Intervention de Jean-Marie Luttringer

Commission des affaires sociales — Réunion du 16 mai 2018 à 9h00
Table ronde « formation professionnelle »

Jean-Marie Luttringer, expert en droit de la formation :

Monsieur le président, je vous remercie pour cette invitation. Je suis un expert indépendant, consultant en droit et politique de formation, anciennement directeur de la formation et de l'emploi dans une grande entreprise et professeur associé en droit du travail à l'université de Nanterre. Le regard que je porte sur cette réforme est donc principalement juridique.

Il s'agit non pas d'une réforme de tuyauterie, mais d'une réforme s'inscrivant dans le long terme et ayant pour but de bouleverser en profondeur les structures de la formation professionnelle. Il y a les intentions politiques affichées par le Président de la République et le Gouvernement, mais celles-ci doivent dorénavant être inscrites dans le marbre de la loi, ce qui est de votre responsabilité.

Je vous exposerai ma réflexion autour de trois expressions clés : droit universel ; désintermédiation ; investissement immatériel.

Tout d'abord, droit universel. Tout le monde connaît ce concept. Il signifie que toute personne, quel que soit son statut, quelle que soit sa situation, quel que soit le territoire sur lequel elle se trouve puisse disposer d'un droit opposable à un employeur ou à une collectivité publique. Il s'agit d'un droit effectif, c'est-à-dire qu'il existe des ressources pour le faire appliquer, et, le cas échéant, opposable, c'est-à-dire que, si le droit n'est pas respecté, on peut aller en justice. Le dernier droit de ce type qui a été construit était le droit opposable au logement.

Dans l'étude d'impact accompagnant la réforme, il est indiqué que le compte personnel de formation vise à l'universalité, mais il s'agit de savoir comment cette universalité peut s'appliquer concrètement.

D'abord, dans la mention d'un CEP pour tous les actifs occupés, qu'entend-on par actifs occupés ? Il y a évidemment les salariés titulaires d'un contrat de travail, mais un demandeur d'emploi peut aussi être considéré comme un actif occupé. Il y a également les 4 millions de travailleurs non salariés, mais est-ce que le droit opposable a le même sens pour eux ou pour les fonctionnaires ? Il est dit que ce droit s'arrête en principe à la retraite, mais il est dit également que l'abondement d'un compte personnel de formation au titre d'activités bénévoles peut continuer après. S'agissant d'un travailleur indépendant ou d'un d'autoentrepreneur qui continue à travailler après la retraite, que devient son compte ? Est-il fermé ?

Il y a donc une première problématique, liée à la définition même du public concerné par ce droit universel. Le débat parlementaire devra clarifier cette question.

Pour que ce droit universel soit effectif, il faut des ressources, des moyens. Pour les salariés du secteur privé, il y a effectivité à partir du moment où le CPF est alimenté à hauteur de 500 euros par an, le plafond de 5 000 euros étant atteint au bout de 10 ans. Si le salarié utilise régulièrement son CPF, il pourra avoir bénéficié de l'équivalent de 20 000 euros pour une carrière de 40 ans.

La question est de savoir ce que cette ressource permet d'acheter. À l'évidence, elle ne sera pas suffisante. Le Gouvernement table donc sur des abondements, dont certains auront un caractère obligatoire et d'autres un caractère aléatoire. Il me semble qu'il y a un non-dit dans cette construction : très logiquement, on ira vers du co-investissement, c'est-à-dire une contribution beaucoup plus importante des ménages au financement de leur propre formation. Aujourd'hui, en France, cette contribution s'élève à 1,5 milliard d'euros, contre 15 ou 16 milliards en Allemagne. La question est de savoir si cette augmentation de l'effort demandé aux ménages sera compatible avec l'objectif d'égalité d'accès à la formation

En résumé, je dirai que le régime juridique de ce droit universel mérite d'être précisé, mais je trouve l'intention tout à fait louable.

La deuxième expression clé est la désintermédiation. L'objectif stratégique et politique affiché par le Gouvernement et par le Président de la République, à l'occasion de sa campagne, est de diminuer l'intervention des partenaires sociaux dans la gestion du système de la formation professionnelle.

Toute personne disposera d'un compte monétisé géré par la Caisse des dépôts et consignation. Cette « vieille dame » aura donc à gérer environ 40 millions de comptes. Elle assurera une mission de prestation de service de financement, mais également une mission d'information. Si on la met en relation avec France compétences et avec l'Urssaf, on obtient un triangle d'or d'institutions publiques ou parapubliques, qui vont assurer, sous la responsabilité de l'État stratège, la régulation du système. Les partenaires sociaux, par l'intermédiaire notamment des OPCA, sont rétrogradés, si je puis dire, au rang d'opérateurs de compétences qui devront justifier de la pertinence de leurs interventions.

Une nouvelle donne, un nouveau contexte est donc en train de se mettre en place. Mais si l'intermédiation financière est renvoyée à l'État, quid du lien entre le demandeur de de formation et le prestataire de formation ? La formation n'est pas un produit sur étagère que l'on achète. Elle suppose un projet, une réflexion préalable, ce qui pose la question de la fonction d'accompagnement et de conseil, qui sera déterminante. Celle-ci devra donc être pourvue de véritables moyens et confiée à de véritables professionnels, faute de quoi la réforme sera un échec.

Historiquement, le modèle d'intermédiation actuel a été construit en 1971 avec la loi dite Chaban-Delors, dans le cadre du projet de « Nouvelle société ». Un clin d'oeil lui est adressé dans l'exposé des motifs, alors que la philosophie de cette Nouvelle société était justement l'inverse du mouvement qui se prépare. À l'époque, l'enjeu était de donner plus de marges de manoeuvre aux partenaires sociaux ; aujourd'hui, l'État veut reprendre la main. Cela ne signifie pas du tout que le dialogue social et les partenaires sociaux n'ont pas un rôle à jouer, mais ce rôle est délocalisé de la structure nationale interprofessionnelle vers la branche et l'entreprise. C'en est fini de l'exception française en la matière, à condition que le pari de la restructuration des branches réussisse pour passer de 500 champs conventionnels à une cinquantaine ou une centaine, avec une capacité d'action très forte. Le sujet ne concerne pas directement la formation, mais il aura un impact déterminant sur la réussite de la réforme. Si le pari de la « remusculation » des branches n'est pas tenu, il y a un risque d'échec pour la nouvelle régulation de la formation professionnelle que les pouvoirs publics appellent de leurs voeux.

Enfin, la troisième expression clé est l'investissement immatériel. On dit aux entreprises : vous devez investir, mais dans un domaine immatériel. Le retour sur investissements pour le chef d'entreprise n'est déjà pas évident. Mais on ajoute pour les actifs : vous devrez vous aussi investir pour le développement de votre propre compétence. Il faut donc prévoir une fiscalité incitative pour la contribution des ménages.

Il s'agit aussi de créer de l'appétence pour la formation chez les actifs. À l'époque où j'étais directeur de l'emploi et de la formation à la CDC, on m'avait chargé d'une mission de prospective sur le marché pour l'épargne formation. Nous avions donc créé un groupe de travail en partenariat avec l'OCDE, lequel avait commandé une étude d'opinion à la Sofrès. Il en était ressorti que l'arbitrage des dépenses des ménages s'effectuait le plus souvent au détriment des actions de formation et de développement des qualifications lorsqu'elles étaient mises en concurrence avec les loisirs ou l'équipement. C'est donc un véritable pari culturel que de vouloir changer les mentalités françaises en la matière. Pour ma part, je pense que nous pourrons y arriver sur le long terme si nous nous en donnons les moyens.

Au total, je trouve que les intentions politiques de cette réforme sont assez largement en adéquation avec les évolutions générales de la société, laquelle tend vers la personnalisation et l'individualisation. Les moyens juridiques proposés me paraissent tout à fait pertinents, mais l'économie générale du dispositif repose sur des paris importants qui méritent d'être abordés avec précaution.

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