Intervention de Bruno Retailleau

Réunion du 16 avril 2018 à 17h00
Intervention des forces armées françaises en syrie — Déclaration du gouvernement suivie d'un débat

Photo de Bruno RetailleauBruno Retailleau :

Monsieur le ministre, madame, monsieur les secrétaires d’État, monsieur le président de la commission – cher Christian Cambon –, mes chers collègues, le débat de ce jour relève, je crois, d’une double exigence.

La première est, bien sûr, une exigence formelle, constitutionnelle. Mais ce n’est pas la plus importante. La plus importante, pour nous, c’est l’exigence politique, l’exigence démocratique, car on n’engage pas les forces armées de la France sans en répondre devant la représentation nationale.

Je voudrais, avant d’entrer dans le vif de mon propos, formuler deux remarques.

La première pour dire le soutien le plus total que nous apportons tous à nos soldats, dont la mission est extrêmement difficile, ici comme là-bas.

La seconde pour citer Gilbert K. Chesterton dans le texte : « My country, right or wrong ». J’entends par là que le dissensus, le débat dans la démocratie, est non seulement naturel mais également indispensable, surtout lorsqu’il s’agit de choses aussi graves que celles dont nous avons à débattre aujourd’hui.

Que ce soit dans l’approbation ou dans les réserves, parce qu’il s’agit de l’engagement de la France, nous devons faire preuve d’un très grand sens des responsabilités. C’est ce que je vais tenter de faire, et ce d’autant plus que mon groupe n’est pas d’un seul tenant et qu’un certain nombre de sensibilités s’y expriment vis-à-vis des uns et vis-à-vis des autres.

De quoi devons-nous débattre, monsieur le ministre ? Certainement pas du régime de Bachar al-Assad ! J’espère en effet que, sur l’ensemble de ces travées, chacun est convaincu du caractère sanguinaire et dictatorial du régime de Damas.

Devons-nous débattre de l’usage des armes chimiques ? Pas plus ! Il est tout aussi évident, pour nous, que leur banalisation est extrêmement dangereuse.

Nous allons débattre des moyens de lutter contre cette banalisation et je vous ferai remarquer, monsieur le ministre, mes chers collègues, que ce débat autour du recours à la force n’est en rien nouveau.

C’est un débat ancien, qui a traversé, dans les démocraties occidentales, plusieurs moments – des moments parfois paroxystiques, comme en 2003. C’est un débat redoutable. C’est un débat complexe, et l’on ne saurait réduire cette complexité à une forme d’opposition simplifiée entre, d’un côté, les pro-Bachar et, de l’autre, les anti-Bachar ; entre, d’un côté, les bonnes consciences, et, de l’autre, les mauvaises ; entre, d’un côté, les sans-peur, et, de l’autre, les sans-cœur.

C’est au creux de cette complexité, à l’intérieur même de cette complexité que je veux m’exprimer, monsieur le ministre, pour vous faire part d’un certain nombre de réserves, qui sont avant tout, bien sûr, des doutes.

La première réserve a trait à la situation contextuelle de la Syrie.

Vous le savez sans doute mieux que quiconque ici, ce pays fait face à un enchevêtrement de guerres : la guerre civile, la guerre contre Daech, la guerre entre la Turquie et les Kurdes, la guerre entre le monde chiite et le monde sunnite, la guerre pour la restauration de la puissance régionale de la Russie. L’inquiétude, l’interrogation qui est la nôtre, et que j’exprime ici devant le Sénat, est la suivante : pensez-vous qu’ajouter la guerre à la guerre puisse faire avancer la paix ?

La deuxième réserve concerne l’efficacité de ce genre de frappes punitives.

Hasard de l’Histoire, s’il s’avère que l’attaque du 7 avril est bien chimique, cette date marque aussi un triste anniversaire : celui de la nuit du 7 avril 2017, où M. Trump lançait des frappes punitives contre la Syrie, en représailles, déjà, d’une utilisation présumée d’armes chimiques. Un an après, qu’advient-il ? À nouveau, le régime utilise des armes chimiques !

Là encore, on peut émettre des doutes, car il y a déjà eu des frappes, et pour quel résultat ? À l’époque, les États-Unis d’Amérique s’étaient appuyés sur le point 21 de la résolution 2118 des Nations unies, que vous avez fidèlement cité, monsieur le ministre. Mais ce paragraphe conclut à la nécessité d’un arbitrage du Conseil de sécurité sur l’usage de la force. Or, je le fais remarquer, cela n’a pas été le cas !

Nous sommes donc dubitatifs quant aux effets – seul l’avenir nous le dira –, mais aussi dubitatifs quant aux possibles contre-effets ou effets contre-productifs.

En effet, on le sait, une dictature attaquée de l’extérieur a souvent le réflexe de galvaniser ses troupes, ses alliances, tout son camp. La Turquie a-t-elle été séparée de l’axe avec Moscou après la déclaration du porte-parole du gouvernement turc ce matin ? J’en doute ! L’axe entre l’Iran et la Russie a-t-il été affaibli ? Je ne le sais pas.

Un autre effet pervers pourrait se faire sentir au regard du terrorisme. La mère de toutes les batailles, pour nous, c’est la lutte contre Daech et contre le totalitarisme islamiste. Sur ce plan, nous ne devons rien céder. Mais, là encore, surgit une interrogation : ces frappes de puissances occidentales, dont notre pays, vont-elles oui ou non nourrir la rhétorique, souvent utilisée par les terroristes, d’un Occident qui serait, décidément et définitivement, en guerre contre le monde arabo-musulman ?

Ces inquiétudes que je tente de formuler, en respectant les avis des uns et des autres, ne portent pas sur de petites choses, comprenez-le. Elles méritent à tout le moins d’être entendues, et aussi de recevoir une réponse de votre part, monsieur le ministre.

La troisième réserve, la troisième inquiétude, peut-être la plus fondamentale, porte sur le rôle de la France.

Il y a effectivement ce risque que le rôle de la France s’efface et que la voix de la France se dilue dans le fracas des tweets déconcertants de M. Trump. Ce n’est pas non plus une petite chose !

La voix de la France n’est forte que lorsqu’elle est singulière, mes chers collègues. La voix de la France n’est utile que lorsque notre pays est dans son rôle traditionnel, historique, de médiation et qu’il diffuse un message de paix. C’est cette vision, cette singularité que Dominique de Villepin avait exprimée en 2003.

Si nous ne le faisons pas, qui fera entendre, demain, la voix de la prudence, de l’indépendance, de la paix ? Qui, en Occident, sera capable de parler au monde arabe ?

Loin du Royaume-Uni, qui s’inscrit dans une tradition totalement différente, faisant sa marque du pont constant avec les États-Unis, nous avons à défendre une note profondément singulière.

Pour conclure, je citerai cette phrase d’un grand poète polonais : « Terribles sont les points faibles de la force ».

Dans votre intervention, monsieur le ministre, vous avez reconnu que la force n’est pas tout. Jusqu’à présent, ces points de fragilité ne nous ont pas conduits jusqu’à un point de non-retour, et c’est heureux.

Désormais, puisque vous êtes le ministre des affaires étrangères de la France, un chantier immense vous attend, immense pour construire la paix, immense pour bâtir une transition pacifique et inclusive. Vous ne pourrez pas le faire si nous ne sommes pas capables de parler avec les grandes puissances régionales, en particulier, vous le savez bien, avec la Russie.

Mes chers collègues, monsieur le ministre, pour la Syrie, pour l’Orient en général, que nous aimons autant que, parfois, il nous inquiète, faisons à nouveau retentir la voix singulière de la France, cette voix que tant de générations de diplomates ont su construire, avec le général de Gaulle.

C’est que la France n’est pas trop petite pour porter ce message original. Sa marque est précisément née de la disproportion entre ce qu’elle est et ce message universel que nous avons porté dans l’Histoire, partout dans le monde, et que nous pouvons continuer à porter, pour peu que nous y croyions et que nous conservions le caractère libre et indépendant de cette voix.

Monsieur le ministre, je vous fais confiance, à vous et au Gouvernement, pour le faire, car il y va, non pas de la réussite de notre pays, mais de la paix dans ces pays.

Je me souviens d’être allé en Irak en août 2014 et d’y avoir rencontré des réfugiés yézidis, shabaks, nabatéens, chrétiens. Quand mon traducteur leur expliquait que j’étais français, je voyais dans leur regard, eux qui n’auraient jamais été capables de situer la France sur une mappemonde, s’allumer une petite lumière… Preuve que la France signifiait quelque chose pour eux ! Preuve que la France était encore, à leurs yeux, un pays sur lequel ils pouvaient compter !

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