Mise à part la guerre d'Algérie, c'est la première fois que nous sommes confrontés à un tel défi car il est d'abord lié à la masse d'individus représentant un danger sur notre sol. J'ai étudié les précédents dans d'autres pays. En Irlande, il s'agissait d'une quasi guerre civile, avec des négociations, des armées secrètes, mais aussi des représentants politiques élus. Au Pays Basque espagnol - où le conflit a fait près de 800 morts en 40 ans, dont la grande majorité après l'avènement de la démocratie -, c'est la même chose.
Les événements que nous avons connus ont créé un choc. Il ne faut jamais oublier, lorsque l'on parle de terrorisme, l'impact du nombre de victimes : les morts, les blessés à vie, les familles et les proches. Ce sont des milliers de Français qui sont directement concernés par le terrorisme. Cela pèse. De manière similaire, je pense que l'on a trop sous-estimé l'impact pour nos armées du nombre de morts en Afghanistan et dans les différents conflits. C'est la raison pour laquelle j'avais créé un secrétariat d'État d'aide aux victimes car c'est une mémoire qu'il faut conserver. En Espagne, tous les ans est célébré le jour des morts du terrorisme. Cette mémoire est d'autant plus importante en France qu'il n'y aura pas de pardon ni processus de réconciliation.
Il faut revendiquer le droit à l'erreur car c'est une matière d'une grande complexité.
Pendant un temps, nous n'avons pas dit quelle était la nature de ce terrorisme par peur de stigmatiser l'islam. Mais la réalité est que ce terrorisme vient de l'islam. J'ai fait l'erreur - comme d'autres - de dire que cela n'avait rien à voir avec l'islam afin de marquer la séparation entre le terrorisme et la grande masse des musulmans qui n'ont rien à voir avec cela et qui comptent souvent parmi les victimes.
Cependant, il faut dire que cela est lié à l'islam car les terroristes salafistes et islamistes tuent au nom de l'islam, de sourates et de textes d'après le Coran, et à une absence d'explications. Il y a très peu de réactualisation de ce qu'est l'islam. C'est la raison pour laquelle il y a une bataille au sein de l'islam sur une réinterprétation du Coran. Derrière les attentats se trouvent des idéologues tuant au nom d'une certaine idée qu'ils se font de la société.
J'ai récemment participé à un colloque d'Elie Baranvi. Régis Debray y faisait l'introduction. Il partait de la figure « héroïque » du terroriste. Il est souvent dit que nous sommes en présence d'un nouveau type de terroriste nihiliste. Or ce n'est pas le cas. Outre le fait que le terroriste nihiliste marxiste-léniniste du début du XXe siècle hésitait à passer à l'acte si sa cible était accompagnée de sa famille, il savait que sa vie s'arrêtait avec sa mort. Là, nous sommes en présence de terroristes qui tuent en étant persuadés que quelque chose les attend après. Cela vous donne une force incroyable. J'ai discuté avec des surveillants de Fleury-Mérogis. Les gardiens en formation sur ces questions vous disent que vous pouvez raisonner un détenu de droit commun pour qu'il ne commette pas à nouveau d'actes répréhensibles. Dans le cas d'espèce, on est en présence de gens qui ont la force de la foi qui emporte tout dans une société où le doute existe plus que la foi.
Laurence Rossignol a fait un travail très important auprès des travailleurs sociaux. Il faut poursuivre cet effort pour lever la culture du secret, comme nous avons réussi à le faire à l'école. On ne peut plus nier le phénomène.
Nous savons que, dans l'armée, dans la police, la gendarmerie et parmi les surveillants, certains individus sont radicalisés. Certes, on a tâtonné, notamment dans ce que l'on a appelé la « déradicalisation ». On a eu l'expérience du centre de Pontourny. Je ne crois pas à la « déradicalisation ». En revanche, je crois à l'efficacité de la prévention de la radicalisation, si elle commence très tôt. Les seuls exemples de « déradicalisation » m'ont été expliqués, sans les voir de mes yeux, par les ministres de l'Intérieur saoudien et jordanien. Les moyens sont différents car ils partent du fait religieux, en expliquant par exemple que le djihad ne doit pas s'attaquer à des musulmans. C'est un processus que l'on ne peut pas transposer en France. Nous avons perdu du temps. Il y a eu des atermoiements : rappelez-vous des débats avec la Garde des Sceaux et les organisations syndicales. Je crois que l'on a dépassé ce temps. Jean-Jacques Urvoas a lancé un travail qui est poursuivi par Mme Belloubet. Le Directeur du renseignement pénitentiaire a indiqué qu'il lui fallait 5 ans pour être pleinement efficace. Les gardiens se forment, mais cela est difficile et fait peser un poids lourd sur eux, notamment en raison des contraintes de secret. Mais je pense que l'on a désormais une doctrine.
Toutefois, des moyens importants sont nécessaires. La directrice de la prison de Fleury-Mérogis, qui est une femme exceptionnelle, vous dira ce qu'elle en pense. Vous sortirez de votre entretien en vous disant qu'il y a un défi majeur pour les années à venir.
J'ai été maire pendant onze ans et je crois qu'il faut faire davantage confiance aux maires sur ces questions. On l'a fait pour la prévention de la délinquance et la sécurité. L'information doit mieux circuler. Certes, ce n'est pas facile, mais vous ne pouvez dire qu'il faut mobiliser l'Éducation nationale, le secteur social sur ces questions et tenir les édiles totalement éloignés. Après, il s'agit de trouver une méthode adaptée. Une plus grande efficacité dans ce domaine est nécessaire.
J'assume le fait d'avoir eu un discours évolutif. À l'occasion du discours prononcé après les attentats contre Charlie Hebdo et l'Hyper Casher, j'ai indiqué être contre un État d'exception. Mais, après les attentats du 13 novembre 2015, le Président de la République, sur ma proposition, a déclenché l'état d'urgence. Je me suis basé sur une note du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, laquelle avait d'ailleurs été remise le 13 novembre au matin à mon équipe. Elle mentionnait le fait que la mission Balladur avait émis des doutes sur la constitutionnalité de l'état d'urgence, d'où la proposition de modification constitutionnelle. D'ailleurs, le Président de la République pourrait être amené demain à le déclencher à nouveau si un danger imminent nécessitait des réponses exceptionnelles. De ce point de vue, je continue à regretter que nous n'ayons pas constitutionnalisé la déchéance de nationalité. Mais c'est une mesure politique.
Peut-on aller plus loin ? Des études que j'ai commandées montrent, à grands traits, qu'un tiers des Français considèrent que, quoi qu'il arrive, on ne peut pas toucher aux libertés et à la démocratie ; un tiers à un quart des Français considèrent que la démocratie n'est pas un bon système. Entre les deux, il y a environ un tiers de nos compatriotes qui hésitent. Mais si, demain nous devons faire face à des attentats massifs multi-site concernant des enfants ou des jeunes, une partie de l'opinion basculera. Ma hantise c'est que nous, républicains de droite et de gauche qui souhaitons garder la main sur la question républicaine, ne soyons plus en capacité de faire. Il faut faire attention à l'opinion publique. Le prochain attentat commis par une personne fichée S, quelle que soit la réalité, peut faire que nous soyons balayés.
Il est nécessaire de faire évoluer les fiches S, de changer leur nom, de revoir la nomenclature. Un travail doit être fait pour mieux les organiser.
Le Ministre de l'Intérieur a salué le fait que des imams étrangers sont expulsés, car ayant commis des délits ou soupçonnés de pouvoir en commettre. Je tiens à rappeler que cela se fait sous le contrôle du juge. Pour les personnes françaises, cela n'est pas possible et je rappelle que le terroriste de Trèbes était français. Cela ne sert à rien de dire que l'on va déchoir un terroriste de sa nationalité - d'ailleurs on peut déjà le faire aujourd'hui, nous avons procédé à six déchéances avec Bernard Cazeneuve. Mais cela n'a aucun sens de déchoir de sa nationalité quelqu'un qui est mort. Une vraie réflexion doit avoir lieu sur le profil de ce type d'individus.
En ce qui concerne le salafisme, je suis précautionneux par rapport à ceux qui m'opposent l'article 10 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen. Je pense que l'on peut prononcer une interdiction du salafisme. En outre, il faut également avoir à l'esprit que les Frères musulmans forment des imams. Et le jour où l'on dira que l'on ne veut plus d'imams de l'étranger - et j'y suis favorable -, il faudra savoir comment former les imams chez nous. L'idée de prononcer l'interdiction du salafisme est un acte politique et juridique. Il faut l'assoir, cela me paraît essentiel. Le salafisme prêche une rupture avec la société française et ses valeurs. Il favorise un fort repli communautaire en proposant une vision binaire du monde avec d'un côté les musulmans et de l'autre ceux qui ne le sont pas. C'est une différence avec les Frères musulmans qui s'invitent dans le débat national. Il peut faire basculer des bouts de territoires en influant dans certains secteurs urbains ou ruraux de notre pays. Les élus locaux ont connaissance de cas. À Sarcelles, il y a eu durant huit ans deux écoles salafistes, l'une déclarée, l'autre non. Les salafistes organisaient de l'aide aux devoirs. Dans les Yvelines, des incidents ont été rapportés par les enseignants. À Évry, nous avons fait fermer une association accueillant des enfants pour des activités de loisirs car ces dernières étaient à caractère salafiste. Le salafisme est une idéologie qui cible nos enfants, basée sur la haine d'Israël et sur l'antisémitisme. Il y a eu un prêche d'imams saoudiens cet été, expliquant que l'ennemi n'était pas le sionisme en Israël, mais tous les Juifs du monde entier. Cela reste leur obsession. J'espère que ces questions seront traitées avec le prince héritier. Il y a une négation de la place des femmes dans la société, de la démocratie et de l'universalité. Si les nazis étaient en train de recruter massivement dans nos quartiers, que ferions-nous ? Le nazisme n'est pas une opinion. J'ai réussi à faire interdire Dieudonné M'Bala M'Bala car ce n'était pas une opinion qu'il prônait. Ce que je demande, c'est que le sujet soit étudié, même si c'est difficile, pas simplement que l'on me dise que ce n'est pas possible...
La réunion est close à 17 h 20.