Intervention de Manuel Valls

Commission d'enquête menace terroriste après chute de l'Etat islamique — Réunion du 12 avril 2018 à 15h00
Audition de M. Manuel Valls député ancien premier ministre

Manuel Valls, député, ancien Premier ministre :

Avant de commencer, je souhaite rappeler que cela fait maintenant plus d'un an que je ne suis plus aux responsabilités. Je n'ai ainsi plus le même type d'informations.

Lorsque j'ai été nommé Ministre de l'Intérieur en mai 2012, nous avions à traiter des conséquences des attentats de Toulouse et de Montauban. Nous avons ainsi préparé, en nous appuyant notamment sur la base des travaux que François Fillon et Nicolas Sarkozy avaient laissés, la première loi antiterroriste du quinquennat de François Hollande, que j'ai présentée au Sénat fin 2012. À l'été 2012, Patrick Calvar, le nouveau Directeur central du renseignement intérieur, m'informait de la situation dans laquelle se trouvait notre pays. Une trentaine d'individus, français ou non, de confession musulmane de naissance ou convertis, jeunes, souvent avec un passé de délinquance, étaient partis en Irak et, dans une moindre mesure, en Syrie. Ce phénomène ne cessera de croître. Pour moi, l'un des éléments majeurs résumant ce que nous allons connaître par la suite a été la tentative d'attentat à Sarcelles, le 19 septembre 2012, lorsqu'une grenade a été lancée dans une épicerie casher. Je réunissais le même jour les responsables de la gendarmerie et de la police à l'École militaire. Cette tentative a été l'un des premiers actes de ce que l'on a appelé par la suite la filière Torcy-Cannes-Strasbourg. L'un des terroristes sera abattu par la police quelques jours après à Strasbourg. Le procès de cette filière s'est d'ailleurs tenu il y a quelques mois. Elle reprenait toutes les caractéristiques du terrorisme que nous avons pu constater à l'échelle nationale par la suite. Certains des membres sont partis sur les théâtres d'opération puis revenus, d'autres sont restés, certains sont des convertis, une partie s'est radicalisée très vite, d'autres sont radicalisés depuis longtemps. Toutes les typologies de djihadistes qui ont pu par la suite être établies étaient déjà présentes dans cette filière.

Au moment où la loi antiterroriste a été présentée, j'avais à disposition une étude de la police newyorkaise qui insistait sur la nécessité de s'intéresser à la fois à l'ennemi endogène et exogène. J'avais repris cette formule d'ennemi de l'extérieur et de l'intérieur à la tribune du Sénat. Nous ressentions, au ministère de l'Intérieur, l'existence d'un lien entre certains de nos compatriotes vivant en France pouvant mener des actions contre nous. Avec Joëlle Milquet, Ministre de l'Intérieur belge, j'ai pris l'initiative de lancer une discussion sur ce thème avec nos homologues européens confrontés aux mêmes phénomènes : l'Espagne, l'Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark, le Royaume-Uni. Les Belges étaient très conscients de leurs difficultés. Au Danemark, la menace terroriste était légèrement différente car il s'agissait de profils terroristes beaucoup plus proches du banditisme et de la grande criminalité que dans d'autres pays. J'ai la conviction que nous allons être confrontés pendant longtemps au phénomène du terrorisme.

Nous avons pratiquement repris toutes les recommandations du rapport Urvoas-Verchère concernant la réforme de la Direction centrale du renseignement intérieur, pour remettre en place une direction du renseignement territorial. Il fallait reconstituer les renseignements territoriaux afin de capter le bas du spectre, les signaux faibles. Cela reste un sujet essentiel. Il faut avoir conscience qu'au moins cinq ans sont nécessaires pour reconstituer un service de renseignement de qualité. Nous avons eu ce débat avec la Garde des Sceaux pour créer un véritable service de renseignement pénitentiaire, qui a été mis en place quelques années plus tard. Il s'agissait ainsi d'adapter la DST et la DCRI à la réalité de ce nouveau terrorisme qui possédait un temps d'avance et qui avait cette caractéristique d'être un terrorisme endogène.

Nous n'avions jamais connu cette situation venant de nos propres quartiers. En outre, à la différence d'autres groupes terroristes - je pense aux terrorismes kurde, arménien, basque, corse... -, où il y a toujours la possibilité de trouver un accord politique, ce n'est pas le cas ici. Malgré ces réformes, nous avons été frappés par des attentats, avec pour conséquence le vote d'un certain nombre de législations. D'ailleurs, il ne faut jamais s'interdire, grâce à l'évaluation, de faire évoluer les lois pour gagner en efficacité tout en préservant les libertés fondamentales.

Daech a en grande partie été défait sur le plan politique en Irak et en Syrie. Mais il ne faut pas avoir seulement cette réflexion politique : il ne s'agit pas d'une campagne militaire classique, comment nous avions pu en connaître autrefois. Le temps des islamistes n'est pas le nôtre. Pour eux, il s'agit certes d'une défaite, mais c'est une étape. Daech est ainsi la troisième ou quatrième phase d'une réflexion qui a commencé avec Ben Laden, voire sans doute auparavant. Ils se reconstruiront. D'ailleurs, David Thompson, dans son livre Les revenants, l'indique bien : les plus dangereux, ce ne sont pas les revenants, mais ceux qui n'ont pas pu partir. Pour Daech, il y a une victoire à avoir réussi à convaincre des milliers de personnes que l'ennemi est l'Occident.

Je suis convaincu que plusieurs milliers de combattants aguerris se sont protégés. Certains sont restés en Irak et font la guérilla, soit ils sont allés en Afghanistan, soit dans d'autres pays comme la Turquie. Cela nous interroge sur la stratégie de ce pays. Beaucoup reviennent au Maghreb, là où l'État est faible, notamment en Tunisie. Il y a tous les éléments pour déstabiliser ce pays. Des milliers de Tunisiens et de Marocains sont ainsi partis combattre pour Daech. Cela représente aussi un danger pour nous, beaucoup ayant la double nationalité française. En outre, au-delà des tensions entre Daech et Al-Qaida, il faut se souvenir que Daech est en partie constituée d'anciens cadres de l'armée irakienne de Saddam Hussein et d'Al-Qaida. Tout ceci peut se reconstituer avec des soutiens d'États comme la Syrie, l'Iran, voire la Turquie. Il n'est pas à exclure, sans être alarmiste, que les tensions actuelles fassent revenir un terrorisme d'État. Je suis plus prudent en ce qui concerne l'Iran. Israël vient, semble-t-il, de frapper les Gardiens de la Révolution en Syrie. Or, les services syriens ont la capacité de laisser passer des terroristes et de mener des attaques contre nos intérêts au Liban et dans notre pays. Enfin, la menace extérieure est toujours là, notamment en raison de la proximité avec le Maghreb.

En France, des milliers de personnes sont radicalisées. Les travaux de l'équipe de Gilles Kepel et d'Hugo Micheron, qui ne sont pas encore sortis, le montrent. Il y a, à mon avis, trois risques essentiels. La prison tout d'abord, où 1 500 détenus sont radicalisés, 500 personnes sont détenues pour terrorisme, et où il existe une certaine porosité avec l'extérieur. La prison est pour certains vécue non pas comme une peine, mais comme un projet permettant de recruter des personnes. Lorsque l'on visite une prison désormais, on est frappé par le silence, la place prise par la prière. Il y a une vraie organisation des personnes radicalisées. Il y a également une grande inquiétude de l'exécution des peines en milieu ouvert en ce qui concerne les détenus de droit commun radicalisés. En ce qui concerne les revenants, à mon sens, il faut être très attentifs aux mineurs de 12-14 ans : en effet, ils ont pris part aux combats sur place. Par ailleurs, ce serait une erreur importante de considérer les femmes comme n'étant pas en capacité de commettre un attentat. Certaines femmes revenantes détenues à Fleury-Mérogis en sont l'illustration.

Les quartiers populaires sont également un lieu sensible. L'étude d'Olivier Galland et d'Anne Muxel en est une démonstration. La raison est double : l'existence de potentiels actes terroristes, mais également l'objectif de courants intégristes de dominer la communauté musulmane du quartier.

Enfin, les universités sont l'une des conquêtes de l'islam politique. Cela ne veut pas dire que l'islam politique est égal au terrorisme. Mais entre le fait de considérer la charia comme supérieure aux lois de la République et le passage à l'acte, il y a une chaîne dont il faut examiner l'ensemble. Certes, il ne faut pas confondre les étapes, mais il faut en avoir conscience.

Ce que j'ai dit de manière interrogative parfois, c'est que nous avons un problème politique avec les fiches S. Aujourd'hui, les Français ne comprennent pas ce que sont les fichiers et qu'il s'agit d'un outil pour la police. Ainsi ne comprennent-ils pas que le terroriste de Trèbes fiché S et connu pour sa radicalisation, et que sa compagne convertie, très radicalisée, n'aient pas fait l'objet d'une surveillance, voire n'étaient pas en prison.

Cela pose le problème de la réorganisation de nos services de renseignement afin de mieux capter les signaux faibles dans les quartiers. Toutefois, le risque zéro n'existe pas. Laurence Rossignol, qui était alors ministre, avait engagé un énorme travail avec les travailleurs sociaux et les animateurs de quartiers pour les sensibiliser sur ces questions. On sort de la culture du secret pour aller vers une coopération avec les services. Le monde enseignant, les associations doivent être mobilisés autour de cette cause. Il est en effet très difficile d'infiltrer les groupes et encore plus les individus même si, dans l'Essonne, les renseignements généraux avaient à l'époque réussi à infiltrer des bandes. Or, il y a une tradition française de silo et de centralisation. Les services de renseignement sont aujourd'hui confrontés à des milliers de noms et ils n'arrivent pas à faire la différence entre le haut et le bas du spectre. Or, le bas du spectre peut s'avérer plus dangereux que le haut du spectre, ces personnes étant souvent en prison ou très fortement surveillées.

En ce qui concerne le salafisme, il faut désigner l'ennemi. J'ai été le premier à dire à la tribune du Sénat et de l'Assemblée nationale que nous étions en guerre et que c'était l'islam politique qui nous menait cette guerre. Cette désignation permet d'éviter une confusion. Il faut obliger l'islam de France à désigner lui-même l'islamisme comme adversaire de la République. Or, le rassemblement du Bourget me laisse penser que cela sera plus difficile que cela. Bien évidemment, des dispositifs existent pour fermer des sites, expulser des imams. Mais ce n'est pas seulement une bataille juridique : c'est également une bataille politique. D'ailleurs, tous les pays européens sont confrontés à ce même défi.

J'ai une conviction profonde : toutes les mesures prises depuis des années, quelles que soient les majorités, ont été faites avec une très grande responsabilité sans remettre en cause les libertés fondamentales et les valeurs de nos pays. Cela honore la France.

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