Nous sommes saisis du projet de loi autorisant la ratification de la convention multilatérale pour la mise en oeuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices, dite convention BEPS.
Cette convention, signée à Paris le 7 juin 2017 par 68 juridictions, vise à intégrer certaines dispositions figurant parmi les 14 actions du projet dit BEPS conduit par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Au 22 mars dernier, elle réunissait la signature de 78 États, dont cinq l'ont déjà ratifiée, ce qui permet son entrée en vigueur au 1er juillet 2018. Pascal Saint-Amans, directeur du centre de politique et d'administration fiscale de l'OCDE, était venu nous présenter ce texte peu de temps après sa signature.
Conduit par l'OCDE à l'initiative du G20, le projet BEPS vise à actualiser les règles du système fiscal international, afin de supprimer notamment les vides laissés par la législation en vigueur et que certains acteurs exploitent pour réduire leur niveau d'imposition.
Les recommandations du « paquet BEPS » n'abordent toutefois pas la question du régime fiscal applicable au secteur numérique. Son action 1 prévoit seulement la remise d'un rapport sur le sujet.
Le sujet est complexe et les enjeux s'avèrent cruciaux à plus d'un titre. Je m'arrêterai principalement sur deux défis majeurs.
Tout d'abord, la mise en oeuvre effective des recommandations du « paquet BEPS ». La France a déjà intégré dans son droit plusieurs dispositions, par exemple pour les déclarations d'activité pays par pays. De même, l'Union européenne a adapté son cadre juridique avec la directive contre l'évasion fiscale, dite « ATAD » (anti tax avoidance directive), du 12 juillet 2016, dont nous devons transposer les dispositions d'ici la fin de l'année.
Plusieurs recommandations du projet BEPS nécessitent la modification des conventions fiscales bilatérales. Quatre actions sur les quinze du paquet BEPS sont ainsi concernées : l'action 2 sur la neutralisation des effets des montages hybrides, l'action 6 sur l'utilisation abusive des conventions fiscales, l'action 7 sur l'utilisation artificielle du statut d'établissement stable et l'action 14 sur les mécanismes de règlement des différends. En procédant selon la méthode traditionnelle de négociation, convention par convention, de nombreuses années auraient été nécessaires pour tirer les conséquences du projet BEPS dans chaque convention. La lutte contre les phénomènes d'évitement de l'impôt en aurait été fragilisée.
C'est dans ce cadre que s'inscrit l'instrument multilatéral, signé par la France en juin 2017, dont il nous est proposé d'autoriser la ratification aujourd'hui. Cet outil inédit en matière fiscale a été prévu par l'action 15 du projet BEPS. Il permet, tout en préservant la souveraineté fiscale des États, de procéder aux modifications des conventions fiscales. Il est le fruit de plusieurs mois de travail technique puis de négociations réunissant 99 États.
La préservation de notre base d'imposition nationale et de nos recettes fiscales constitue un second défi.
Quoique multilatéral, l'instrument consacre la dimension bilatérale des relations fiscales, puisqu'il ne les remplace pas mais s'y superpose. Il s'agit en quelque sorte d'un calque à apposer sur chaque convention fiscale bilatérale, dont il modifie certaines stipulations.
Cet instrument s'inscrit donc dans les stratégies fiscales mises en oeuvre lors de la négociation de chaque convention fiscale.
Les modalités d'articulation de la convention multilatérale avec les conventions fiscales bilatérales sont complexes à trois égards. Premièrement, seules les conventions fiscales notifiées par les deux parties entrent dans le champ de l'instrument multilatéral. Deuxièmement, seules les dispositions de ces conventions effectivement visées par les deux parties sont susceptibles d'être modifiées. Troisièmement, pour être effectivement touchées par la convention multilatérale, les deux parties doivent avoir formulé des réserves ou des options qui le permettent.
Or, sur trente-neuf articles de l'instrument, seuls trois relèvent de normes minimales ne pouvant faire l'objet de réserves. Pour obtenir davantage de flexibilité et agréger le maximum de relations bilatérales entre États, c'est une convention multilatérale « à la carte » qui a été conclue, laissant une grande flexibilité aux États.
De ces principales caractéristiques, je retiendrai principalement deux points de vigilance.
D'abord, il y a un risque d'effets non anticipés. De façon générale, les changements apportés par l'instrument multilatéral au sein de chaque convention fiscale pourraient se traduire par une modification de son équilibre initial. Ce risque avait en particulier été soulevé par les États-Unis lors des travaux préparatoires.
En outre, la portée de l'instrument est susceptible d'évoluer au gré des modifications des conventions fiscales et sous l'effet des réserves et options formulées tant par la France que par ses partenaires conventionnels. Si la France a dressé une liste de quatre-vingt huit conventions fiscales qu'elle entend couvrir par l'instrument multilatéral, seule une cinquantaine d'entre elles seraient, en l'état des signatures, effectivement modifiées.
Il en résulte une double difficulté : d'abord, pour les acteurs économiques, qui pourraient davantage méconnaître l'interprétation des dispositions conventionnelles que les administrations fiscales seraient susceptibles de retenir ; ensuite, pour le Parlement, qui autorise la ratification d'un instrument qui peut être loin de son état final d'impact.
En second lieu, il y a un risque que la conception initiale de la convention multilatérale soit trop large. À l'occasion de la signature de la convention multilatérale, la France a fait part de ses réserves, options et notifications provisoires. Ces choix peuvent encore être modifiés et ne deviendront définitifs qu'à l'occasion du dépôt des instruments de ratification.
Ces choix traduisent la conception très large de la convention retenue par la France, comme Pascal Saint-Amans lui-même l'a souligné devant notre commission en juin dernier. Les réserves, qui permettent ou non l'application d'un article optionnel, ne peuvent plus, une fois rendues définitives, être modifiées que dans un sens moins restrictif.
À cet égard, la partie de la convention multilatérale concernant les établissements stables, sur laquelle la France n'a formulé aucune réserve, mérite notre attention. Elle modifie le seuil de qualification d'un établissement stable. Cependant, les conséquences qui en seront tirées pour l'attribution de profits aux nouveaux établissements stables ainsi qualifiés demeurent en négociation à l'OCDE.
Certains groupes français sont notamment inquiets en raison de l'article 14 et de la pratique du fractionnement des contrats par lots.
Il convient donc de rester vigilants, car l'absence de réserve pré-notifiée sur la qualification de l'établissement stable pourrait avoir des conséquences lourdes, tant pour les entreprises françaises, qui seraient exposées à une utilisation accrue de ces dispositions dans les pays où elles opèrent, que pour la France, dont les recettes fiscales nationales pourraient être plus ou moins réduites.
Dans ces conditions, si je vous propose d'autoriser la ratification de cette convention multilatérale, qui améliore l'application du « paquet BEPS », dans l'objectif d'une meilleure lutte contre l'évasion et la fraude fiscales, je souhaite inviter le Gouvernement à s'engager sur trois points.
En premier lieu, l'absence de consensus, à ce stade, sur les conséquences susceptibles d'être tirées des nouveaux critères de qualification d'un établissement stable doit nous conduire à envisager une position de prudence sur ces articles. Il convient de mesurer avec attention les conséquences de l'absence de réserve et d'éviter peut-être de se lier définitivement les mains sur ce sujet. La France doit utiliser la flexibilité offerte par la convention multilatérale pour privilégier une démarche certes volontariste mais aussi progressive et mesurée.
En second lieu, la sécurité juridique des acteurs économiques doit être assurée par la possibilité d'opposer à l'administration l'interprétation des dispositions des conventions fiscales telles que modifiées par l'instrument multilatéral.
Selon la direction de la législation fiscale, plusieurs documents d'information seront publiés : une fiche présentant les effets de la convention multilatérale sur chaque convention fiscale bilatérale ainsi qu'une version consolidée permettant la lecture en un document unique des dispositions conventionnelles résultant de l'articulation des deux conventions. Cependant, l'administration considère que ces documents ne relèveront pas de la doctrine fiscale et ne pourront donc pas être opposables.
J'y vois un paradoxe, car l'administration fait le choix de consolider, ce que l'OCDE ne prévoit pas, sans consacrer la valeur juridique de cette version. J'y vois également une possible source de contentieux.
En troisième lieu, il importe d'assurer une bonne information du Parlement dans le cadre de la ratification d'une convention correspondant à un instrument inédit, en particulier du fait des effets multiples et variables qu'il est susceptible d'engendrer en fonction des options et réserves qui seront réellement retenues par la France et par ses États partenaires. En conséquence, sa portée réelle nous échappe en partie au moment d'autoriser sa ratification.
Dans l'étude d'impact annexée au projet de loi, le Gouvernement indique qu'il procédera à cette information. Il vise toutefois un rapport annexé au projet de loi de finances initial qui n'est plus remis depuis 2014.
J'invite donc le Gouvernement à s'engager à remettre effectivement ce rapport à l'occasion des prochains projets de loi de finances, en le complétant pour présenter les modalités d'application de la convention multilatérale s'agissant de l'état des réserves, options et notifications formulées par la France, des conventions fiscales bilatérales couvertes et des dispositions des conventions fiscales bilatérales effectivement modifiées en fonction des réserves, options et notifications formulées par les partenaires conventionnels de la France.