplement une question de moyens ou de structure, même si j'ai été heureux de bénéficier de moyens supplémentaires. Comme dans tout ministère comprenant des individus sous tension, car ils prennent des risques et exposent leur vie, le management et la relation interpersonnelle sont fondamentaux. La relation entre la préfecture de police et la police nationale ne fonctionne que s'il existe des dispositifs de rencontre et de coordination permanents, d'équilibrage des forces, des moyens et des ressources.
Monsieur Leroy, vous dites que la police et la gendarmerie n'ont rien à faire ensemble et que la gendarmerie doit relever du ministère de la défense. Je ne le pense pas. Ces deux forces sont certes culturellement très différentes. Elles ont appartenu à des ministères différents. L'une a été amenée à intervenir sur des théâtres d'opérations extérieures, pas l'autre. Les règles d'engagement du feu, même si elles ont été harmonisées par la jurisprudence, ont longtemps été différentes. Cela étant dit, dans les périodes de crise, cette différence de culture a été un facteur extraordinaire d'efficacité, car elle a créé de l'émulation, des échanges d'expérience et de la complémentarité.
À titre d'exemple, si les modalités d'intervention du RAID, de la Brigade de recherche et d'intervention (BRI) et du Groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) ont parfois été sources de tensions, elles ont aussi donné lieu à des échanges d'expériences, à des opérations communes, à des rencontres entre les acteurs, notamment entre les patrons des trois unités, puis entre les patrons de la police nationale et ceux de la gendarmerie nationale. Des entités dotées de moyens humains ont été créées. Un schéma définit les conditions d'intervention de ces forces, notamment en cas de tuerie de masse. J'ai constaté, lors de la tragédie de Trèbes, que le schéma mis en place sur l'ensemble du territoire national a fonctionné. On a su comment les forces devaient intervenir et on est aujourd'hui en mesure d'analyser la manière dont elles sont intervenues.
Enfin, des procédures ont été mises en place pour les opérateurs d'importance vitale, pour les sites SEVESO et les sites nucléaires, mais je ne peux pas les rendre publiques ici, alors que cette séance est publique ! Les ministres compétents pourront vous donner des informations de nature à vous rassurer sur ce sujet, à huis clos.