Merci, monsieur le président.
Je suis très heureuse de vous retrouver aujourd'hui. Je vois ici d'anciens Londoniens. Je pense que, cette fois-ci, il y a moins de risque de se tromper sur le résultat des élections russes, à la différence du Brexit.
Vous avez évoqué la période préélectorale, qui est en effet très intéressante du fait des débats qu'elle génère.
Bien entendu, le président Poutine va gagner. Sont d'ailleurs écartés tous les candidats potentiellement dangereux. Alexeï Navalny est éloigné sous des prétextes judiciaires, et l'on note une tendance à s'en prendre au nouveau candidat du parti communiste, Pavel Groudinine, qui est plus populaire qu'on ne s'y attendait.
Ce dernier n'est absolument pas communiste - c'est un homme d'affaires, un capitaliste - mais il a présenté un programme très communiste. Il compte un certain nombre de soutiens, mais fait l'objet d'accusations de comptes offshore, de corruption, etc.
Certains des candidats ne feront que 1 % ou 2 %, comme Grigori Iavlinski, candidat de l'époque Gorbatchev et Eltsine, Boris Titov, candidat des hommes d'affaires, également envoyé spécial du Kremlin, ou encore Ksenia Sobtchak, la fille de l'ancien maire de Saint-Pétersbourg, ancien mentor de Vladimir Poutine.
On a pensé dans un premier temps que c'est Vladimir Poutine qui avait poussé cette dernière dans l'aventure, afin de donner l'impression d'une élection démocratique. Elle est aujourd'hui plutôt prête à se démarquer, assez critique sur l'Ukraine, la Crimée et, ouvertement, à propos de Vladimir Poutine.
Il est intéressant d'assister à des débats entre « libéraux » et « démocrates », la grande majorité de la population allant de toute façon voter pour Vladimir Poutine. Certains Russes ne connaissent en effet que lui, il est au pouvoir depuis dix-huit ans. Les années 90 et l'époque de Boris Eltsine sont présentées comme une période de chaos, un moment où les magasins étaient totalement vides. Les partisans de Vladimir Poutine, des hommes d'affaires, des membres de l'establishment qui ne sont pas uniquement ses affidés, estiment que c'est lui qui a ramené la stabilité dans ce pays. Sans lui, on aurait connu selon eux des « révolutions de couleur ».
Les « révolutions de couleur », Maïdan, les printemps arabes représentent pour les Russes le chaos où se trouvent précipités les démocraties et le reste du monde. Le seul qu'ils respectent, c'est Xi Jinping, qui pourrait poursuivre l'exercice du pouvoir au-delà de son deuxième mandat. Or les Chinois et les Russes ont actuellement tendance à s'inspirer mutuellement des pratiques les moins démocratiques. .
C'est le cas de la législation concernant les ONG que la Chine, suivant le modèle de la Russie, a adopté récemment. Des réflexions sont en cours à Moscou sur l'isolement possible de l'Internet
S'agissant de l'élection, tous les Russes disent que ce n'est pas le 18 mars qui compte, mais la suite. C'est la question que vous soulevez : s'agira-t-il d'un renouvellement ou d'un resserrement ?
Pour le moment, on assiste au renouvellement des élites. Depuis que je suis arrivée à Moscou, j'ai rencontré plusieurs vices premiers ministres et une douzaine de ministres. J'ai voyagé dans le pays, qui est le plus vaste du monde. J'ai côtoyé des gouverneurs. J'ai vu des jeunes gens dynamiques qui ne sont pas du tout idéologues et qui donnent plutôt une bonne impression.
Le principal problème de la Russie est aujourd'hui économique et tient aux réformes.
Certains se demandent s'il ne s'agit pas en fait d'une période de « stagnation stable », par référence à l'époque Brejnev. Aujourd'hui, la Russie dispose d'un PNB équivalent à celui de l'Espagne, alors que le pays bénéficie de ressources, que la population russe, trois fois plus nombreuse que la population espagnole, est extrêmement éduquée, et que ses scientifiques détiennent de fortes compétences, notamment dans le domaine spatial.
C'est en fait, le secteur des hydrocarbures qui contribue principalement au PNB du pays, dépendant du prix du baril. Ce prix était descendu à 40 dollars l'année dernière. Il est remonté depuis. Les choses vont mieux pour le moment. Le taux de croissance se situe autour de 1,5 %, le baril coûtant actuellement 64 dollars. L'économie reste cependant extrêmement fragile et beaucoup trop dépendante des hydrocarbures.
Les réformes structurelles n'ont pas été engagées, Vladimir Poutine, dit-on, ayant peur des réactions sociales et des révolutions. Lorsqu'on conduit des réformes, c'est à la marge, même si certains conseillers, comme Alexeï Koudrine, préconisent de véritables changements structurels. Le défi pour la Russie sera sa capacité à diversifier son économie et à la rendre moins dépendante.
Cependant, le secteur agroalimentaire a connu des progrès du fait des sanctions européennes. Vladimir Poutine a en effet adopté des contre-sanctions qui ont très largement visé les Français, mais aussi les Italiens. Du coup, les Russes se sont adaptés. Ils ont aujourd'hui une industrie agroalimentaire de substitution qui fonctionne plutôt bien, souvent d'ailleurs avec le savoir-faire et des investissements français.
De gros contrats ont ainsi été signés, par exemple avec Savencia, pour la fabrication de fromages.
D'autres domaines sont importants. Du discours de Vladimir Poutine du 1er mars, tout le monde a retenu les missiles supersoniques, alors que cette intervention comportait une première partie, les deux parties ayant probablement été rédigées par des rédacteurs qui ne s'étaient absolument pas consultés. Le premier doit être le réformateur Alexeï Koudrine, qui a évoqué les réformes économiques et sociales, et surtout l'économie digitale que Vladimir Poutine semble avoir découverte récemment.
Il est ainsi allé rendre visite à Yandex, qui a été fondé un an avant Google, en s'aidant des connaissances de l'Union soviétique dans ce domaine. En Russie, Yandex est totalement dominant et plus précis que Google. Les cartes sont mieux faites et les applications diversifiées et performantes. Dans ce domaine, leur capacité à se développer est grande.
Il est plus difficile de se prononcer s'agissant du système démocratique. Des propositions de réforme du système judiciaire ont été faites afin de le rendre plus indépendant et de consolider l'État de droit. Il est effectivement indispensable de lutter contre la corruption, ce qui est fait actuellement de manière arbitraire. Certains oligarques restent protégés tandis que d'autres sont visés par la justice.
L'autre point important que vous souleviez, c'est celui de la politique étrangère. Que va faire Vladimir Poutine ? Tout le monde affirme que seule celle-ci l'intéresse depuis dix-huit ans qu'il est au pouvoir.
Le problème vient du fait que sa vision du monde parait extrêmement déformée. Il semble souffrir d'un complexe obsidional évident, considérant l'Occident comme un ennemi. Il pense que le but des Occidentaux est d'empêcher la Russie de se développer. Quand on dit aux Russes qu'il s'agit d'un phantasme, ils demandent qu'on leur prouve le contraire et citent même le déploiement des forces françaises et britanniques en Lituanie.
C'est comme un retour à l'Union soviétique. J'étais en poste à Moscou il y a une trentaine d'années, au moment de la Perestroïka. La logique soviétique qui prévalait avant était : « Eux et nous ». C'était la perception que les Russes avaient du monde, et je crains qu'ils l'aient conservée.
Les Chinois ont eu pour ennemi les Américains, puis les Soviétiques, mais l'Europe constituait une « alliance de revers ». Nous n'avons jamais été ennemis, même si des difficultés sont survenues en raison de contacts au plus haut niveau avec le Dalaï-Lama. En Russie, on voit des ennemis partout dans le monde.
La Russie s'est toutefois rapprochée de la Chine ces dernières années, en grande partie pour des raisons économiques et financières, les grands projets ne pouvant plus être financés autrement en raison des sanctions américaines.
Un projet très symbolique, celui de Yamal, avec Novatek et Total, a été inauguré en décembre dernier par Vladimir Poutine. Une usine entière a été construite en trois ans sur le permafrost, ce qui n'est pas aisé. C'est une très belle réalisation, mais les banques françaises n'ont pu la financer. Ce sont donc les banques chinoises qui s'en sont chargé. Les sanctions ont ainsi permis leur entrée en Russie.
Pour autant, les Russes se sentent peu d'affinités avec les Chinois. Ils sont Européens. C'est leur culture, et ils préfèrent négocier avec nous plutôt qu'avec eux. Ils ne les comprennent pas, et les milieux d'affaire en souffrent.
Les États-Unis représentent évidemment l'ennemi. La liste des hommes d'affaires figurant dans le « rapport du Kremlin » du Congrès américain semble copiée du classement Forbes. Cependant, d'autres sanctions qui feront encore plus de mal seraient en préparation et concerneraient des personnes qui ne figurent pas nécessairement dans ledit classement. Les relations seront donc perturbées pendant très longtemps.
Pour autant, les Américains sont très présents en Russie sur le plan économique. Ils ont préservé leurs intérêts, maintenu leur présence, tout en rendant difficile pour les entreprises européennes de s'implanter en Russie.
Par ailleurs, ils conservent des relations très étroites dans certains domaines, comme le contre-terrorisme. Les responsables de la sécurité intérieure, du renseignement militaire et du service de renseignements extérieurs se seraient ainsi rendus ensemble à Washington, en dépit des sanctions. Il existe dans le domaine militaire des relations à très haut niveau - chefs d'état-major, généraux trois étoiles - essentiellement consacrées à la prévention des incidents au sens large. C'est notamment vrai pour la Syrie, où la déconfliction est quotidienne .
On est parfois trop prudent, alors que les Américains, qui sont extrêmement critiques, ont maintenu des canaux avec la Russie...
La visite du Président de la République à Moscou et Saint-Pétersbourg les 24 et 25 mai est très attendue. Il existe un « effet Macron » en Russie après l'invitation à Versailles. . Un officiel russe m'a dit que son pays s'était trompé en pensant que l'élection de Donald Trump serait favorable à la Russie et que l'élection d'Emmanuel Macron lui serait défavorable. Ils reconnaissent donc s'être trompés et l'on constate une très forte attente de leur part.
Le Président de République est en contact téléphonique très fréquent avec Vladimir Poutine, en particulier au sujet de la Syrie. Ce ne sont pas toujours des contacts très faciles, mais la Russie a accepté le vote de la résolution 24-01 et a déclaré une trêve de 5 heures par jour. Peut-être est-ce insuffisant, mais ceci manifeste leur bonne volonté, même si les forces du régime syrien continuent à frapper.
On dit que l'échec de la phase politique, à Sotchi, a à nouveau ouvert la voie aux armes. La suite va être assez difficile, mais le Président de la République maintient un contact très étroit à ce sujet.
L'autre sujet est l'Ukraine. Pour ce qui est de l'annexion de la Crimée il ne faut pas se faire d'illusions. Les Russes sont très nationalistes et cela a accru la popularité de Vladimir Poutine.
Les sanctions qui ne visent que la Crimée ne nous gênent qu'à la marge. Le plus important aujourd'hui, c'est la situation dans le Donbass. Une porte de sortie apparaît possible avec la mise en place d'une mission de maintien de la paix.
Bien évidemment, on ne renoncera pas aux sanctions parce qu'elles ne fonctionnent pas ou parce qu'elles nous affectent. Les sanctions ont toujours affecté les pays qui les ont adoptées. Cela a été le cas notamment au sujet de l'Iran.
Vladimir Poutine est-il prêt à faire un pas sur le Donbass ? Ce n'est pas impossible. On verra ce que donneront les contacts avec le Président de la République.
Cela permettrait aussi d'offrir aux Européens une perspective de levée partielle des sanctions. On a employé la formule « Small for small ». Un début d'acceptation du protocole de Minsk permettrait d'aller dans ce sens.
L'attente est forte dans le domaine économique. La plupart des chefs d'entreprise du CAC 40 - et d'autres - seront présents à Saint-Pétersbourg.
Sur le plan culturel, la mise en place du dialogue de Trianon constitue pour la société civile une idée originale qui repose sur des plateformes numériques en miroir. L'idée est de faire participer des citoyens sur un thème porteur qui peut se décliner de mille façons, celui de la ville du futur. Il serait souhaitable que ce ne soit pas les éternels spécialistes de la Russie en France et de la France en Russie qui interviennent face à face dans le cadre de tables rondes. Ceci existe en Allemagne avec le dialogue de Saint-Pétersbourg depuis environ vingt ans.
On a voulu faire autre chose. Cela donnerait la possibilité à des citoyens de Sibérie ou d'ailleurs d'intervenir sur ce sujet. Il s'agirait d'une relation un peu rénovée..
Mme Merkel a été affaiblie par le résultat des élections et la mise en place de cette coalition qui n'est pas totalement convaincante. Les relations du Royaume-Uni avec la Russie sont gelées depuis l'assassinat d'Alexandre Litvinenko. S'il est avéré que c'est la Russie qui est coupable cette fois encore dans l'affaire Skripal, ce sera fini. Les relations avec les Polonais et les pays baltes sont également dans l'impasse, et il n'y a pas tellement d'espoir avec les Américains.
La visite du Président de la République suscite donc une forte attente.
S'agissant des relations parlementaires, il n'est rien de pire que de ne pas entretenir le dialogue avec un pays, et de considérer qu'on ne se parle pas compte tenu des difficultés. Il est très important de maintenir une diplomatie parlementaire.
C'est pourquoi je me réjouis de la visite de vos homologues et de l'initiative de rapport conjoint. Le maintien du dialogue est fondamental. C'est une erreur de tout geler.
Il faut toujours se parler. C'est le principe de la diplomatie. Je ne puis donc que vous encourager dans vos démarches.